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16/11/2020

La dette (suite de ma chronique du 31 octobre 2020)

 

 

 

Brefs mémoires d’un naïf

 

Je ne suis pas d’un naturel envieux. A cela je n’ai aucun mérite. Peut-être ai-je reçu de ma famille en qualité suffisante cet amour inconditionnel qui protège de bien des dérives. Peut-être ai-je aussi aimé, sans la moindre réticence, simplement parce qu’ils m’aimaient, ceux de mes anciens que j’ai connus, qui vivaient modestement. Je le dis parce qu’à l’inverse, j’ai connu des personnes qui avaient honte de leurs origines et je ne parle pas ici de vices ou de délinquance mais seulement de pauvreté. Les miens vivaient modestement, mais ils vivaient surtout dignement, avec dirais-je un stoïcisme souriant qui les rendait respectables quel que fût le barreau de l’échelle sociale sur lequel ils se tenaient, et sans cette tentation aujourd’hui si répandue de se victimiser.

 

Cependant, le désintérêt que j’ai pour la comparaison, cette indifférence à la richesse des autres qui ne m’a jamais empêché d’être heureux, tout cela m’a longtemps aveuglé. Après tout, me disais-je, du moment qu’ils ne me spolient pas de ce que j’ai, ils peuvent bien avoir des avions, des yachts, des grosses voitures et boire du champagne à tous les repas, qu’est-ce que cela peut bien me faire! Je payais mes impôts, persuadé alors que le système fiscal contribuait à une sorte d’équité, sans me demander encore si je n’en payais pas un peu trop parce que certains auraient dû en payer un peu plus.

 

Je n’étais indigné que par les exactions et les destructions dont, pour s’enrichir, se rendaient coupables des personnes ou des organisations. L’injustice de l’inégalité, je la ressentais à travers ses victimes et tout au long de l’histoire des luttes sociales, mais jamais dans ma situation personnelle. J’étais en outre persuadé que la guerre des classes était dépassée, que l’on pouvait améliorer le monde en veillant simplement au partage équitable de la valeur ajoutée que créait la combinaison intelligente du capital et du travail, et que l’on était sur cette voie. Jusque dans les années 90, alors que je fréquentais des cercles de réflexion qu’imprégnaient les idées généreuses du management participatif, de l’organisation apprenante, de l’entreprise humaniste créatrice de valeur partagée, je n’ai pas vu le système qui se mettait en place et qui, en définitive, quand on regarde l’histoire, n’a rien que de naturel depuis la nuit des temps. C’est l’expression du darwinisme revu et corrigé par Herbert Spencer.

 

Le réveil

 

Ce que, dans la naïveté de mes bons sentiments, j’ai mis longtemps à voir, est qu’au delà de la notion d’injustice, l’accumulation de richesse nourrit l’accumulation de pouvoir qui, à partir d’un certain degré, produit deux phénomènes: la folie du « jamais assez » qu’un Carlos Ghosn illustre à sa manière, et la prétention démiurgique dont Soros et Gates nous donnent l’effrayant exemple. Alors que je me berçais des utopies que j’ai évoquées, je n’ai pas vu que l’histoire était en train de changer de cours, que la guerre des classes restait d’actualité pour les plus riches qui avaient mis en place ce qu’il fallait pour la gagner. Sur ce sujet, j’ai déjà cité la déclaration sans fard du milliardaire Warren Buffet (1). Des mains des entrepreneurs, les compagnies sont ainsi passées à celles des capitalistes qui ont nommé des hommes-liges à qui ils ont donné pour objectif exclusif la valeur pour l’actionnaire, en les récompensant sur ce seul critère mais grassement. Les exigences des salariés, qu’avait encouragées le plein emploi, furent calmées par la pratique systématique des délocalisations et le chômage réapparut. Les rêves de formes d’organisation participatives assorties d’un meilleur partage de la valeur ajoutée furent relégués au placard des billevesées. Ce fut une évolution culturelle que j’ai personnellement observée rien qu’à entendre le discours de certains cadres. Les Etats, quant à eux, après avoir contribué au welfare state avec les politiques fiscales que l’on imagine, se sont trouvés face à des corporations parfois plus puissantes qu’eux, qui, au surplus, ont su placer leurs influenceurs aux plus hauts niveaux des instances nationales et internationales. A l’horizon se profilait le dessein aujourd’hui évident: que les gueux coûtent le moins cher possible et que le capital devienne le gestionnaire de la planète.

 


Ce qui ces jours-ci m’interroge, c’est le revirement économique de notre Gouvernement. Néo-libéral, l’on a vu rapidement et sans surprise que, pour lui, le soin du peuple coûte un pognon de dingue. Les largesses sont allées aux grandes entreprises et aux grosses fortunes. Celles-ci, d’ailleurs, on considérablement augmenté en quelques années, y compris pendant la « pandémie ». Après avoir étouffé dans les conditions que l’on sait les revendications des Gilets Jaunes, il a continué - au mépris des promesses et de ceux qui les ont crues - d’économiser sur la Santé publique: le nombre de lits et de postes dans les hôpitaux, loin d’augmenter, en cet automne est toujours à la baisse. D’un certain point de vue, la rigueur budgétaire et la préférence aux plus riches semblent donc toujours d’actualité. En revanche, tout en maintenant un confinement que même l’OMS et JP Morgan ne recommandent pas et qui est ruineux pour les petites entreprises commerciales et artisanales, ce même Gouvernement se met soudain à distribuer les milliards. L’effet le moins contestable de cette politique sera un accroissement extraordinaire d’un endettement qu’hier encore on utilisait pour promouvoir la casse de notre modèle social. Au moment où j’écris, la dette de notre pays se monte à 2 503 100 600 000 en chiffres ronds et elle s’accroît de 2665 euros par seconde (2). Nous sommes donc devant cet étrange animal d’une politique qui, en même temps, serre la vis et ôte les bondes, ruine l’économie française et les Français et endette le pays.


S’ils ne sont ni incompétents ni stupides, alors ?

 

Jusqu’à preuve du contraire, j’ai pour principe de penser que les gens sont à la fois intelligents et compétents. En l’occurrence, cet a priori m’oblige donc à rechercher ailleurs que dans l’impéritie l’explication d’une politique qui va nous conduire in fine au niveau de l’infortunée Grèce. Je ne vois pas d’autre chose à sonder, pour tenter de comprendre cela, que l’intention qui sous-tend ce changement. Je tiens à prévenir les âmes sensibles que les propos qui suivent peuvent contenir quelques traces de complotisme. A vrai dire, ils en contiennent déjà puisque le complotisme commence aux questions que l’on décide de se poser.

 

Il est important de se représenter le paysage intellectuel de ceux qui se veulent l’élite et à ce titre se pensent légitimes pour diriger le monde au delà des systèmes démocratiques qu’ils s’emploient à subvertir. Ce paysage intellectuel se caractérise par une vision à la fois financière et mondialiste: des biens tous fongibles et des flux qui parcourent la planète en effaçant l’histoire, les territoires, les cultures et les peuples qui ne sont, pour eux, que les oripeaux d’un monde arriéré. Cette représentation s’assortit d’une détermination à privatiser un maximum de biens puisque chaque privatisation ramène des flux et du pouvoir vers les détenteurs du capital. Fort évidemment, cela ne se fait pas en claquant des doigts et c’est là que l’on retrouvera tout à l’heure la dette. L’épanouissement de la dérégulation financière dans les années 80 a été pour les démiurges et les élites qu’elles inspirent un premier pas vers le paradis. Cette caste, en effet, a pour premier ennemi les frontières, non seulement celles des pays, mais aussi celles que créent les législations protectrices, et également les cultures et les structures traditionnelles. Leur utopie: que tout devienne liquide, interchangeable, fluide, y compris les êtres humains.

 

Evidemment un tel programme finit par susciter des résistances chez ceux qui en sont non les organisateurs mais la matière première, et, au fur et à mesure qu’il se développera, il en suscitera de plus en plus. Il faut donc à nos démiurges les réduire et les remplacer par une dépendance. Je vais prendre deux tout petits exemples. Vous êtes vous demandé les conséquences - je n’ai pas dit « les objectifs » - de la réforme qui a remplacé par une dotation de l’Etat la taxe professionnelle que percevaient les communes ? Ou encore, pour nos impôts sur le revenu, l’instauration du prélèvement à la source ? Les communes sont devenues dépendantes de l’Etat qui, pouvant décider du montant de leur dotation, est devenu ainsi maître de leurs budgets. Quant au prélèvement à la source, en cas de mauvaise fortune ou de paupérisation le retard de paiement ou le non-paiement de l’impôt n’est plus possible, et, en cas de révolte, la grève à l’impôt ne l’est pas davantage.


Et la dette dans tout cela ?

 

L’enrichissement des prêteurs au cours de l’histoire montre que la perception des intérêts n’en est pas l’élément principal. Il y a deux autres conséquences de la dette qui sont nettement plus juteuses: la spoliation de l’emprunteur et sa servitude. Combien de petits fermiers, à notre époque, dans certaines régions du monde, ont-ils été chassés de leurs terres à cause d'un modèle économique qui n'était destiné qu'à les tuer ? Quant aux latifundia d’Amérique latine, ils sont l'exemple même d'une économie orientée à l'esclavage: insuffisamment payés pour survivre, les travailleurs y étaient contraints d’emprunter à leurs employeurs et leur dette se transmettait à leurs enfants qui restaient ainsi enchaînés au domaine.

 

Si la dérégulation financière a été le premier pas vers le paradis des élites ploutocratiques, le deuxième pas a été l’article 104 du traité de Maastricht puis l'actuel article 123 du traité de Lisbonne qui ont instauré l'interdiction pour l'État de se financer auprès de la Banque de France. L'État doit donc depuis lors se tourner vers les marchés financiers, ce qui se révèle plus onéreux mais surtout entraîne un transfert croissant de pouvoir. Où cela peut-il mener ? Un pays d’Europe nous en donne l’exemple: la Grèce (3).

 

Alors, un scénario possible pour expliquer la politique soudain dispendieuse de notre Gouvernement: il a décidé de creuser la dette de la France afin qu'elle se retrouve un jour sous tutelle comme la Grèce et qu'ainsi nous soyons obligés de nous soumettre à la transformation du monde dont il est l’un des promoteurs zélés. Si ce n’est pas l’objectif poursuivi, à tout le moins c’est une conséquence de sa politique qui ne le dérange pas et qu’il saura exploiter.

 

(1) Déclaration le 25 mai 2005, sur la chaîne de télévision CNN : « Il y a une guerre des classes, c'est un fait, mais c'est ma classe, la classe des riches, qui mène cette guerre, et nous sommes en train de la gagner ». 

(2) https://www.dettepublique.fr/

(3) Pour avoir un aperçu, je vous recommande le blog (en français) de Paniagiotis Grigoriou, historien et ethnologue: http://www.greekcrisis.fr/2020/11/Fr0829.html

23/10/2019

Méditation à Colombey

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J’aime, de temps en temps, faire pélerinage à Colombey-les-deux-Eglises. La modestie de ce village et le souvenir de grandeur qui l'habite s’y allient à la perfection, tout à l’opposé de la médiatisation permanente de nos politiciens, d’autant plus logorrhéiques et agités qu’ils ont le coeur vide, l’âme inconsistante et la parole torve.

 

Mon dernier séjour dans le village du Général avait eu pour occasion un séminaire que j’y avais organisé autour d’un thème auquel le lieu me semblait bien se prêter: la prise de décision. Le 17 juin 1940, en effet, deux hommes à la formation identique, militaires jusqu’au bout du képi, deux hommes qui ont vécu la Grande Guerre, ont assisté aux mêmes développement de l’Histoire et ont sous les yeux les mêmes événements, prennent des décisions diamétralement opposées. L’un, à qui est échu le pouvoir, choisit de pactiser avec l’envahisseur; l’autre, qui ne représente que lui-même, s’en va - au nom de la France - poursuivre le combat. On sait quelle cause l’a emporté, mais on ignore souvent ce qu’elle a exigé de stratégie, de foi et de détermination de la part de celui qui l’a embrassée. L’âme, a dit le philosophe Alain, est ce qui résiste. Beau sujet de réflexion qui, pour moi, met en lumière la dialectique de l’âme et de l’intelligence, la fécondation de l’une par l’autre. Si de Gaulle voit les ressources immenses dont dispose encore la France - son empire et ses alliés - c’est qu’il a d’abord dit «non». Si, à la Libération, la France n’a pas vu sa souveraineté passer des mains des Allemands à celles des Américains - le plan AMGOT - c’est qu’il y avait pour lui une réalité au delà des choses matérielles. Ce que de Gaulle a sauvé, c’est la souveraineté de la France non pas seulement face à ses ennemis mais aussi aux appétits de ses alliés.

 

Sur le chemin du retour, une question a priori étrange m’est venue à l’esprit: la France existe-t-elle encore ? Une nation n’est pas quelque chose de donné. C’est un être virtuel qui prend vie et chair par l’histoire que se racontent ceux qui s’en disent les membres, histoire au sein de laquelle ils puisent une part de leur identité. C’est un creuset où verser nos ambitions personnelles et qui nous ouvre à quelque chose de plus grand que nous, un rêve qui procure un horizon aux décisions que l’on doit prendre, une destination qui permet de distinguer les vents favorables et d’ajuster sa navigation. C’est une manière de se vouloir ensemble au monde. Le résultat de cette nation de l’âme, c’est un peuple en relation singulière avec un territoire dans lequel peut s’enraciner, se cultiver et se nourrir, de générations en générations, une identité toujours menacée, et s’organiser un univers concret. C’est un peuple en relation avec un espace dont il entend garder la maîtrise afin d’y vivre à sa manière et de s’y projeter dans le très long terme sans devoir rendre de comptes à qui que ce soit. C’est le lieu d’où l’on pourra dialoguer avec le reste du monde, sur un pied d’égalité. Existe-t-il encore aujourd’hui quelque chose de tel, que l’on pourrait appeler «la France» ?

 

Certes, les menaces qui pèsent sur nous ne s’annoncent plus par le martèlement de nos pavés. Les envahisseurs - dans notre région du monde tout au moins - n’ont pas enfilé de bottes et ils se sont revêtus d’une rassurante peau d’agneau. A l’abri de ce simulacre, ils nous ont susurré - et nous sommes nombreux à les avoir crus - que la question du pouvoir et des frontières est une fausse question, que le jeu de l’économie, vraie source de richesse pour tous, dispense de l’intervention de l’Etat et même se passe avantageusement de ce dernier, et qu’il n’y a de problèmes et de solutions que techniques. A moins de vivre au royaume des Bisounours - autre forme de nation virtuelle il est vrai - on ne peut que constater les mensonges de cette chanson-là. Des milliers de suicides de petits paysans ont été la conséquence de l’introduction au Kérala du business model des industries agro-chimiques multinationales. La biodiversité, facteur de résilience de l’écosystème dont notre survie dépend, est partout menacée par les monocultures intensives et la dispersion des OGM. Nos systèmes sociaux, fruits d’un idéal entêté et de siècles de luttes, sont mis à mal par la concurrence de pays qui n’ont d’autre avantage sur le nôtre que les formes modernes d’esclavage qu’on y pratique. La destruction de nos emplois s’accélère, ainsi que la dépendance de nos pays à l’égard de puissances financières dont la force de frappe ne doit rien à l’économie réelle et n’est que le produit d’un enrichissement purement spéculatif. Ces puissances, ici et là, ont même commencé à s’emparer de millions d’hectares sans égard pour les populations qui vivent dessus ou dont l’alimentation en dépend. En même temps, inspirées et parfois financées par les envahisseurs, les législations liberticides se multiplient qui nous empêchent d’expérimenter les moyens de notre propre résilience. Quant à la dette souveraine, elle n’est rien d’autre que la botte de l’envahisseur dans la porte de la maison enfin entrouverte. Demandez à nos amis grecs ce qu’ils en pensent. Demandez aussi aux Islandais. Face aux envahissements de toute sorte - produits, règlementations, prédateurs de tout poil - cette question prétendument ringarde de la souveraineté nationale, parce qu’elle concerne rien de moins que le choix de notre société et de notre avenir, est plus actuelle que jamais.

 

Pour la première fois dans l’histoire des peuples, ceux-ci ne sont pas principalement ou immédiatement menacés par un belligérant qui déferlerait sur leur sol les armes à la main «pour égorger leurs fils et leurs compagnes». La puissance dont l’ombre s’étend sur le monde n’est pas une horde de barbares hirsutes et braillards ou une armée en ordre de marche avançant au pas de charge. C’est une petite caste apatride qui dirige les oscillations d’une formidable marée monétaire où se mêlent les eaux les plus douteuses. Utilisant des conventions internationales signées par des naïfs ou des corrompus, agitant des colonnes de chiffres prises pour parole d’évangile, plaçant ses agents ici et là au vu et au su de tout le monde, elle opère en toute impunité. Dans un tel monde, seule la nation - si elle veut bien s’assumer - a l’échelle, les moyens et la légitimité qui lui permettent de contenir cette subversion. Au nom de quelle prétendue légitimité supérieure, traité de ceci, directive ou constitution de cela, un peuple, aujourd’hui, n’aurait-il plus le droit et les moyens de refuser ce qu’il considèrerait comme un danger pour son territoire, pour la société qu’il a bâtie, pour l’avenir de ses enfants ? Le 18 juin 1940, en lançant son Appel, le Général de Gaulle a fait apparaître que légalité et légitimité ne coïncident pas nécessairement. Dans la suite des évènements, il a aussi démontré qu’on ne représente pas les destinées d’un peuple en débitant son héritage pour se faire apprécier des autres joueurs.

 

Charles de Gaulle nous a laissé une histoire, celle d’une nation qui a eu le respect d’elle-même et de ses enfants: si nous acceptons de regarder plus loin que nos peurs et nos soucis égoïstes, c’est la preuve d’amour que ceux qui vivent aujourd’hui peuvent encore donner aux générations qui leur succéderont.

 

 

 

28/07/2013

Vous avez dit "travail" ?

 

 

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On ne revient jamais en arrière, mais, juste pour avoir une base de comparaison, supposons que, l’un dans l’autre, le niveau de consommation du Français moyen de 1960 corresponde à ce que l’écosystème terrestre peut supporter durablement, même étendu à l’ensemble des habitants de la planète. Imaginons là-dessus que, compte tenu des progrès de la productivité, il suffise de travailler deux à trois heures par jour pour atteindre ce niveau et faire tourner l’économie. Ces deux hypothèses, au surplus, ne sont peut-être pas aussi farfelues qu’elles en ont l’air. Alors, quel est le principal problème ?

 

Je devine chez certaines personnes comme un haut-le-coeur quand on évoque une telle perspective. Cependant, je ne crois pas que ce soit par rapport au niveau de confort, mais plutôt à l'idée d'une société qui tremperait dans pareille oisiveté. Une vision quelque peu puritaine conçoit le travail comme un rempart contre les nombreux vices auxquels nous nous adonnerions si on nous en laissait le temps. Une société où les gens ne sont pas occupés à travailler la majeure partie du jour semble fragile, menacée d’instabilité et de décomposition. Que va faire la population de ce temps libre ? A défaut de travailler, à quoi sera-t-elle tentée de se livrer ?

 

Si l’impératif du travail n’est pas d’aujourd’hui - la plus célèbre injonction n’est-elle pas celle de saint Paul: «Celui qui ne travaille pas ne mange pas» ? - c’est moins en raison d’une vertu intrinsèque qu’à cause d’une économie de pénurie où celui qui ne contribue pas à l’effort commun diminue une production déjà avare et pèse sur les autres. Sinon, l’Antiquité qu’elle soit grecque, romaine ou chinoise ne loue pas le travail en tant que tel et les peuples premiers, contraints à la chasse, à la pêche et à la cueillette, ne se culpabilisent pas de savourer de longues heures d’oisiveté que seuls les colonisateurs ont qualifiées de paresse. Quant à la Bible, si elle prescrit «Tu gagneras ton pain à la sueur de ton front», c’est qu’elle considère le travail non comme une vertu mais comme une punition. 

 

Mais la promotion de la valeur morale du travail - valeur que je ne suis pas en train de discuter en tant que telle - fait l’affaire de tous ceux qui veulent régner sur les autres et éventuellement les exploiter. Un peuple occupé par le labeur n’a guère le temps - ni l’énergie si la tâche est pénible - de remettre en question le système social et politique. Si, en plus, le travail est judicieusement peu rémunéré ou si la production est lourdement ponctionnée, leur consacrer l’essentiel de son temps est de l’ordre de la survie. Il y a trois institutions qui, au XIXème siècle tout au moins, se ressemblent furieusement: la caserne, l’école et l’usine. On s’y retrouve enfermé entre des murs, le temps y est régi par une autorité supérieure, la première vertu est la discipline, la surveillance est rigoureuse et l’humain y devient mécanique. Ce sont tout simplement des univers totalitaires. Ainsi dressés, il ne faut pas s’étonner que les hommes, à quelques exceptions près, acceptent de se jeter dans la folie de 14-18 et que les femmes laissent faire...

 

Mais revenons à l’oisiveté et à ses risques. Notre société compte des millions d’oisifs: les retraités. Se font-ils remarquer par leurs débauches et les désordres qu’ils sèment au sein de la société ? Tout au contraire, il me semble que la plupart entre naturellement dans cette économie de la gratuité dont on parle beaucoup: ils cultivent leur jardin, rendent service aux jeunes de la famille en gardant leurs enfants et en les emmenant en vacances, ils militent et s’impliquent dans la vie associative - qui, comme on le sait, produit des richesses essentielles, même si elles ne sont pas comptabilisées par le PIB.  

 

Certes, à l’origine, la retraite a été voulue pour soulager des tâches de survie qui leur devenaient trop pénibles des vieux qui ne tarderaient pas à mourir, et, aujourd’hui, on se retrouve avec toute une population qui est encore pleine d’énergie, dont l’espérance de vie a considérablement augmentée et qui pourrait travailler au lieu de se la couler douce. D’ailleurs, ces derniers temps, vous avez peut-être humé comme moi ces relents moralisateurs dans la bouche de certains économistes qui sont incapables de créer du travail pour les jeunes générations mais qui voudraient que les vieux reviennent en plus leur faire concurrence.

 

Mais laissons de côté les intérêts antagonistes du capitalisme qui veut payer le travail le plus chichement possible tout en vendant ses produits au tarif le plus élevé et qui résout cette contradiction en faisant produire en un lieu et consommer dans un autre. Laissons de côté la solution allemande qui privilégie la multiplication des travailleurs pauvres pour réduire le nombre des chômeurs, à se demander où passe la valeur ajoutée que crée l’activité industrielle et ce qu’apporte aux humains, en définitive, l’économie moderne. Regardons plutôt du côté des facteurs culturels qui nous empêchent d’accepter le temps de liberté que le travail des machines pourrait nous octroyer. Sans doute y a-t-il tout ce que le revenu attaché au travail permet de s’offrir d’inutile, qui plombe notre empreinte écologique tout en nous aliénant au Système. Il me semble cependant que la conscience qu’il s’agit là d’un marché de dupes est en train de s’accroître. Davantage en cause, croirais-je, est la cécité peureuse qu’exprime le dicton: on sait ce que l’on perd, on ne sait pas ce que l’on trouve. Le travail comme pivot de la vie, nous en avons fait l’apprentissage pendant des générations. Il est devenu notre conditionnement. Nous en avons fait la ressource principale à partir de laquelle obtenir un revenu, nous donner une identité et frayer avec nos semblables. Nous en avons fait aussi un bouclier contre certaines situations - ce n’est pas pour rien que l’entrée en retraite s’accompagne d’un accroissement du nombre des divorces! - et contre les questions existentielles qui pourraient nous perturber. C’est pourquoi il est naturel que nous nous trouvions angoissés ou désemparés à la seule idée qu’il viendrait à occuper beaucoup moins de place. Notre vie serait comme une maison tout d’un coup trop grande pour le mobilier que nous avons.

 

La richesse fondamentale, c’est le temps, et la vie, faut-il le rappeler, n’est faite que de temps. Les retraités de nos pays nous montrent que cette richesse est mieux que gérable: elle est désirable. Et, si on regarde la question plus au fond, ce n’est pas seulement d’une autre répartition des heures qu’il s’agit, c’est d’un tout autre rapport à l’existence. Confucius disait: « A quinze ans, je résolus d’apprendre. A trente ans, j’étais debout dans la voie. A quarante ans, je n’éprouvais plus aucun doute. A cinquante ans, je connaissais le décret du Ciel. A soixante ans j’avais une oreille parfaitement accordée. A soixante dix ans j’agissais selon les désirs de mon cœur, sans pour autant transgresser aucune règles. » Rien à voir avec l’angoisse d’occuper l’après-midi. Rien à voir avec une oisiveté dont on ne saurait que faire. Il s’agit d’un autre rapport à la vie et au monde, d’une autre civilisation. Une civilisation dont nous avons les moyens alors que l’idéologie des uns et la rapacité des autres sont en train de nous organiser une sorte de fin du monde dont seul un esclavage renforcé, si on les écoute, pourrait nous sauver.

 

Bronnie Ware, une infirmière australienne, a accompagné des centaines de mourants. Dans un livre intitulé «Les 5 plus grands regrets des personnes en fin de vie», elle évoque celui qu’elle les a entendu le plus souvent exprimer: avoir consacré trop de temps au travail. Alors, pensez-vous encore que cela vaut la peine d’accélérer la destruction de la planète pour produire des objets qui sont le vestige de notre dérive consumériste et pour créer des emplois, le plus souvent ailleurs que chez nous ? Continuer à chercher la solution dans le cadre de références qui a engendré le problème, c’est perpétuer le problème. Aurons-nous l’audace de tout remettre en question avant qu’il soit trop tard ?