11/10/2020
Résister, c’est penser
Certificat d’études en poche à l’âge de douze ans, Lucien, mon futur père, et un de ses cousins s’en allèrent louer leurs jeunes bras dans les fermes alentour. Ma grand-mère, veuve de guerre d’un journalier agricole, n’avait qu’un petit potager; la Vendée d’alors était loin de tout et son économie totalement paysanne. Ils trouvèrent du travail chez un « propriétaire ». Le contrat: logés sous une soupente, nourris à la table du maître et une paye à la mesure de leur âge. Cependant, Lucien se posa très vite des questions sur la pitance qui était servie le soir, bien maigre à vrai dire. Il aurait pu penser qu’en ces années d’après-guerre la vie était dure pour tout le monde et faire confiance à l’ordre des choses. Mais il avait un doute. Aujourd’hui, il serait qualifié de complotiste. Une nuit, il redescendit discrètement l’échelle qui menait à son grenier et lorgna par une fente des volets. Son doute fut levé: une fois les gamins censés dormir, les maîtres se remettaient à table. Son cousin serait peut-être resté, lui s’en alla sur le champ sans tirer sa révérence.
Je suis un peu le reflet, à ma manière, de ce morceau de vie. De par la posture prospective de mon métier mais aussi du fait des expériences que j’ai vécues, je suis habitué à remettre en question les histoires dominantes et à aller voir instinctivement au delà du halo que projète le réverbère. On ne fait pas de prospective en campant sur l’idée qu’à quelques degrés près demain sera comme aujourd’hui. On ne contribue pas au développement de l’humain si l’on se contente du récit qui fige les individus dans un rôle définitif. S'il devait en être ainsi, nos efforts seraient inutiles. Mais l’histoire, les histoires, qu’elles soient collectives ou personnelles, sont pleines de bifurcations que peu de gens ont vu venir. Les « ça c’est toujours passé comme cela » ou « je la connais, elle ne changera pas », ou encore « c’est un expert qui le dit », expressions péremptoires qui invitent certains à dormir, sont pour moi le signal de l’assaut. Les siècles abondent d’experts pontifiants qui se sont trompés, d’erreurs que l’on a mis des décennies et parfois des siècles à débusquer, d’individus qui ont brisé le moule dans lequel on les enfermait. Le mystère du futur est une semence dissimulée dans le présent. Peut-être, même, n’est-elle pas dissimulée et nous crèverait-elle les yeux si nous savions seulement les ouvrir.
Curiosité, audace et imagination
A une telle école, une des conséquences est que, systématiquement, on doute. Mais le doute n’est-il pas le pilier de la philosophie cartésienne ? Doutant, on descend l’échelle et on va regarder par la fente des volets, ou alors on prend sa lampe de poche et on va voir plus loin. « La vérité est ailleurs » proclamait une affiche dans le bureau de Fox Mulder*. L’invraisemblable n’est jamais qu’un rapport à nos croyances sur les choses ou les êtres. Avant toute véritable avancée, il y a la reconnaissance de notre incommensurable ignorance, qui nous invite à l'école de la curiosité. C’est, dans le monde, la recherche des fameux signaux faibles et, chez l’autre, celle des « fines traces » d'une histoire préférée chères aux Approches narratives. C’est aussi et surtout peut-être une école de l’audace. Puisque j’essaye de percevoir les contours de ce que personne ne décrit, d’une réalité que personne ne garantit et qu’à la limite on nie ou travestit, si je veux avancer en compréhension je suis bien obligé de m’autoriser de moi-même. Enfin, c’est une école de l’imagination. En effet, quand en grande partie le paysage est noyé dans les brumes de l’incertitude, il s’agit de rapprocher des éléments qui émergent, éloignés les uns des autres, en apparence même étrangers entre eux, pour essayer de se le représenter. Toutes les combinaisons de signaux, certes, ne sont pas signifiantes, mais certaines - et pas les moins surprenantes - le sont. Comme le disait Napoléon Ier: « Il n’arrive que l’imprévu ».
La crise sanitaire
L’épidémie, sa proclamation, son administration, les effets collatéraux de celle-ci et surtout ses nombreuses zones d’ombre, proposent aux citoyens que nous sommes censés être une singulière matière à penser.
Oui, mais…
Quand nous nous étonnons de certains phénomènes sociaux, comme la crédulité des gens, leur docilité aux mesures les plus abracadabrantes ou la naïveté que traduisent les réponses à certains sondages, nous n’imaginons pas ce que représente pour beaucoup d’entre nous, qui ne sont pas « rodés » à le faire, la conduite d’une investigation au sein d’une société de divertissement surabondant. Concevoir l’idée qu’il peut exister des informations qui, pour n’être pas servies au 20-heures par des notables, méritent cependant au moins autant d’intérêt; les trouver, les comparer, prendre le temps nécessaire, se fier à sa jugeote et s’exposer au jugement d’autrui, tout cela peut paraître rebutant au possible. Pourtant, il ne manque pas de faits qui devraient susciter en nous l’urgence de le faire. Ne trouvez-vous pas extravagante cette opération qui, d’un médicament qui existe depuis soixante-dix ans et qui est administré continûment à des millions de personnes pour les protéger de la malaria, a fait une substance soudainement toxique ? Cela ne vous incite-t-il pas à vous interroger sur la nature cachée du monde dans laquelle nous sommes, du spectacle qu’il prétend nous donner ?
A défaut de conduire une réflexion déterminée, sans peur et sans vergogne, ce sont les réflexes conditionnés, le psittacisme, qui prennent le dessus sur la faculté de penser. Car il n’y a pas que l’estomac des chiens de Pavlov qui réagit au stimulus de la clochette, notre cerveau aussi peut devenir une machine digne des Temps Modernes de Chaplin. Que se passe-t-il quand la pensée démissionne ? Nous pouvons imaginer des « couches de sédimentations culturelles » superposées, comme des « applis » que nous activons paresseusement en fonction des situations à traiter. La plus profonde de ces couches sédimentaires - acquise dès les premiers jours d’école - énonce qu’il existe deux statuts: celui des sachants qui parlent et celui des non-sachants qui doivent, immobiles, muets, les écouter. Le verbe « écouter » en l’occurence est à entendre comme « se taire » et « obéir ». Des années plus tard, cela donne : « Face aux experts des médias et aux ministres de la République, tu fais partie de ceux qui n’ont pas l’intelligence nécessaire pour s’intéresser à la vérité, qui n’ont pas à réfléchir mais seulement à faire ce qu’on leur dit de faire ». Intériorisé, ce discours donnera par exemple: « Moi, je n’ai pas fait d’études de médecine, je n’ai pas fait l’ENA, je fais confiance à ceux qui savent ».
Et si les sachants ne sont pas d’accord entre eux ?
Et si les sachants ne sont pas d’accord entre eux ? Eh! bien, à condition évidemment que nous soyons conscients de leur différend, c’est là que par défaut peuvent s’intercaler des programmes de secours. Le choix de notre opinion dépendra de ceux que nous avons enregistrés au cours de notre vie. Par exemple, pour les uns, le plus grand nombre a forcément tort; pour les autres il a forcément raison. Pour les uns, ceux qui ont l’air marginaux sont forcément du bon côté; au contraire, pour les autres, ils ne peuvent être que du mauvais. Ou encore: quelqu’un qui ressemble au père ou à la mère, pour les uns ne pourra être que spécieux, pour les autres que fiable. Sans que nous nous fatiguions, ces mécanismes décideront ainsi pour nous. Cela rappelle que, pour certains de nos concitoyens, le choix de voter pour Emmanuel Macron se fit sur la rencontre d’une aspiration légitime à « autre chose » avec le style du gendre idéal. Nombre de femmes ont même voté pour lui par sympathie pour le jeune mari d’une épouse de leur âge. Ainsi, en l’absence d’un effort rationnel, l'on accorde ou non sa confiance sur la base de critères sans rapport avec le sujet. Un réchauffiste la donnera plus facilement à quelqu’un qui partage ses convictions climatiques qu’au professionnel plus compétent mais climato-sceptique avéré. Sur un sujet qui n’a pourtant rien de politique, on rejettera les avis scientifiques de celui qui - même s’il n’en fait pas partie - semble attirer les gens dont on honnit les idées. Faire l’impasse de la pensée, c’est exploiter des amalgames dénués de sens.
Malheur à qui sème le doute !
J’évoquais le doute. Le doute est le ferment de l’intelligence. Mais, vous l’aurez vraisemblablement remarqué, malheur à celui qui le sème ! Le doute est l’ennemi, tant pour un troupeau soucieux de préserver sa torpeur intellectuelle que pour ceux qui s’arrogent d’en être les bergers. Entre les deux, il y a malheureusement une forme de connivence.
Une des subtilités de mon métier a été d’offrir à des cadres une sorte d’école buissonnière au sein d’organisations où certains hommes de pouvoir, afin de les mener plus facilement, ne voulaient surtout pas de ce qu’ils brocardaient du terme de « tourisme intellectuel ». Notez bien qu’il ne s’agissait pas de remettre en question le fonctionnement du management. Il ne s’agissait que de prospective et d’explorer, sur le mode de l’intelligence collective, l’évolution des tendances qui, en nous et autour de nous, produisent la matrice de l’avenir. Heureusement, j’ose le dire, l’honnêteté de mon travail me faisait bénéficier de soutiens décisifs, mais j’ai dû jouer parfois très fin et n’ai pas toujours réussi à éviter une certaine forme de censure. C’est pourquoi, aujourd’hui, alors que - nous le ressentons tous, je le crois - les sociétés humaines sont à la croisée des chemins, je suis particulièrement sensible à des faits que l’instrumentalisation de l’épidémie a - dangereusement selon moi - multipliés. Je citerai des vidéos arbitrairement supprimées par les plateformes de réseaux dits sociaux, ou ce manifeste de 200 scientifiques interdit de publication - après avoir été accepté - par rien de moins que le JDD**. Je ne m’imaginais pas que ce genre de chose pût se produire dans mon pays et, pour moi, au delà de l’affront fait au peuple français, c’est un légitime motif d’inquiétude.
Une condition de la démocratie
Si un régime est démocratique, la phrase attribuée à Voltaire n'y souffre pas d’exception : « Je ne suis pas d’accord avec ce que vous dîtes, mais je me battrai pour que vous puissiez le dire ». Venant après les conférences qui furent annulées par peur d’ultra-minorités violentes, la censure des publications dessine dans notre pays l’alliance menaçante de deux phénomènes croissants: la volonté dominatrice des uns, la couardise des autres. Mais, quel que soit le contexte, que la parole y soit libre ou contrôlée, la démocratie n’est viable qu’avec des citoyens qui font l’effort de penser.
* Dans la série « X Files », à côté d’une autre affiche: « Le gouvernement nous ment ».
** https://covidinfos.net/covid19/censure-les-pr-toussaint-t...
16:14 | Lien permanent | Commentaires (2) | Tags : pandémie, démocratie, prospective, narrative, penser, résister
08/03/2010
Faut voir qui l'a dit!
"Heureusement, les gens ne pensent pas."
De qui ?
D'Adolf Hitler dans Mein Kampf, cité par Cosmas Koroneos, philosophe et auteur de "Hitler, méditation sur le nombre".
Avec une telle référence, vous trouvez encore que penser est oiseux ?
10:44 | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : hitler, penser
10/02/2008
A propos de modélisation
Il me revient une conversation avec le dirigeant d'une filiale d'une multinationale française, un polytechnicien, qui avait eu précédemment sous sa responsabilité un centre de recherche. Une des activités principales de ce centre était de comprendre des phénomènes complexes et la culture y était essentiellement mathématicienne. C'était au surplus une équipe internationale, composée notamment de Français et d'Américains, avec, parmi ces derniers, quelqu'un qui avait été l'élève d'Einstein. Mon interlocuteur avait remarqué que, lorsqu'il confiait un sujet à cette équipe, les Français avaient un temps de réaction très rapide alors que les Américains attendaient l'échéance pour rendre leur "copie". Il avait fini par demander à ces derniers pourquoi ils prenaient autant de temps. "Eh! bien, lui avait répondu l'ancien élève d'Einstein, vous vous doutez bien que construire un modèle mathématique ne constitue pas une difficulté pour nous. C'est affaire de quelques heures. En revanche, s'assurer qu'on n'a rien oublié du problème posé est primordial. Et pour cela il n'y a qu'une façon de procéder: jusqu'au dernier moment, on prend le problème, on le palpe, on le tourne, on le retourne, on le regarde sous toutes ses faces, on le laisse, on le reprend, et ainsi on se donne un maximum de chance de n'en avoir omis aucun élément. Tout à la fin, seulement, on passe à la modélisation." L'homme qui répondait ainsi pratiquait également la sculpture sur bois...
09:40 | Lien permanent | Commentaires (2) | Tags : penser