18/01/2024
Fécondons l’avenir !
Au XIXème siècle, les personnes qui connaissent des difficultés financières n’ont d’autre choix qu’aller frapper à la porte des usuriers. En raison d’intérêts excessifs, le remboursement de la dette est laborieux, l’appauvrissement, la faillite et la spoliation sont souvent au rendez-vous. En Rhénanie, à l’initiative d’un bourgmestre, Frédéric-Guillaume Raiffeisen (1818-1888), un groupe de villageois se réunit, qui décident de mettre de leur épargne en commun afin d’accorder des prêts à un taux honnête aux citoyens impécunieux. Des agriculteurs peuvent ainsi acquérir un lopin de terre, des éleveurs augmenter leur cheptel, des artisans s’installer et de nombreuses familles améliorer leur situation. C’est l’enclenchement d’un processus d’émancipation. L’initiative fait florès et se multiplie rapidement. Elle s’étendra au point d’engendrer quelques-unes des principales banques qui existent aujourd’hui: en France le Crédit agricole et le Crédit mutuel, en Allemagne la Raiffeisen Bank, en Suisse les Caisses Raiffeisen, au Québec les Caisses Desjardins, en Hollande la Rabobank, en Belgique la C.E.R.A. et à travers le monde d'innombrables banques coopératives. Au départ, il n’y a eu que la réunion d’une poignée de braves gens soucieux du bien commun.
Dans une précédente chronique, j’ai brossé le fonctionnement du monde dont nous devons nous émanciper. C’est un monde dangereux à plusieurs titre, mais, fondamentalement, parce qu’une élite - sans nous consulter - s’est fait une représentation de l’avenir souhaitable et a la prétention de mettre en oeuvre une gestion parfaite de la planète et de sa population. Cet objectif de perfection, aidé de l’intelligence artificielle et de l’omniprésence numérique, nous met inéluctablement sur la voie du totalitarisme. Cela signifie que nous devrons bientôt abdiquer les capacités créatrices et le besoin de sens qui, depuis l’émergence de la conscience, sont les voies d’épanouissement de notre espèce, que nous devrons nous en remettre pour tout à une organisation imposée. C’est la dépossession de nous-mêmes dont nous avons eu un échantillon avec la gestion de la « crise sanitaire », je n’y reviendrai pas.
Ce qui nous aliène au système, ce ne sont pas nos besoins mais les solutions qu’il leur donne et que nous adoptons faute d’autres options. Par nos choix au long du temps, nous sommes les créateurs de cette situation: grâce à l’enrichissement que nous lui avons procuré, le système s’est émancipé. Aujourd’hui, dans de nombreux domaines, il nous domine et entretient notre dépendance. Représente-t-il pour autant désormais la seule façon que nous avons de satisfaire nos besoins ? Assurément non. La clé de notre avenir réside dans la manière dont dès maintenant nous nous engageons - comme Raiffeisen - dans l’invention et l’expérimentation de solutions nouvelles. C’est ainsi que l’on féconde l’avenir.
Une approche nécessairement globale, systémique et heuristique
Il y a beaucoup de personnes et de groupes, un peu partout, qui font déjà dans ce sens un travail remarquable. La plupart me semble concentrée sur la question de la nourriture qui est indéniablement vitale: « primum vivere ». Il y a par exemple tous ceux qui - à travers ou non le prisme survivaliste - promeuvent l’autonomie alimentaire locale, le jardinage, la permaculture, les potagers collectifs. Je remarque aussi des initiatives autour de la santé avec la recherche de solutions alternatives passant sous les radars de BigPharma et de ses complices. Ce que je propose est, dans le même esprit, d’engager une démarche globale: prendre avec méthode l’ensemble de nos besoins fondamentaux, observer comment nous les satisfaisons actuellement, comment ils interagissent, quels risques ou insuffisances comportent nos solutions actuelles, afin quand cela s’avère nécessaire d’ouvrir d’autres voies.
Par rapport à l’objectif d’une telle reconstruction sociale, économique et même anthropologique, depuis une trentaine d’années que je l’ai découverte (1) je n’ai pas trouvé de meilleure modélisation de nos besoins fondamentaux que celle de l’économiste chilien Manfred Max-Neef (1932-2019). Je la trouve particulièrement pertinente en ce qu’à l’instar d’une planche anatomique des méridiens et des points d’acupuncture, elle cartographie un système et désigne les points d’où l’on peut le faire évoluer.
Selon Manfred Max-Neef, les êtres humains, quelles que soient leur race ou leur culture, ont en commun neuf besoins fondamentaux : de subsistance, de relations affectives, de sécurité, de compréhension, de participation, de loisir, d’identité, de liberté et d’exercice de leurs capacités créatrices. Plus tard, il a jugé nécessaire de rajouter à son système un dixième besoin: le besoin spirituel ou besoin de sens. Ce qui fait la différence entre les sociétés et les civilisations, c’est la manière de hiérarchiser ces besoins et de les satisfaire. En complément à cette notion de hiérarchisation, Max-Neef a aussi recensé quatre modalités de satisfaction et cinq types de solutions.
Les quatre modalités sont le faire, l’avoir, l’être et l’interagir. Nous pouvons par exemple satisfaire nos besoins alimentaires en cultivant notre jardin (faire), en achetant notre nourriture (avoir), en prêtant à d’autres jardiniers des parcelles que nous n’avons pas la possibilité ou l’envie de cultiver nous-mêmes (interagir). Nous pouvons aussi choisir la « sobriété heureuse » de Pierre Rabhi ou la frugalité du moine bouddhiste (être). Autre exemple: si j’observe mon besoin de sécurité, je peux travailler sur mes peurs (être), déléguer ma protection à une autorité extérieure (avoir), me protéger moi-même, seul ou dans le partage (faire et interagir). Au surplus, tous nos besoins sont en interaction: des « transactions » peuvent se faire entre eux, quand par exemple une personne renonce à sa liberté en échange de protection.
Quant aux solutions, elles peuvent être destructrices, inadaptées, inhibitrices, univoques ou synergiques. Une solution est destructrice quand, pour répondre à un besoin, elle détruit les moyens de répondre à un autre besoin: par exemple, le bétonnage d’un terrain maraîcher afin de construire des logements. Elle est inadaptée si elle apaise un symptôme sans traiter la cause: l’abus de l’alcool pour lutter contre l’angoisse. Elle est inhibitrice, quand la satisfaction d’un besoin empêche la satisfaction d’un autre: les parents qui répondent au besoin de sécurité de l’enfant mais en étant protecteurs à l’excès étouffent son aspiration et son aptitude à la liberté. La réponse est univoque quand elle satisfait un seul besoin. Enfin, elle est synergique quand elle permet d’en satisfaire plusieurs à la fois. Autant dire tout de suite que cette dernière est particulièrement intéressante. Je vais en donner une illustration.
Il s’agit d’une cité qui se trouve à Valence, dans la Drôme (2). Au départ, y cohabitent dans une méfiance réciproque une cinquantaine de nationalités différentes. Ces familles déracinées ne se sont pas ré-enracinées. Aussi, peu leur importe le lieu où elles ont échoué: on abandonne dans la cour le vieux réfrigérateur, on jette les ordures par la fenêtre, les rodéos de mobylettes détruisent des espaces qui n’ont pas eu le temps d’être verts, les dealers commencent à ouvrir leur petit commerce. Ce qui va faire basculer cette situation est la réponse favorable de la mairie à la demande de transformer en jardins potagers les espaces au pied des immeubles. Cette demande provient d’un besoin: celui de familles miséreuses d’améliorer leur ordinaire. Or, à partir de là, les habitants vont s’approprier leur lieu de vie. Ils vont se reconnaître mutuellement à travers l’activité de jardinage qu’ils pratiquent. Des relations d’entraide se noueront naturellement. On ne délèguera plus à la police l’évacuation des deux-roues qui viendraient faire du rodéo sur les cultures. Les sauvant du naufrage de l’oisiveté, d’une solitude farouche et d’une posture victimaire passive, le jardinage ne va pas seulement les aider à mieux se nourrir, il va les rendre plus heureux d’eux-mêmes et leur permettre de manifester leur sociabilité. Dans la classification de Max-Neef on peut dire que la création de ces potagers est une réponse synergique.
Les choix que fait ainsi une population façonnent en retour les êtres humains qui la composent et leurs modes de sociabilité. C’est un engendrement réciproque qui illustre le principe de récursivité d’Edgar Morin. Une population au sein de laquelle la modalité de l’avoir prédomine produit des individualistes à la recherche permanente des moyens d’avoir ce qu’elle convoite. J’ai besoin de quelque chose, je l’achète, je la paye, je suis quitte. Je ne suis pas obligé de développer des compétences relationnelles, d’être partie prenante au sein d’une construction collective, puisque le fait de payer me libère de toute dette sociale et même de tout souci de l’autre. On peut parler d’une addition d’intérêts égocentriques, mais pas d’une société. En revanche, si les solutions choisies donnent une certaine place à l’interagir, on aura un développement de la sociabilité. Cela ne signifie aucunement que tout le monde deviendra beau et gentil: vivre en société suppose des frottements à gérer, des comportements à développer et des régulations à respecter.
Le processus de la réussite
Pour féconder l’avenir, il convient de mettre en route un processus conjuguant méthode, créativité et expérimentation. La première étape est, comme l’a fait Raiffeisen, de réunir une poignée de braves gens qui ont tout simplement envie que les choses aillent mieux et qui s’embarquent délibérément dans une démarche heuristique. Il est nécessaire que ce soit un groupe et un groupe local. Un groupe, parce l’intelligence et la créativité collectives qui se frottent au réel seront toujours supérieures à celles d’un individu qui compile des informations dans son bureau. Un groupe localement enraciné, parce qu’il ne s’agit pas seulement d’imaginer, il s’agit de mettre en oeuvre dans un environnement bien réel, d’avancer au rythme de l’expérimentation et de ses résultats - la démarche heuristique. Les membres d’un tel groupe ne sont pas des consultants chargés de produire des recommandations: ils sont les solutions qui s’incarnent.
Après Frédéric-Guillaume Raiffeisen et Manfred Max-Neef, je voudrais inviter un autre de mes inspirateurs: Stephan A. Schwartz. Ecrivain, chercheur, aventurier, philosophe, auteur et producteur de documentaires, Schwartz a consacré une partie de sa vie à comprendre comment un petit nombre de personnes parvenait dans certains cas à changer l’histoire. Il a d’abord constaté que les politiques brutales et coercitives n’ont pas de résultats durables. En revanche, en observant les mouvements qui ont réussi, il a décelé ce qu’il appelle « les huit lois pour obtenir des changements positifs et durables dans le monde » (3). En voici un aperçu.
1. La personne et le groupe doivent porter un vrai dessein.
Il ne s’agit pas d’avoir une idée molle ou un consensus intellectuel. Il faut qu’il y ait un véritable désir, profondément partagé, un engagement que l’on assumera dans la durée.
2. Les personnes et le groupe peuvent avoir des objectifs, mais les résultats ne doivent pas les obséder.
Il faut s’entendre sur les finalités, mais il faut écarter un engagement qui serait fondé sur des solutions préconçues qui créeraient des concurrences au sein du groupe et dont la mise en oeuvre ne tiendrait pas compte de la situation telle qu’elle va se découvrir et évoluer. Il convient de laisser aux solutions la possibilité d’émerger au fur et à mesure que l’on avance. C’est dans ce sens que j’ai évoqué une démarche « heuristique ».
3. Chaque personne au sein du groupe doit accepter que les objectifs puissent ne pas être atteints au cours de son existence et être à l’aise avec cela.
Le système dont nous voulons nous émanciper a mis des décennies à s’installer. C’est une sédimentation. Il a en outre la puissance que donne la concentration de richesse. Si nous pouvons espérer un « effet papillon », un basculement, acceptons que l’histoire puisse également être longue et requérir notre constance. Or, les personnes pressées de voir des résultats peuvent être tentées de s’engager dans des stratégies dominatrices pour parvenir à leurs fins. Elles fragiliseront le résultat final en éveillant des forces de rappel et en stimulant l’énergie des oppositions. Il faut accepter l’idée que l’on engage une action qui dépasse l’horizon de notre vie personnelle, que le processus consiste à laisser sur la planète une trace qui sensibilisera d’autres esprits jusqu’à ce que la situation, au moment où elle est mûre, bascule.
4. Chaque personne au sein du groupe doit accepter que ce qu’elle fait puisse ne lui apporter aucune reconnaissance et être parfaitement à l’aise avec cela.
Chacun peut penser sincèrement qu’il est désintéressé. Mais, quand on a l’occasion d’animer de nombreux groupes, on se rend compte que ce n’est pas si facile. Être apprécié, reconnu pour ce qu’on dit ou fait est un ressort humain tellement profond que c’en est de l’ordre d’un réflexe qui peut nous conduire, si nous n’y veillons, à s’attribuer tout le mérite.
5. Chaque personne, y compris dans le respect de la hiérarchie des rôle au sein de l’organisation, doit, quels que soient son sexe, sa religion, sa race ou sa culture, jouir d’une égalité fondamentale avec les autres.
On crée une association sans but lucratif et, tout de suite - et c’est normal - il faut s’organiser, attribuer des rôles, se doter d’un président, d’un secrétaire, d’un trésorier, etc. Mais, au delà de ces rôles, le respect de l’égalité de chacun doit être assuré. Ce n’est pas facile non plus.
6. Chaque membre du groupe doit exclure la violence, qu’elle soit en pensée, en acte ou en parole.
L’écrivain américain Henry David Thoreau vivait sobrement et pacifiquement au coeur de la nature, au bord de l’eau. Il a écrit des livres magnifiques et notamment il a publié en 1849 « La désobéissance civile ». Ce livre est donné comme étant à l’origine du concept de non-violence et serait la lecture qui a inspiré Gandhi.
7. Mettre en cohérence les comportements privés et les postures publiques.
La dissonance entre les comportements privés et le message que l’on veut transmettre finit par décrédibiliser le message. A l’inverse, la cohérence donne de la puissance au message.
8. Pour les individus comme pour les groupes, agir avec intégrité.
Quand on a des choix à faire - et on a en général beaucoup plus de choix possibles qu’on ne pense - et même s’il n’y a pas de choix parfait - privilégier systématiquement l’option qui affirme et respecte la vie. Jusque dans les petites choses.
Invitation à féconder l’avenir
Convaincu que nous devons et pouvons féconder l’avenir, je me suis donné aujourd’hui la mission de promouvoir les démarches que je viens d’évoquer. Dans un premier temps, je suis à la disposition de toute « poignée de braves gens » qui aimerait approfondir au cours d’un échange amical les sujets abordés dans cet article. Je le suis également de tous ceux qui voudraient aller plus loin, initier une démarche et être plus ou moins accompagnés*. J’envisage aussi, en fonction des retours que j’aurai, de créer une formation pour ceux qui voudraient devenir les initiateurs de ces démarches.
*Pour me joindre, cliquer sur « Me contacter » en haut à droite de la page et me laisser un message.
(1) Grâce à mon ami Laurent Marbacher que je remercie ici de cela.
(2) Cf. Béatrice Barras, Une cité aux mains fertiles, éditions REPAS, 2019.
(3) http://indisciplineintellectuelle.blogspirit.com/apps/m/a...
15:58 | Lien permanent | Commentaires (7) | Tags : raiffeisen, avenir, civilisation, max-neef, stephan schwartz, nouvel ordre mondial, liberté
29/06/2009
Appel à la Métamorphose du Monde
Un très beau texte signé d'Edgar Morin, Pierre Gonod et Paskua sur le site de l'Institut Polanyi:
http://www.institutpolanyi.fr/index.php?option=com_conten...
16:01 | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : économie, politique, civilisation, éthique, art, humanisme
18/02/2008
Le prix de la civilisation
Cette note figure désormais dans le recueil
Les ombres de la caverne
Editions Hermann, juillet 2011
07:15 | Lien permanent | Commentaires (2) | Tags : film, civilisation, démocratie, citoyen