01/03/2014
Faire société (3)
Dans l’interview qu’elle nous a accordée pour le prochain numéro de Commencements, l’économiste américaine Juliet Schor expose que travailler plus pour consommer plus conduit, entre autres choses, à accélérer la ruine de l’écosystème terrestre. Ceci est difficilement contestable: les rééditions depuis 1972 du célèbre rapport Meadows sur les limites physiques de la croissance ne disent pas autre chose. De ce seul point de vue, il convient donc, selon Juliet Schor, de faire le choix de travailler moins. Cette position logique au possible en surprendra plus d’un et surtout ceux pour qui la «valeur travail» n’est pas discutable: elle relèverait de la transcendance pour ne pas dire de l’absolu. Pour moi, elle fait partie de ces causes entendues que l’on ferait bien de réexaminer. On cite souvent la phrase de saint Paul: «Que celui qui ne travaille pas ne mange pas!» C’est oublier qu’à l’époque de l'Epître aux Thessaloniciens, en raison de la faible productivité, le premier esclavage était celui des besoins quotidiens à satisfaire et que l’empreinte écologique de l’humanité était nulle. Aujourd’hui, la question se pose-t-elle de la même façon ?
L’apôtre faisait référence à la nécessaire et équitable contribution de chacun à la vie de la communauté à laquelle il appartient et non à ce que le travail est devenu pour nous: une organisation sociale singulière, une subordination et une marchandisation du temps personnel afin de s’approprier des biens. En outre, ce que nous appelons «travail» renvoie le plus souvent au fait de s’enfermer un certain nombre d’heures dans un bureau, un atelier ou une machine, derrière une caisse ou un écran, au service d’un patron qui, en échange, aura la bienveillance de nous rémunérer afin que nous puissions acheter, entre autres choses, celles qu’il vend. Ce système a permis de construire des entités économiques colossales aux finalités ambiguës et dont le poids et l'influence dépassent ceux des Etats. Y être recruté est comme s'enrôler au service d'une grande puissance, mercenaire que seule intéresse la solde. Curieusement d’ailleurs, l’école, l’armée et l’usine ont toutes les apparences de la consanguinité: l’être humain se retrouve en un lieu où il renonce à sa liberté et se place sous l’autorité d’un maître. Ces trois institutions, faut-il croire, avaient la même fonction ou, en tout cas, reflétaient une même idée du seul rapport que l’individu doit avoir avec la société: la soumission. Mais, sans revenir sur les rouages multiples que cette soumission fait tourner, travailler aujourd'hui constitue-t-il une contribution franche et positive à notre société ? Et, dans un pareil contexte, travailler constitue-t-il une contribution franche et positive à notre bonheur ? Regardez les visages de ceux qui se rendent à leur travail, le matin, dans le métro parisien. Tendez l’oreille, comme je le fais parfois, aux quelques conversations. Cela rejoint une autre des considérations de notre économiste américaine: travailler plus pour consommer plus, quand on n’est pas dans la misère, c’est mettre l’accent non sur l’essence de la vie mais sur la possession et l’usage de biens matériels comme moyens de production de soi. C’est s’engager dans un échange qui, pour beaucoup d’entre nous, a pris au fil des ans la tournure d’une escroquerie: du temps de vie dévoré de stress et d’ennui contre plus de ceci ou de cela.
Si le travail est une valeur en soi, c’est quand il représente une contribution à la société dont on est membre. Que nous disent Juliet Schor et les nouveaux économistes américains à ce sujet ? (1) Que vendre moins de son temps de vie permet de se réinvestir dans le lien social et dans la production de biens communs. L’opposé du «travail» n’est donc pas l’oisiveté ou la stérilité. On pourrait même dire que la vie de nos sociétés a pâti à la fois de la place envahissante du travail et de la consommation égoïste qu’il engendre en permettant de la financer. Encore une fois les raisonnements binaires nous manipuleraient. C’est là que je rejoins le thème de mes trois chroniques: faire société. Faire société n’est pas seulement, ni même substantiellement, une façon de frayer avec ses semblables autour d’un apéritif, d’une soirée de télévision, d’un meeting politique ou d’une bouffe. Faire société, c’est être co-créateurs et co-producteurs de richesses qui appartiendront indivisément à tous. C’est, entre la sphère publique et la sphère privée, redonner de l’espace à celle des «biens communs».
Certains phénomènes - parmi lesquels on pourra en juger d’anecdotiques - révèlent au moins une chose: notre aspiration à réinvestir ce domaine. Je n’en donnerai que deux exemple, mais ils abondent. Je pense en tout premier lieu aux «Incroyables comestibles». Il s’agit, gratuitement, de cultiver des légumes ou des fleurs comestibles sur des lopins de terre à l’abandon ou dans un coin de son jardin, et de laisser la récolte à qui a besoin d’enrichir son ordinaire. Parti d’une bourgade britannique (2) où une poignée de citoyens se posait des questions sur la paupérisation croissante, ce geste modeste et symbolique est en passe de devenir un mouvement mondial. Entré en France par un village d’Alsace (3) les Incroyables comestibles séduisent de plus en plus de gens. Qu’y trouvent-ils ? Pour faire court, je dirai: un échappatoire à la «dissociété» (4). Cultiver ces «incroyables comestibles», c’est une occasion de «faire ensemble» en dehors de toute compétition. Face à la doxa écrasante de l’économie marchande, c’est afficher la valeur et le bonheur si simple du don. C’est, tout en produisant des biens qui aideront les plus pauvres, sortir tout le monde de son quant à soi afin d’expérimenter qu’on peut ensemble produire aussi des richesses non matérielles qui contribuent d’autant plus à sauver une part de bonheur que les conditions de vie redeviennent plus rudes. Et c'est aussi, pour une espèce de plus en plus hors-sol, retrouver un contact avec la terre nourricière. Voilà ce que dit pour moi le succès des Incroyables comestibles. A l’autre bout de l’échelle, mon deuxième exemple - sur lequel je n'aurai pas besoin de m'étendre - est l’encyclopédie en ligne Wikipédia dont les millions d’articles dans une centaine de langues résultent d’une production aussi bénévole qu’anonyme. Aucune rémunération, fût-elle au niveau de l’égo: vous allez dire après cela que les êtres humains entrent dans la définition réductrice «d’agents économiques égoïstes» ? Ne sommes-nous pas mieux qu’égoïstes et largement plus que des agents économiques ? Je dirai plutôt que, par contamination idéologique, nous souffrons surtout du refoulement culturel d’une part fondamentale de nos pulsions naturelles.
Les besoins ne manquent pas que l’organisation actuelle de notre société ne lui permet pas et lui permettra de moins en moins de satisfaire. Ces besoins sont multiples: ils vont de la simple subsistance au sens de la vie. Travailler plus pour gagner plus et consommer plus est un fourvoiement. Sans doute, si on parie sur le bon scénario d’avenir, celui de la métamorphose choisie de nos sociétés, allons-nous plutôt vers une vie pluridimensionnelle où, pour répondre plus judicieusement à l’ensemble de nos besoins, nous combinerons le travail vendu, la "prosommation" (5) personnelle et la production collective de biens communs. Sur cette dernière voie, on ne saurait omettre d’évoquer le rôle de frein ou au contraire d’encouragement que joueront nos institutions politiques et ceux qui les occupent. Au coeur de l’évolution se trouve la place de notre liberté. Bientôt, ce seront en France les élections municipales: je n’en attendrai pas grand chose si nous élisons des hommes et des femmes qui, une fois en poste, jugeront qu’ils nous rendront des comptes au prochain scrutin et que, d’ici là, ce que nous avons de mieux à faire est de leur laisser le champ libre. Tout au contraire, un élu qui a compris les enjeux de l’époque doit se retenir de trop exercer son pouvoir afin de laisser à ses concitoyens celui d’ouvrir l’espace des biens communs. Ce serait l'application du principe de Jacotot à la démocratie.
(1) Par exemple aussi Robert Costanza.
(2) Todmorden dans le Yorkshire.
(3) Fréland, près de Colmar.
(4) Cf. le livre éponyme de Jacques Généreux.
(5) Production par soi-même en vue de la consommation par soi-même. Terme forgé par Alvin Toffler.
22/02/2014
Faire société (2)
Nous pouvons aujourd’hui vivre au sein de la société sans nous impliquer dans celle-ci. Du coup, nous ne sommes plus que les colocataires vaguement parasitaires d’un monde qui appartient à d’autres. On peut nous en expulser et, à tout le moins, en modifier l’aménagement sans notre aval. Pauvre illusion, reconnaissez-le, que le périodique bulletin de vote! Et - alternative pour faire prévaloir nos valeurs - lent et incertain parcours que celui du «consomm’acteur» responsable! Certes, l’argent que nous dépensons semble avoir dans ce monde plus de poids que les institutions démocratiques et, au milieu de notre impuissance politique, c’est un levier précieux. Récemment, par exemple, comme les consommateurs privilégient de plus en plus les oeufs bio, un éleveur industriel a renoncé à son projet d’usine à poulets. Réjouissons-nous, mais méfions-nous aussi des victoires à la Pyrrhus: rien de tel qu’une gifle pour réveiller l’agressivité. Vous n’imaginez pas que les lobbies vont rester inactifs devant cette défaite qui, si l’on n’y met bon ordre, pourrait en présager d’autres ? Quelle sera leur réplique ? Obtenir, d’une manière ou d’une autre, une traçabilité réduite voire nulle des produits alimentaires ? Faire interdire la mention de provenance ou encore inciter à la dégradation des normes qui définissent le «bio» ? Je retournerai la phrase célèbre: ce n’est pas parce qu’on a gagné une bataille qu’on a gagné la guerre. Quoique nous expérimentions, nous ne pouvons pas nous dérober à un engagement de nature politique.
Notre première faiblesse est que nous sommes devenus des tribus diffuses et hors sol. Alors, la priorité me semble être de refaire société où nous sommes et avec ceux qui nous entourent, sur le territoire où nous vivons. Agissons sur nos prétendus représentants politiques, mais aussi recherchons, concevons et mettons en oeuvre d’autres systèmes que nous pourrons faire vivre nous-mêmes et qu’une règlementation liberticide ne pourra pas balayer facilement. Intensifions par exemple, en les contractualisant, les liens économiques de proximité. Sauf à accepter la servitude, nous ne pouvons tourner le dos à un activisme collectif enraciné, tenace et vigoureux. Le concept de l’égoïsme salutaire, celui de «l’agent économique rationnel sur un marché parfait» qui veut, au fond, nous faire croire au remplacement avantageux d’un pouvoir arbitraire par des ajustements mécaniques, est la plus grande escroquerie intellectuelle de notre époque: ce n’est que le loup qui a revêtu une peau d’agneau pour que le troupeau se laisse paisiblement égorger.
La solidarité permet de mieux traverser, à plusieurs que seuls, les aléas de l’existence, de satisfaire les besoins de nourriture et de protection d’une population et de repousser les tentatives d’asservissement. Issue d’un lien de sang, d’une tribu, d’un territoire occupé en commun, elle évolue et se diversifie avec la société. Elle pourra résulter de l’appartenance à une communauté professionnelle, philosophique ou religieuse ou de l’adhésion à une organisation. Avec les régimes démocratiques et les lois sociales, l'Etat en deviendra le grand organisateur. Un système étendu, imposé et réglé par la loi est certes plus solide et il lisse mieux les inégalités de destin que mille petits systèmes locaux ou corporatistes. Mais être solidaire d’un seul point de vue comptable, et au surplus de personnes qu’on ne connaît pas, est aussi, par la perte du sentiment d'appartenance, de l’affectio societatis, la première incitation à l'individualisme. On regarde un jour les retenues sur notre feuille de paie, le peu que nous procure peut-être en échange ce système, et on constate qu’il bénéficie davantage à des gens qu’on ne connaît ni d’Eve ni d’Adam. On est prêt dès lors à entendre les sirènes des régimes de capitalisation où il n'y a plus de solidarité ou de communauté mais seulement des individus, et où les écarts ne sont plus corrigés ou même mitigés. Voyez les attaques européennes contre notre sécurité sociale et l’écoute qu’elles recueillent de la part de ceux qui tirent encore leur épingle du jeu et pensent qu’il en sera toujours ainsi pour eux. Ce rejet des systèmes de répartition engendre pourtant un effet secondaire redoutable: il vient accroître la force de frappe des financiers dont on a pu constater les basses oeuvres. On s’étonnera un jour, comme maints salariés américains, d’être licenciés par un fonds de pension auquel nous avons confié notre épargne de retraite. Et on s’étonnera que, malgré les cataclysmes successifs, la finance ait encore accru son pouvoir sur nous et sur le monde, et que les bulles destructrices ne cessent de renaître et d’éclater.
Il nous faut parer au plus pressé. Perspective impensable pour la génération des Trente glorieuses - la mienne - la misère et la précarité ont refait irruption dans nos pays. En Allemagne, par exemple, un travail honnête ne suffit plus à laisser la pauvreté à la porte. A Paris intra muros, un jeune célibataire salarié au SMIC, une fois qu’il a payé le loyer de ses 30 m2, n’a plus grand chose sur son compte en banque. S’agissant de l’horizon de nos enfants, c’est encore plus misérable. La visibilité de l’emploi et des revenus est, pour ceux qui ne bénéficient pas d‘une rente de situation due à la fortune ou à la position familiales, on ne peut plus opaque. Comment, dans ces conditions, s’engager, c’est-à-dire s’établir dans un lieu où faire société, fonder une famille ? On nous dira peut-être que, jadis, c’était bien pire. Sans doute, mais bon an mal an les communautés locales ou de métier étaient là, et, un jour, l’Etat en a pris le relais. Or, l’Etat, qui s’affaiblit sous le poids d’une dette qu’on n’imagine même pas rembourser un jour et qui plie l’échine devant les technocrates issus de Goldman Sachs, alimentera de moins en moins les amortisseurs sociaux. Allons-nous - nous, gens de ma génération - regarder, passifs, s’installer cet avenir crépusculaire ? Le lucide Armand Braun qui a vu venir depuis longtemps ces lendemains qui déchantent, plaide auprès des gouvernements successifs la promulgation d’un statut pour des «associations de solidarité familiale». Reconstruire une mutualité inter-générationnelle pour amortir les bouleversements à venir fait partie des projets que nous pouvons nourrir.
Parer au plus pressé, c’est aussi voir les fragilités de notre système d’approvisionnement et en anticiper les ratées. Notre alimentation parcourt des distances extravagantes avant d’arriver dans nos assiettes. La gestion des approvisionnements se fait à flux tendu. Une grande ville aujourd’hui n’a guère que trois jours d’alimentation devant elle. S’il y a rupture à un quelconque point de la chaîne, la panique et les émeutes exploseront avant qu’on ait eu le temps de comprendre ce qui se passe. Compte tenu des aléas climatiques, de la spéculation qui a découvert les produits alimentaires, des difficultés économiques qui peuvent atteindre tel ou tel acteur de la filière et aussi des conflits régionaux qui se multiplient, évoquer cette nouvelle précarité n’est pas une manière de se faire peur. Le danger est réel. Comment anticiper ? Evidemment, en rapprochant la production de la consommation: se prendre par la main, encourager à l'entour et au sein des villes les cultures vivrières, les AMAP, le maraîchage de proximité, le jardinage individuel ou collectif. Mais aussi - et on retrouve là l’inévitable engagement citoyen - protéger les meilleures terres de leur stérilisation par le bétonnage et l’agriculture industrielle.
(à suivre)
15:35 | Lien permanent | Commentaires (1)
16/02/2014
Faire société (1)
La capacité de faire société dépend, certes, du tempérament et de l’histoire de chacun. Mais notre aptitude à faire lien avec nos semblables n'est pas seulement tributaire de caractères individuels, qu’ils soient innés ou acquis: elle résulte aussi des histoires collectives qu’on se raconte - ou qu’on ne se raconte pas - au sein d’une population. C’est une antienne que de dire de nos grandes villes qu’elles sont des lieux de solitude et d’indifférence et qu’on n’y connaît pas ses voisins de palier. Pire, tout le monde vous le dira: s’il y a une agression dans le métro, les passagers se figent dans leur absence. Ce dernier phénomène, quand on l’évoque, nous horrifie et nous tombons si vite dans le jugement que nous ne prenons pas le temps d’essayer de le comprendre. Que nous dit le jugement ? Que les gens sont lâches alors qu’ils seraient plus qu’assez nombreux pour maîtriser l’agresseur. Ne voyez-vous pas qu’avec cette remarque sur le nombre on met le doigt sur le problème sous-jacent? Agir collectivement nécessite des réflexes communs, des réflexes sur lesquels, quand on s’engage dans une intervention hasardeuse, on puisse compter. Or, aujourd’hui, si je me risque à interpeler l’agresseur ou si je m’avance vers lui, je ne sais pas dans quelle mesure d’autres m’épauleront, fût-ce de la voix. Quand on parle de lien social, il ne s’agit pas d’un mol sentiment de bienveillance envers notre voisinage. Il s’agit de la capacité d’agir ensemble.
Quand vous flânez devant les terrasses de café ou voyagez dans les transports en commun, regardez autour de vous. Qu’y a-t-il de plus banal et universel aujourd’hui que tous ces gens, chacun enfermé dans sa bulle, écouteurs sur les oreilles et oeil fixé sur l’écran d’un smartphone ? L’ami Hervé Gouil parle de ces outils «qui rapprochent ceux qui sont éloignés et éloignent ceux qui sont proches». Serait-ce que nous avons moins de mal à être en relation avec ceux qui sont loin de nous qu’avec ceux qui sont tout près ? Que, dès qu’il y a «les autres», faute de codes partagés, nous ne savons plus que faire de notre regard ? Serait-ce que, à l’image de la famille qui, de pluri-générationnelle, est devenue mono-cellulaire, nous ne supportons plus de fréquenter que nos happy few, la poignée de personnes que nous connaissons de près? Soulèvent pour moi les mêmes questions les communautés virtuelles, les pétitions en ligne, les «friends» de Facebook. Il paraît que, sur les sites de rencontre, le nombre de ceux qui ne se décident pas à accepter ne serait-ce qu’un café «IRL» (in real life: dans la vraie vie) n’est pas négligeable: les rencontres et les amours virtuelles ne risquent pas de remettre en question notre quotidien et, par dessus tout, notre rapport à nous-même. Mais il en est de même d’autres engagements qu’amoureux. Combien, derrière son écran, a-t-on l’impression d’exister, d’être influent et soutenu dans la Facebooksphère! Or, si l’on excepte la satisfaction de se conforter dans ses opinions avec une poignée de lecteurs qui nous ressemblent, quelle est l’influence réelle de celle-ci sur le monde ? Ne soulage-t-elle pas à bon compte, sans grand risque, nos colères et nos frustrations, nos idéaux bafoués, nos sentiments d’injustice ? Ne contribue-t-elle pas finalement, par l’exutoire qu’elle propose, à nous amollir ? Discussions de café du commerce qui donnent l’impression de rayonner sur le monde entier et dont l’illusion nous comble...
Je me souviens de ma déception et plus encore de ma surprise lorsque, sur un sujet qui m’est cher et qui agite périodiquement les vagues virtuelles - la liberté des semences - j’ai décidé de me joindre aux manifestations. Le rendez-vous était devant l’Assemblée nationale où, dans le courant de l’après-midi, les députés légifèreraient sur la question. Je m’attendais à une foule de quelques milliers de personnes, tant l’enjeu était important, et, ayant bien essuyé mes lunettes, j’ai fini par trouver un groupe qui en comptait au mieux une centaine. Faut-il alors s’étonner que de telles règlementations soient votées sans que les parlementaires se posent la moindre question ? Les opposants de la rue, dont je salue la ténacité, ne font hélas! que montrer leur faiblesse. Si vous regardez les évènements qui ont eu raison des lois iniques au cours de l’histoire des hommes, agir était alors bien autre chose. Serait-ce que nous manquerions de conviction dans les causes que nous prétendons soutenir ? Sans doute est-ce en partie cela, mais une autre explication me semble tenir aux effets lénifiants de notre mode de vie. Jadis, la vie était rude, les métiers étaient rudes et ils forgeaient des hommes rudes. Sans cette vie-là, sans ces métiers-là, sans ces hommes-là, point de Germinal! Aujourd’hui, face à l’oppression, on pianote sur son iPhone tout en continuant de regarder «Qui veut gagner des milliards ?» à la télévision. «Du pain et des jeux»: la vieille phrase romaine est toujours aussi pertinente. Du pain: tant que l’estomac de la foule ne criera pas famine, la révolte sera privée d’énergie. Des jeux: en occupant le «temps de cerveau disponible», on écarte le risque des réflexions corrosives, et en remplissant de divertissements le temps libre des citoyens on évite les conciliabules qui pourraient tourner en conjurations.
Notre société d’individus connectés, mais sans liens vigoureux dans l’ici et le maintenant, produit le confort relationnel et son pendant: la pusillanimité. La "dissociété" qu'analyse Jacques Généreux n'est pas seulement le fruit des agressions extérieures, elle résulte d'une dissolution intérieure dont nous sommes les complices. Faire vraiment société, c’est se frotter à ce que l’humain a d’épais, de rugueux, parfois de menaçant. C’est se confronter. C’est d’autant moins vivable qu’on y a été peu préparé, qu’on n’en a pas reçu le mode d’emploi et que, au surplus, les voies d’évitement, qui nous laissent l’illusion d’un agir collectif, sont nombreuses et variées.
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