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07/11/2007

Chagrin d'école

Merci, Daniel Pennac, merci des millions de fois pour ce livre!

L'histoire de Chagrin d'école, c'est celle d'un gamin qui ne comprend rien à rien, pour qui l'école devient un enfer quotidien, un lieu où il est littéralement en souffrance, exposé chaque jour aux moqueries de ses congénères et au regard apitoyé ou excédé des enseignants. Non pas un lieu ou se développer, mais un lieu "de solitude et de honte" où toutes les stratégies sont bonnes si elles permettent de gagner un mot qui soulage, "un regard d'adulte bienveillant". Un lieu où, au final, se forger l'idée qu'on est tout simplement "un minable".

C'est l'histoire - vraie - de Daniel Pennac.

C'est aussi celle de nombreux enfants, aujourd'hui, tous les jours. Je suis payé pour le savoir et je ne remercierai jamais assez les pionniers du Centre pédagogique Léonard de Vinci à Herblay (Val d'Oise) pour ce qu'ils ont su rendre de capacité à apprendre et, surtout, à se regarder positivement, à l'un de mes enfants.

A la décharge de tous les acteurs - et à la mienne - la situation est paradoxale. Le "cancre" envoie en permanence, en rangs serrés, les démonstrations de son insuffisance. Ce sont chaque jour des notes qui surfent sur le zéro quand elles n'y sombrent pas. Ce sont, pour les parents, les regards suspicieux des enseignants: "Vous le faites travailler ? Vous l'assistez dans ses devoirs ?" Ce sont les bonne vieilles méthodes à la Stakanov: en faire plus, toujours plus. Davantage de devoirs à la maison, davantage de discipline, davantage d'accompagnement extra-scolaire... Toujours plus de la même chose, avec toujours plus du même résultat. - "Evidemment!" se dira-t-on après.

Le cercle est infernal car il vient un moment où, de conseil de classe en conseil de classe, les parents du gamin finissent par en avoir assez. A leur tour ils sont humiliés, culpabilisés et, à tout le moins, angoissés par cette situation récurrente. Le cancre doit "se porter" cela en plus! Ils aimeraient bien, les parents, qu'il y mette du sien - un peu, un tout petit peu - afin que le "système scolaire" leur lâche les baskets! Ils finissent par lui en vouloir, et, quand le soir il revient de l'école, la maison, loin d'être le refuge, le lieu où l'on souffle, où l'on panse ses plaies, devient son deuxième enfer. La psychologue qui a fait passer le WISC 3 à mon fils m'a demandé: "Vous avez vu dans quel état il est ? Maintenant, lâchez-le un peu avec l'école!"

J'avais été alerté à deux reprises au moins, par des personnes différentes, que les difficultés de mon fils pouvaient relever d'une intelligence précoce. Mais comment concilier, dans notre façon de penser, que le cancre, doublé probablement d'un fainéant, a en fait un QI supérieur ? Même après qu'il eût passé les tests, lui comme moi nous avons mis du temps à les assimiler. Comment est-il possible que l'on soit intelligent et que l'on ne parvienne pas à faire le minimum qui vous assurerait la paix en classe et à la maison ?

J'ai découvert que la vivacité précoce de l'intelligence pouvait entraîner ce genre de résultat. Notre société, comme toute industrie de masse, s'est organisée pour traiter les cas lambda. Si vous arrivez là-dedans n'étant pas un cas lambda, de deux choses l'une: vous serez sauvé par des individus ou écrasé par la structure. Pourquoi ? Parce que votre sensibilité ne va pas pouvoir se coupler spontanément avec la matrice sociale commune. Du coup, cette sensibilité va se concevoir comme une différence négative, entraînant par là même des perturbations dans la construction de votre représentation de vous-même et de votre identité. Et le regard de l'autre va devenir un poids écrasant.

Doublement écrasant: vous connaissez "l'effet Pygmalion" ?

Alors, la question à cent sous, c'est: lorsqu'ils ne parviennent pas à sortir du cercle vicieux, à se construire, à refaire lien avec le monde et ses exigences, que deviennent-ils ?

Pour Daniel Pennac, la "crise des banlieues" pourrait être en partie la réponse de ces enfants "qui ne comprennent pas, perdus dans un monde où tous les autres comprennent".

05/11/2007

"L'homme nouveau"

En commentaire à ma note du 22 octobre, Anette a envoyé une citation extraite des Carnets d’Antoine de Saint-Exupéry. Je vous la rappelle: "À la pédagogie normale, s'ajoute une pédagogie incessante et d'une efficacité extraordinaire, et qui est la publicité. Une industrie basée sur le profit tend à créer - par l'éducation - des hommes pour le chewing-gum et non du chewing-gum pour les hommes." (Carnets, p.28, Gallimard/nrf, 1953).

Cette citation s’est croisée – y a-t-il un hasard ? – avec un article du Monde diplomatique, livraison de novembre 2007, que m’a communiqué Dominique Viel: « Scanner les cerveaux pour mieux vendre ».

Cf http://www.monde-diplomatique.fr/2007/11/BENILDE/15319

Sous la signature de Marie Bénilde, cet article donne des exemples significatifs de la collusion croissante entre les neurosciences, les médias et certaines grandes entreprises - une centaine de par le monde si l’on en croit Olivier Oullier, chercheur en neurosciences à l’université Florida Atlantic, cité par l’auteur.

En 2004, on s’en souviendra, Patrick Le Lay, président de TF1, avait déclaré que ce que recherchait sa chaîne, c’était à vendre à Coca-Cola du « temps de cerveau humain disponible ». L’application des neurosciences au marketing – le «neuromarketing» - complète cet objectif en visant l’emprise maximale sur ce «temps de cerveau humain disponible».

Un exemple : « A l’été 2003, Read Montague, un neurologue de l’université de médecine Baylor, à Houston, a mis en évidence que, si un test gustatif à l’aveugle était plus favorable au concurrent Pepsi, il en allait autrement sitôt que la boisson se voyait clairement identifiée comme étant du Coca-Cola. Les participants à l’expérience déclaraient alors préférer le soda aux couleurs rouge et blanc ».

Je trouve que ce simple exemple soulève des questions cruciales.

Marie Bénilde rappelle qu’en 1919 Lénine aurait approché Pavlov – l’homme du réflexe conditionné - dans l’idée qu’il aurait pu l’aider à façonner cet « homme nouveau » dont rêvaient les bolcheviks. Ce qui agace les révolutionnaires de tout poil - et aussi bien les tyrans et les marketeurs – ce sont la capacité critique et la résistance, toujours excessives selon eux, que l’humain oppose aux influences.

Dans Réenchanter le monde, Bernard Stiegler* montre que l’idéologie du «consommer toujours plus» cultive une économie pulsionnelle. Associé aux médias, le neuromarketing peut constituer un dispositif redoutable. En reprenant le regard critique de Saint-Exupéry sur la publicité - le chewing-gum pour l'homme ou l'homme pour le chewing-gum - nous avons le devoir de nous interroger sur «l’homme nouveau» qu’une pareille "matrice" est capable d’engendrer. **

Et de nous demander si c’est cela que nous voulons.

* Directeur scientifique du Centre Pompidou.
** A fortiori si l’OMC parvient à ses fins en faisant admettre la suppression du «traçage» des produits sur leur étiquette: tout autre cadre de référence que celui véhiculé par le marketing sera alors supprimé.

01/11/2007

Etienne de la Boétie

Étienne de La Boétie naît à Sarlat le 1er novembre 1530, il y a donc 477 ans aujourd’hui. Je n’ai pas eu la patience d’attendre que cela fasse un compte rond pour vous parler de l’auteur de «La servitude volontaire».

On dirait aujourd’hui de lui qu’il est un enfant surdoué. Il fait des études de droit à Orléans et acquiert rapidement une telle réputation qu’il est admis en qualité de conseiller au Parlement de Bordeaux à l’âge de vingt-trois ans (alors que l’âge légal est de vingt-cinq). La même année, en 1553, il est élevé à l’office de «Conseiller en la cour».

Etienne épousera la veuve du frère de Montaigne et la relation qui le liera à l’auteur des Essais est devenue légendaire. Jusqu’à la chanson de Brassens Les copains d’abord qui y fait allusion. Montaigne aura à propos de leur amitié cette phrase célèbre : «Si on me pressait de dire pourquoi je l’aimais, je sens que cela ne se peut exprimer qu’en répondant : parce que c’était lui, parce que c’était moi».

C’est à dix-huit ans, en 1548, alors qu’il commence ses études universitaires, qu’Etienne de la Boétie écrit le fameux «Discours de la servitude volontaire». Avec une maturité extraordinaire, il y soulève une question qui n’a pas fini de hanter les chercheurs de plusieurs disciplines:

«Je voudrais comprendre comment il se peut que tant d’hommes, tant de bourgs, tant de villes, tant de nations supportent quelquefois un tyran seul qui n’a de puissance que celle qu’ils lui donnent, qui n’a pouvoir de leur nuire qu’autant qu’ils veulent bien l’endurer, et qui ne pourrait leur faire aucun mal s’ils n’aimaient mieux tout souffrir de lui que de le contredire.»

Il faut dire que l’année où Etienne de la Boétie écrit son discours, le connétable de Montmorency a réprimé à Bordeaux , de manière particulièrement horrible, un soulèvement contre la gabelle. Les hommes s’intéressent au mystère du pouvoir lorsque celui-ci dépasse les bornes de l’abus ordinaire. Au XXème siècle, les expériences de Milgram n’ont-elles pas été inspirées par le désir de comprendre les mécanismes qui, d’êtres normaux, ont fait des complices actifs du régime nazi ?

A la question « Pourquoi obéit-on ? » Etienne de la Boétie fait une triple réponse. Selon lui, nous obéissons (1) par accoutumance, (2) parce que les hommes de pouvoir cultivent notre pusillanimité en nous octroyant « du pain et des jeux » et (3) parce qu’ils savent s’attacher des épigones qui multiplient les yeux et les bras qu’ils n’ont pas.

Bien que le pouvoir ne soit pas nécessairement cruel, on pourrait se demander quels sont ses effets, en tant que principe organisateur du social, sur l’expression du potentiel humain. Les individus conditionnés au rôle de vassaux, courtisans ou exécutants révèlent-ils ou font-ils se révéler les richesses de l’humain ?