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18/01/2024

Fécondons l’avenir !

 

Au XIXème siècle, les personnes qui connaissent des difficultés financières n’ont d’autre choix qu’aller frapper à la porte des usuriers. En raison d’intérêts excessifs, le remboursement de la dette est laborieux, l’appauvrissement, la faillite et la spoliation sont souvent au rendez-vous. En Rhénanie, à l’initiative d’un bourgmestre, Frédéric-Guillaume Raiffeisen (1818-1888), un groupe de villageois se réunit, qui décident de mettre de leur épargne en commun afin d’accorder des prêts à un taux honnête aux citoyens impécunieux. Des agriculteurs peuvent ainsi acquérir un lopin de terre, des éleveurs augmenter leur cheptel, des artisans s’installer et de nombreuses familles améliorer leur situation. C’est l’enclenchement d’un processus d’émancipation. L’initiative fait florès et se multiplie rapidement. Elle s’étendra au point d’engendrer quelques-unes des principales banques qui existent aujourd’hui:  en France le Crédit agricole et le Crédit mutuel, en Allemagne la Raiffeisen Bank, en Suisse les Caisses Raiffeisen, au Québec les Caisses Desjardins, en Hollande la Rabobank, en Belgique la C.E.R.A. et à travers le monde d'innombrables banques coopératives. Au départ, il n’y a eu que la réunion d’une poignée de braves gens soucieux du bien commun.  

 

Dans une précédente chronique, j’ai brossé le fonctionnement du monde dont nous devons nous émanciper. C’est un monde dangereux à plusieurs titre, mais, fondamentalement, parce qu’une élite - sans nous consulter - s’est fait une représentation de l’avenir souhaitable et a la prétention de mettre en oeuvre une gestion parfaite de la planète et de sa population. Cet objectif de perfection, aidé de l’intelligence artificielle et de l’omniprésence numérique, nous met inéluctablement sur la voie du totalitarisme. Cela signifie que nous devrons bientôt abdiquer les capacités créatrices et le besoin de sens qui, depuis l’émergence de la conscience, sont les voies d’épanouissement de notre espèce, que nous devrons nous en remettre pour tout à une organisation imposée. C’est la dépossession de nous-mêmes dont nous avons eu un échantillon avec la gestion de la « crise sanitaire », je n’y reviendrai pas.

 

Ce qui nous aliène au système, ce ne sont pas nos besoins mais les solutions qu’il leur donne et que nous adoptons faute d’autres options. Par nos choix au long du temps, nous sommes les créateurs de cette situation: grâce à l’enrichissement que nous lui avons procuré, le système  s’est émancipé. Aujourd’hui, dans de nombreux domaines, il nous domine et entretient notre dépendance. Représente-t-il pour autant désormais la seule façon que nous avons de satisfaire nos besoins ? Assurément non. La clé de notre avenir réside dans la manière dont dès maintenant nous nous engageons - comme Raiffeisen - dans l’invention et l’expérimentation de solutions nouvelles. C’est ainsi que l’on féconde l’avenir.

 

Une approche nécessairement globale, systémique et heuristique

 

Il y a beaucoup de personnes et de groupes, un peu partout, qui font déjà dans ce sens un travail remarquable. La plupart me semble concentrée sur la question de la nourriture qui est indéniablement vitale: « primum vivere ». Il y a par exemple tous ceux qui - à travers ou non le prisme survivaliste - promeuvent l’autonomie alimentaire locale, le jardinage, la permaculture, les potagers collectifs. Je remarque aussi des initiatives autour de la santé avec la recherche de solutions alternatives passant sous les radars de BigPharma et de ses complices. Ce que je propose est, dans le même esprit, d’engager une démarche globale: prendre avec méthode l’ensemble de nos besoins fondamentaux, observer comment nous les satisfaisons actuellement, comment ils interagissent, quels risques ou insuffisances comportent nos solutions actuelles, afin quand cela s’avère nécessaire d’ouvrir d’autres voies. 

 

Par rapport à l’objectif d’une telle reconstruction sociale, économique et même anthropologique, depuis une trentaine d’années que je l’ai découverte (1) je n’ai pas trouvé de meilleure modélisation de nos besoins fondamentaux que celle de l’économiste chilien Manfred Max-Neef (1932-2019). Je la trouve particulièrement pertinente en ce qu’à l’instar d’une planche anatomique des méridiens et des points d’acupuncture, elle cartographie un système et désigne les points d’où l’on peut le faire évoluer. 

 

Selon Manfred Max-Neef, les êtres humains, quelles que soient leur race ou leur culture, ont en commun neuf besoins fondamentaux : de subsistance, de relations affectives, de sécurité, de compréhension, de participation, de loisir, d’identité, de liberté et d’exercice de leurs capacités créatrices. Plus tard, il a jugé nécessaire de rajouter à son système un dixième besoin: le besoin spirituel ou besoin de sens. Ce qui fait la différence entre les sociétés et les civilisations, c’est la manière de hiérarchiser ces besoins et de les satisfaire. En complément à cette notion de hiérarchisation, Max-Neef a aussi recensé quatre modalités de satisfaction et cinq types de solutions. 

 

Les quatre modalités sont le faire, l’avoir, l’être et l’interagir. Nous pouvons par exemple satisfaire nos besoins alimentaires en cultivant notre jardin (faire), en achetant notre nourriture (avoir), en prêtant à d’autres jardiniers des parcelles que nous n’avons pas la possibilité ou l’envie de cultiver nous-mêmes (interagir). Nous pouvons aussi choisir la « sobriété heureuse » de Pierre Rabhi ou la frugalité du moine bouddhiste (être). Autre exemple: si j’observe mon besoin de sécurité, je peux travailler sur mes peurs (être), déléguer ma protection à une autorité extérieure (avoir), me protéger moi-même, seul ou dans le partage (faire et interagir). Au surplus, tous nos besoins sont en interaction: des « transactions » peuvent se faire entre eux, quand par exemple une personne renonce à sa liberté en échange de protection. 

 

Quant aux solutions, elles peuvent être destructrices, inadaptées, inhibitrices, univoques ou synergiques. Une solution est destructrice quand, pour répondre à un besoin, elle détruit les moyens de répondre à un autre besoin: par exemple, le bétonnage d’un terrain maraîcher afin de construire des logements. Elle est inadaptée si elle apaise un symptôme sans traiter la cause: l’abus de l’alcool pour lutter contre l’angoisse. Elle est inhibitrice, quand la satisfaction d’un besoin empêche la satisfaction d’un autre: les parents qui répondent au besoin de sécurité de l’enfant mais en étant protecteurs à l’excès étouffent son aspiration et son aptitude à la liberté. La réponse est univoque quand elle satisfait un seul besoin. Enfin, elle est synergique quand elle permet d’en satisfaire plusieurs à la fois. Autant dire tout de suite que cette dernière est particulièrement intéressante. Je vais en donner une illustration. 

 

Il s’agit d’une cité qui se trouve à Valence, dans la Drôme (2). Au départ, y cohabitent dans une méfiance réciproque une cinquantaine de nationalités différentes. Ces familles déracinées ne se sont pas ré-enracinées. Aussi, peu leur importe le lieu où elles ont échoué: on abandonne dans la cour le vieux réfrigérateur, on jette les ordures par la fenêtre, les rodéos de mobylettes détruisent des espaces qui n’ont pas eu le temps d’être verts, les dealers commencent à ouvrir leur petit commerce. Ce qui va faire basculer cette situation est la réponse favorable de la mairie à la demande de transformer en jardins potagers les espaces au pied des immeubles. Cette demande provient d’un besoin: celui de familles miséreuses d’améliorer leur ordinaire. Or, à partir de là, les habitants vont s’approprier leur lieu de vie. Ils vont se reconnaître mutuellement à travers l’activité de jardinage qu’ils pratiquent. Des relations d’entraide se noueront naturellement. On ne délèguera plus à la police l’évacuation des deux-roues qui viendraient faire du rodéo sur les cultures. Les sauvant du naufrage de l’oisiveté, d’une solitude farouche et d’une posture victimaire passive, le jardinage ne va pas seulement les aider à mieux se nourrir, il va les rendre plus heureux d’eux-mêmes et leur permettre de manifester leur sociabilité. Dans la classification de Max-Neef on peut dire que la création de ces potagers est une réponse synergique. 

 

Les choix que fait ainsi une population façonnent en retour les êtres humains qui la composent et leurs modes de sociabilité. C’est un engendrement réciproque qui illustre le principe de récursivité d’Edgar Morin. Une population au sein de laquelle la modalité de l’avoir prédomine produit des individualistes à la recherche permanente des moyens d’avoir ce qu’elle convoite. J’ai besoin de quelque chose, je l’achète, je la paye, je suis quitte. Je ne suis pas obligé de développer des compétences relationnelles, d’être partie prenante au sein d’une construction collective, puisque le fait de payer me libère de toute dette sociale et même de tout souci de l’autre. On peut parler d’une addition d’intérêts égocentriques, mais pas d’une société. En revanche, si les solutions choisies donnent une certaine place à l’interagir, on aura un développement de la sociabilité. Cela ne signifie aucunement que tout le monde deviendra beau et gentil: vivre en société suppose des frottements à gérer, des comportements à développer et des régulations à respecter. 

 

Le processus de la réussite

 

Pour féconder l’avenir, il convient de mettre en route un processus conjuguant méthode, créativité et expérimentation. La première étape est, comme l’a fait Raiffeisen, de réunir une poignée de braves gens qui ont tout simplement envie que les choses aillent mieux et qui s’embarquent délibérément dans une démarche heuristique. Il est nécessaire que ce soit un groupe et un groupe local. Un groupe, parce l’intelligence et la créativité collectives qui se frottent au réel seront toujours supérieures à celles d’un individu qui compile des informations dans son bureau. Un groupe localement enraciné, parce qu’il ne s’agit pas seulement d’imaginer, il s’agit de mettre en oeuvre dans un environnement bien réel, d’avancer au rythme de l’expérimentation et de ses résultats - la démarche heuristique. Les membres d’un tel groupe ne sont pas des consultants chargés de produire des recommandations: ils sont les solutions qui s’incarnent. 

 

Après Frédéric-Guillaume Raiffeisen et Manfred Max-Neef, je voudrais inviter un autre de mes inspirateurs: Stephan A. Schwartz.  Ecrivain, chercheur, aventurier, philosophe, auteur et producteur de documentaires, Schwartz a consacré une partie de sa vie à comprendre comment un petit nombre de personnes parvenait dans certains cas à changer l’histoire. Il a d’abord constaté que les politiques brutales et coercitives n’ont pas de résultats durables. En revanche, en observant les mouvements qui ont réussi, il a décelé ce qu’il appelle « les huit lois pour obtenir des changements positifs et durables dans le monde » (3). En voici un aperçu. 

1. La personne et le groupe doivent porter un vrai dessein. 

Il ne s’agit pas d’avoir une idée molle ou un consensus intellectuel. Il faut qu’il y ait un véritable désir, profondément partagé, un engagement que l’on assumera dans la durée. 

2. Les personnes et le groupe peuvent avoir des objectifs, mais les résultats ne doivent pas les obséder. 

Il faut s’entendre sur les finalités, mais il faut écarter un engagement qui serait fondé sur des solutions préconçues qui créeraient des concurrences au sein du groupe et dont la mise en oeuvre ne tiendrait pas compte de la situation telle qu’elle va se découvrir et évoluer. Il convient de laisser aux solutions la possibilité d’émerger au fur et à mesure que l’on avance. C’est dans ce sens que j’ai évoqué une démarche « heuristique ». 

3. Chaque personne au sein du groupe doit accepter que les objectifs puissent ne pas être atteints au cours de son existence et être à l’aise avec cela. 

Le système dont nous voulons nous émanciper a mis des décennies à s’installer. C’est une sédimentation. Il a en outre la puissance que donne la concentration de richesse. Si nous pouvons espérer un « effet papillon », un basculement, acceptons que l’histoire puisse également être longue et requérir notre constance. Or, les personnes pressées de voir des résultats peuvent être tentées de s’engager dans des stratégies dominatrices pour parvenir à leurs fins. Elles fragiliseront le résultat final en éveillant des forces de rappel et en stimulant l’énergie des oppositions. Il faut accepter l’idée que l’on engage une action qui dépasse l’horizon de notre vie personnelle, que le processus consiste à laisser sur la planète une trace qui sensibilisera d’autres esprits jusqu’à ce que la situation, au moment où elle est mûre, bascule. 

4. Chaque personne au sein du groupe doit accepter que ce qu’elle fait puisse ne lui apporter aucune reconnaissance et être parfaitement à l’aise avec cela. 

Chacun peut penser sincèrement qu’il est désintéressé. Mais, quand on a l’occasion d’animer de nombreux groupes, on se rend compte que ce n’est pas si facile. Être apprécié, reconnu pour ce qu’on dit ou fait est un ressort humain tellement profond que c’en est de l’ordre d’un réflexe qui peut nous conduire, si nous n’y veillons, à s’attribuer tout le mérite. 

5. Chaque personne, y compris dans le respect de la hiérarchie des rôle au sein de l’organisation, doit, quels que soient son sexe, sa religion, sa race ou sa culture, jouir d’une égalité fondamentale avec les autres. 

On crée une association sans but lucratif et, tout de suite - et c’est normal - il faut s’organiser, attribuer des rôles, se doter d’un président, d’un secrétaire, d’un trésorier, etc. Mais, au delà de ces rôles, le respect de l’égalité de chacun doit être assuré. Ce n’est pas facile non plus. 

6. Chaque membre du groupe doit exclure la violence, qu’elle soit en pensée, en acte ou en parole. 

L’écrivain américain Henry David Thoreau vivait sobrement et pacifiquement au coeur de la nature, au bord de l’eau. Il a écrit des livres magnifiques et notamment il a publié en 1849 « La désobéissance civile ». Ce livre est donné comme étant à l’origine du concept de non-violence et serait la lecture qui a inspiré Gandhi.

7. Mettre en cohérence les comportements privés et les postures publiques. 

La dissonance entre les comportements privés et le message que l’on veut transmettre finit par décrédibiliser le message. A l’inverse, la cohérence donne de la puissance au message. 

8. Pour les individus comme pour les groupes, agir avec intégrité. 

Quand on a des choix à faire - et on a en général beaucoup plus de choix possibles qu’on ne pense - et même s’il n’y a pas de choix parfait - privilégier systématiquement l’option qui affirme et respecte la vie. Jusque dans les petites choses. 

 

Invitation à féconder l’avenir 

 

Convaincu que nous devons et pouvons féconder l’avenir, je me suis donné aujourd’hui la mission de promouvoir les démarches que je viens d’évoquer. Dans un premier temps, je suis à la disposition de toute « poignée de braves gens » qui aimerait approfondir au cours d’un échange amical les sujets abordés dans cet article. Je le suis également de tous ceux qui voudraient aller plus loin, initier une démarche et être plus ou moins accompagnés*. J’envisage aussi, en fonction des retours que j’aurai, de créer une formation pour ceux qui voudraient devenir les initiateurs de ces démarches. 

 

*Pour me joindre, cliquer sur « Me contacter » en haut à droite de la page et me laisser un message. 

 

(1) Grâce à mon ami Laurent Marbacher que je remercie ici de cela. 

(2) Cf. Béatrice Barras, Une cité aux mains fertiles, éditions REPAS, 2019. 

(3) http://indisciplineintellectuelle.blogspirit.com/apps/m/a...

25/01/2021

La liberté, la joie et le reste

 

 

Sur la grand plage des Sables d'Olonne, l'exubérance des chiens enivrés par l’espace m'a toujours réjoui. Ils sont une invitation à l’enfant libre qui sommeille en nous, souvent assommé par le sérieux de l’âge adulte. Vendredi dernier, j'en ai vu un que j'ai trouvé particulièrement génial. De type colley écossais, il allait vers chaque congénère qui se présentait sur son chemin, faisait comme une invitation à jouer et hop! les deux compères, aboyant joyeusement, partaient à fond de train en faisant de grandes boucles qui, de temps en temps, passaient dans la mer où ils s’éclaboussaient sans ralentir. Puis, ses maîtres continuant d'avancer, l'infatigable colley les rejoignait et réitérait son invitation à un autre compère rencontré un peu plus loin. Il a fait cela cinq ou six fois jusqu’au terme des deux kilomètres de plage. Aucun chien n'a eu peur de le voir s’approcher et ne s'est dérobé à son invitation. Pour clôturer, il a traversé une mare au galop et fait s'envoler un nuage de mouettes. Je me suis dit: voilà le modèle du manager ou de l’enseignant. Il communique par sa posture et son énergie, il sait mettre les autres en mouvement, son élan entraîne sans effort et lui-même y trouve un plaisir essentiel. Une belle illustration du concept d’autotélisme développé par Mihaly Csikszentmihaliyi qui inspire mes parcours de développement. 

 

L’autotélisme me fait penser à un autre concept, celui de l’Enfant libre. Celui-là est du père de l’Analyse Transactionnelle, le psychiatre américain Eric Berne (1910-1970). L’Enfant libre est une de nos six instances intérieures que Berne appelle « états du moi », à côté du Parent Critique, du Parent Nourricier, de l’Enfant Adapté Soumis ou Rebelle et de l’Adulte. Ce sont des formes différentes de notre énergie personnelle que nous endossons de manière plus ou moins contrôlée en fonction de nos interactions avec ceux qui nous entourent. L’Enfant Libre est comme le chien sur la plage, il est joie et spontanéité. Il est aussi jaillissement et créativité. C’est l’énergie première sans laquelle nous ne serions pas. Quand je pense à un personnage qui incarnerait le mieux l’Enfant Libre, celui qui me vient aussitôt à l’esprit est Tom Sawyer, le jeune héros de Mark Twain. L’Enfant Libre, c’est évidemment celui qui fait l’école buissonnière. Dans un autre genre, on pourrait également citer François Bernardone, dit François d’Assise, ce troubadour que le commerce de draps de son père ennuie et qui préfère la liberté que la pauvreté procure, d’aller chanter Dieu et ses créatures sur des chemins improbables. Me vient aussi à l’esprit le visage de Gérard Philippe. 

 

L’excentricité est souvent l’une des manifestations extérieure de l’Enfant libre. Je suis en train de lire « Au royaume des glaces » d’Hampton Sides*, l’histoire vraie d’une expédition polaire dans le dernier quart du XIXème siècle. L’auteur y présente un personnage ayant réellement existé, James Gordon Benett, richissime propriétaire du Herald, qui va sponsoriser l’expédition de De Long. Doté d’une vitalité extraordinaire, Benett pratique de nombreux sports, toujours avec excès, et s’intéresse à tout. On le juge fantasque mais il est aussi génial. En 1870, convaincu qu’un journal doit aller au devant des histoires, il avait envoyé Henry Stanley au fin fond de l’Afrique à la recherche de Livingstone. Il a précédé Orson Welles dans le domaine du canular: s’il n’a pas imaginé comme lui une invasion d’extra-terrestres, en 1874 son journal a publié un faux reportage, plein de détails sanglants et macabres, sur une prétendue évasion des fauves du zoo de Central Park. Un jour, à Amsterdam, alors qu’il venait d’assister à un spectacle musical et désireux de courtiser la vedette féminine, il invita celle-ci à bord de son voilier avec toute la troupe. Puis, il fit discrètement lever l’ancre, promena tout ce monde sur l’Atlantique pendant plusieurs jours et se fit donner la pièce à bord. Au retour, il les indemnisa tous, le théâtre y compris qui avait perdu plusieurs représentations de son fait. 

 

Intérieurement, je pense que nous savons tous ce que nous ressentons quand nous accueillons notre Enfant Libre et aussi lorsque, par la même occasion, nous le sentons éventuellement faiblard, apeuré. Heureusement, nous avons aussi des relations qui, pour notre bonheur, savent mettre le leur aux commandes, et par résonance il vient alors stimuler le nôtre. Une de mes amies a ainsi le don subtil de tout enchanter d’un ton de voix, d’un sourire. Mais, vous l’aurez peut-être remarqué, l’Enfant Libre, sans même qu’il cause du tort, s’attire la désapprobation de certaines personnes. Il peut les inquiéter, comme dans le dessin dont j’ai choisi d’illustrer cette chronique. Elles peuvent aussi lui jalouser cette liberté qu’elles n’osent pas s’accorder. Sur la plage, la grande majorité des promeneurs qui croisait ce chien le trouvait sympathique et souriait. Il y avait aussi quelques indifférents, puis, tout de même, quelques visages fermés. C’est agaçant, n’est-ce pas, ces enfants, ces animaux - ces imbéciles - qui n’ont pas conscience de la gravité des choses ! J’avoue que leur agacement m’agace ! A leur sujet, de Gaulle parlait des « pisse-froid » et ma mère, moins militairement, des « éteignoirs ». 

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Il y a le faux Enfant Libre. Dans la typologie de Berne: l’Enfant Adapté Rebelle. Celui-là est constamment en conflit avec l’autorité mais il est, au vrai, dépendant et prisonnier de ce conflit. Il a besoin de cette figure à laquelle s’opposer. A l’intérieur de lui-même, ce n’est pas la joie pure de l’Enfant libre, mais la tension du chercheur de bagarre, et ce n’est pas la liberté qui règne mais le besoin d’un adversaire. L’Enfant Adapté Rebelle est la réponse mécanique à l’autorité normative, limitante, que Berne appelle le Parent Critique. L’Enfant libre vit, tout simplement. Il se réjouit du chien qui court sur la plage et ira peut-être courir avec lui, indifférent aux éteignoirs. Si, d’aventure, il transgresse, en faisant par exemple l’école buissonnière, ce n’est pas par provocation ou pour prouver quoi que ce soit. Défier une autorité quelconque ne l’intéresse pas. Notre Président de la République peut se plaindre de la prolifération des « procureurs », mais cette prolifération est un effet mécanique. Quand je regarde l’expression récurrente des visages de nos politiques depuis des mois, j’ai l’impression d’une galerie de Parents Critiques. Quand ce n’est pas l’Enfant Adapté Soumis, le Parent Critique suscite face à lui l’Enfant Adapté Rebelle. En revanche, tous nos « procureurs » feraient bien de se méfier: ce n’est pas parce qu’ils expriment leur colère qu’ils manifestent leur liberté. Le philosophe Alain disait: « A qui veut empêcher ma liberté, je la prouve témérairement ». Je vois, par exemple, qu’après n’avoir pu assister au départ du Vendée Globe, on râle maintenant d’être interdits d’accueillir les skippers qui reviennent de leur tour du monde. Râler est une attitude d’Enfant Adapté Rebelle. Pour Berne, l’Enfant Adapté Rebelle et l’Enfant Adapté Soumis ne sont que les deux faces d’une même pièce. 

 

 

La culture, l’éducation et les règlementations ont tellement brimé l’Enfant Libre et il en est résulté tant de frustrations qu’il s’en faut de peu qu’on le considère comme l’état idéal. Cependant, ce n’est pas si simple. D’abord, se sentir frustré ne prouve pas la légitimité du désir bridé. Mais, sans malice aucune, sans intention de nuire, l’énergie de l’Enfant Libre est par nature égoïste et anarchique. Le chien fou peut se retrouver dans un jeu de quilles. Ce que j’ai évoqué plus haut de James Benett en donne un bon exemple. Sa fortune lui permettait de compenser les préjudices que sa conduite pouvait entraîner, mais, pour un Enfant Libre aux moyens ordinaires, c’est plus compliqué. La société s’emploie à se protéger de cette énergie par l’intériorisation de la discipline. Malheureusement, de la discipliner à l’inhiber, il n’y a pas une grande distance, d’autant que moins on supporte l’insécurité plus on veut contrôler. Si je ne suis pas partisan de la devise facile « Il est interdit d’interdire », il me semble néanmoins que notre matrice sociale, renforcée par la gestion de la crise sanitaire, engendre beaucoup d’Enfants Adaptés, qu’ils soient rebelles ou soumis. Or l’Enfant Libre est indispensable à la fois à la joie de vivre et à la créativité d’une société. Il y a un équilibre à ajuster. En attendant, retrouver chacun d’entre nous notre Enfant Libre, vivre avec lui en bonne intelligence, peut être de l’ordre d’une hygiène ou d’une reconquête. 

 

* Editions Paulsen, 2018. Hampton Sides est aussi l’auteur de The lost city of Z, dont James Gray a tiré un film. 

20/09/2020

La liberté et le sentiment de liberté

 

 

Jusqu’à l’arrivée du covid, les espaces publics au grand air - les rues, les places, les quais, les rivages, les marchés de plein vent - étaient des lieux où l’on se sentait libre. Certes, il y avait des règles formelles ou informelles à respecter: la courtoisie, le code de la route avec ses feux de circulation et ses passages pour piétons, les conventions vestimentaires. Mais, à part pour certains d’entre nous à qui un panneau limitant la vitesse à 80 km / heure fait les mêmes effets qu’un chiffon rouge, la frustration était nulle. Dans le monde d’avant, on respirait donc librement. La seule autorité que l’on ressentait était notre autorité intérieure, autrement dit notre liberté au sein d’un monde organisé. Peut-être étions-nous simplement bien adaptés.

 

Depuis le confinement et même avec le déconfinement, la sensation qui prédomine est celle de l’omniprésence d’une autorité extérieure. «  Big brother is watching you. » Ce gente de situation est d’autant plus pesant que l’autorité en question ne nous semble pas mériter notre confiance, voire même que nous avons des doutes quant à sa légitimité. Ce point est à souligner, car il peut y avoir là une zone de fracture potentielle. En attendant, avec ou sans masque, l’air que nous respirons dans la rue en est comme appauvri de son oxygène. Peut-être cela passera-t-il et avons-nous seulement besoin d’un temps d’adaptation à ces règles plus restrictives, après lequel nous retrouverons notre ponctuellement souffreteux sentiment de liberté. Peut-être la fin de l’avant-dernier film de Clint Eastwood, La Mule, est-t-elle une métaphore du bonheur que nous pouvons attendre de l’avenir.

 

Dans l’espace privé, bien qu’évidemment plus étroit, on respire un peu mieux. Mais seulement parce que le contrôle ne s’y exerce pas directement. Pas encore. Cependant, en attendant que les pandores ou les smartphones viennent s’y assurer de nos comportements, pour la première fois dans l’histoire les injonctions à la distanciation sociale et au port du masque sont répétées ad nauseam par la radio et la télévision. Je dois avouer que je commence à en avoir assez du storytelling de « René qui prépare le barbecue » et de « Selim qui rend visite à sa grand-mère ». Vivement qu’il pleuve sur le barbecue de René et que Selim aille voir sa grand-mère au cimetière !

 

Le débat sur le masque n’en finit pas. Est-il efficace, ne l’est-il pas ? Que pourrait-il cacher d’autre que notre visage ? On se souviendra que son histoire a commencé avec des déclarations unanimes de nos dirigeants et experts. « Les masques n’ont aucun intérêt pour le grand public » (Jérôme Salomon, médecin infectiologue, directeur général de la Santé, BFMTV, 4 mars). « Le port de masque, en population générale dans la rue, ça ne sert à rien » (Edouard Philippe, Premier ministre, TF1, 13 mars). « Je suis surpris de voir par la fenêtre de mon ministère le nombre de personnes qui sont dans la rue avec des masques (…) alors que cela ne correspond pas à des recommandations » (Olivier Véran, médecin, ministre de la Santé, déclaration à la presse, 16 mars). Les mêmes, sans rougir, sans présenter d’excuses, sans faire amende honorable, ont transformé ce masque qu’ils disaient inutile en impératif catégorique. Il est même devenu une menace de punition pour les dévergondages collectifs que seraient des retrouvailles familiales. Tous ces aspects triviaux ne doivent pas nous faire oublier la dimension symbolique de l’affaire, qui est sans doute première.

 

Derrière ce débat qui frise parfois l’empoignade, il y a au moins trois logiques d’action: la logique sanitaire, la logique relationnelle et la logique de la liberté. Les mauvais esprits en rajouteront une quatrième: la logique politique. Aujourd’hui, je vous laisserai explorer vous-mêmes ce terrain.

 

La logique sanitaire est une logique de précaution. A ce titre, on ne saurait trop faire peur aux enfants afin qu’ils ne traversent pas la rue. A partir de là, on peut repérer l’amplification naturelle à cette logique : chacun, par sécurité, rajoute son tour de vis afin de ne pas être plus tard accusé d’une coupable incurie. Avec une telle dérive, on peut en venir à tuer les gens pour leur éviter de tomber malades. Quant à l’efficacité des mesures, à leur opportunité ou à leurs dégâts collatéraux, les opinions même scientifiques sont divisées comme tout ce qui touche depuis le printemps à cette épidémie. Donc, on les adoptera toutes, ensemble ou successivement. Même si l’on ne pourra jamais rien prouver, lorsqu’on sera sorti de l’auberge - à condition d’en sortir - on pourra toujours leur attribuer tout ou partie de notre salut et chacun de leurs promoteurs pourra réclamer sa part de la gratitude populaire.

 

La logique sanitaire actuelle est en opposition impitoyable avec la logique relationnelle. Celle-ci vient de nos tripes: nous sommes des êtres sociaux, affectifs, dont les sens sont orientés à la communication. Les poignées de main, les bises, les étreintes, quand elles sont interdites, constituent un appauvrissement cruel de notre vie sensorielle. Le visage de l’autre, quand nous pouvons le voir, est en général la première chose que nous regardons de lui, qui nous parle de lui, de ce qu’il vit dans le moment, de ce qu’il peut représenter pour nous. Le philosophe Alain disait que la bouche est plus révélatrice de quelqu’un que ses yeux. Les expressions du visage qui partent des mâchoires précisent nos mots, les teintent d’émotion, de sincérité ou de mensonge, parfois même les remplacent. Sous le masque, nous pouvons sourire, faire la grimace, esquisser un baiser ou tirer la langue, nos yeux en diront si peu et de manière tellement ambiguë que l’incommunicabilité prévaudra. Si l’on devait porter durablement cette muselière, sans doute faudrait-il apprendre une gestuelle compensatrice.

 

Enfin, il y a la logique de la liberté. Le masque est quelque chose que je n’ai jamais porté de ma vie, qu’à tort ou à raison m’impose une autorité qui à l’origine le déconseillait. Si j’ai un caractère naturellement discipliné, voire soumis, je n’en aurai pas beaucoup d’états d’âme. Il se peut même que la figure du protecteur en filigrane de ces injonctions me rassure. En revanche, si j’ai le rapport à l’autorité sourcilleux, ce n’est pas la même histoire. Pour citer à nouveau Alain: « Si quelqu’un veut empêcher ma liberté, je la lui prouve témérairement ». En tout cas, j’aimerais ici pointer une autre dérive que je trouve dangereuse: chez un certain nombre de personnes, la discipline des gestes entraîne l’abdication de la pensée. Il leur est difficile de porter le masque tout en gardant leur esprit critique. Un pas de plus et, même en étant aussi respectueux des règles qu’elles, si vous vous autorisez à exprimer le moindre doute devant elles, vous serez accusé de délit d’opinion.

 

Eprouver le sentiment de la liberté est relatif aux situations que nous vivons et à ceux avec qui elles nous confrontent. Ce sentiment est relié à des symboles qui sont différents selon les individus. Pour certains, c’est le choix du vêtement, pour d’autres le rapport au temps, au langage, à l’occupation de l’espace public, etc. Parfois, le sentiment de la liberté a besoin de se vivre plus intensément et c’est alors l’entrée en transgression, en résistance ou en lutte. Il y a deux formes vestimentaires apparemment opposées qui nous invitent à nous écarter d’une opinion binaire : le niqab et le crop top. On peut décider que porter l’un ou l’autre est une forme de soumission: la collégienne qui montre son nombril adhère à une dynamique grégaire promue par les réseaux sociaux, la musulmane qui à l’inverse se voile de la tête aux pieds à une coutume séculaire maintenue par les mâles. Mais on peut aussi imaginer que la collégienne, face aux injonctions puritaines des adultes, affirme sa liberté en adhérant à un mouvement provocant, et que la femme voilée revendique son identité culturelle face à ce que notre société - pour elle étrangère - entend lui imposer. Dans les deux cas, il y a en même temps l’acceptation d’un conformisme et l’exercice d’une résistance.

 

L’économie du sentiment de liberté résulte donc de la façon dont je réponds à ces deux questions:
- face à qui veux-je en priorité affirmer que je suis libre ?
- entre plusieurs conformismes, lequel sied-il à l’identité que je cultive ou veux afficher ?

Mais, dans la situation où nous nous retrouvons du fait de l’épidémie, la question fondamentale est plutôt celle de la liberté que du sentiment de liberté:

- jusqu’où sommes-nous prêts à échanger des pans de notre liberté contre une sécurité plus ou moins démontrée ?

En poussant le bouchon un peu plus loin:

- Au delà de quel niveau de restriction, le risque est-il préférable à la sécurité ?