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07/06/2020

Coronavirus: un autre récit 

 

 

Exercice narratif

 

Il est faux de dire que les dieux sont cruels envers les hommes. Les dieux délivrent les humains de l’incertitude. Ils leur disent que croire, ce qu’est le monde et qui ils sont. Grâce à eux, la cruauté du doute est écartée. Les dieux disent aussi ce que, dans telle ou telle circonstance, il convient de faire, quand, comment, où, avec qui, et ainsi ils rassurent. Grâce à leur intervention, la condition des êtres potentiellement doués de compréhension est rendue supportable. Mais il arrive que les dieux se brouillent. Qu’ils se brouillent entre eux et que leur image se brouille. L’Olympe devient flou, l’image tremble, se dédouble comme sur un vieux téléviseur. C’est alors, pour les hommes, une grande épreuve.

 

Cela commença par Cassandre qui, toute agitée comme à son habitude, annonça un mal invisible qui avait commencé de se répandre, frappant ici et là. Une sorte d’hydre qui tuait. A l’entendre, depuis que l’humanité existe, il était le plus redoutable de tous les démons jamais lâchés sur cette planète. Il semblait qu’il dût infailliblement la conquérir et la débarrasser de l’espèce qui essaye de se tenir debout. Relayés ici et là, partout où il semblait que la bête se manifestât, les cris de la Troyenne finirent par être entendus. Mais l’on sait que Cassandre a toujours tort. L’un des dieux et non le moindre, balayant cette menace comme une mouche importune, de son nuage invita les hommes à refuser l’inquiétude et les enjoignit, au contraire, de poursuivre leurs réjouissances et leurs travaux. Ils l’entendirent, car il allait dans le sens de leurs penchants et de leurs habitudes. 

 

Mais cela tourna très vite au « Mangeons et buvons, car demain nous mourrons! »

 

Sur l’Olympe, les dieux alors se réunirent et chacun y alla de son magistère et de sa vérité. D’en bas, les hommes, sidérés, atterrés, les regardaient gesticuler, se contredire, s’entre-maudire. Etait-il possible qu’il y eût plusieurs vérités - c’est-à-dire aucune ? Où donc était passée la fonction divine, mère de la science et des réponses claires ? La réalité une, unique, exclusive, le charisme qui permet de la faire partager, auraient-ils été dérobés à l’Olympe ? La seule chose que les hommes connurent pour certaine fut le nom de la créature diabolique: Coronavirus. L’un des attributs des dieux étant de nommer les choses et les êtres, apprendre cela ne fut ni une surprise ni vraiment une consolation. Mais enfin, si on la nommait, c’est qu’on la connaissait déjà un peu. On saurait donc quoi faire. Pour le reste, le lieu qui l’avait vu naître, les noces contre-nature qui l’avaient engendrée, cela resta scellé par le mystère qui règne presque toujours sur les origines et dont la révélation est réservée aux dieux. 

 

C’est à son contact le plus rapproché que l’on apprit un peu davantage de ce rejeton de l’enfer. Mais, là aussi, passées les premières évidences, la confusion revint. D’abord, il apparaissait et disparaissait. Visible au moment de l’agression, il s’évanouissait ensuite, comme dissous dans le corps de sa victime. Il s’en prenait, dit-on d’abord, aux poumons qu’il vérolait. Ah! non! Pas si simple. S’il s’en prenait à la fonction respiratoire, c’était plutôt - semblait-il - en affaiblissant le sang, véhicule de l’oxygène. Prodromes étranges: il faisait perdre le goût et l’odorat. Quand vous songez que le souffle est l’allégorie de l’esprit et de la vie, et que le goût et l’odorat évoquent les plaisirs de celle-ci, quel étrange signe ! Mais la vermine peut s’en prendre aussi aux reins, au système nerveux, au foie. En définitive, presque à tout. Il se pourrait également qu’avant de s’évanouir dans la nature, comme un mafioso qui va donner ses ordres aux tueurs à gage avant de s’esquiver, elle active une bactérie du microbiote, qui ferait le sale boulot. Elle s’en prend de préférence aux vieux, aux gros, aux diabétiques, aux cardio-vasculopathes. Elle épargne les jeunes et surtout les enfants. Encore que l’on compte aussi des cas mortels dans ces populations-là. Et même chez les maigres et en bonne santé. Elle se déplace dans l’air, se pose un peu partout, se communique par le contact, par le souffle, par certaines humeurs. 

 

Jaloux de Cassandre et ayant inhalé comme la Pythie de Delphes les vapeurs du prophétisme, l’un des dieux se mit à vaticiner. Il y aurait, prédit-il, des millions de morts. Un autre, d’un rang divinatoire apparemment inférieur, se récria et parla d’une folle exagération. L’Olympe, d’émotion, en retrouva une forme d’harmonie. Une exagération ? Comment oser un tel blasphème ! En vérité, la menace était terrible et malheur à celui qui la contesterait. Certains se frottaient les mains: il n’est de péril qui ne recèle son opportunité. Où les humains ont peur, il y a toujours quelque chose à glaner : gloire, argent ou pouvoir.

 

Cependant, au sein des tourments de cette triple transe, à la fois biologique, intellectuelle et métaphysique, des décisions furent prises. Quand on ne sait pas quoi penser, savoir quoi faire est une consolation. Et plus la peur est grande, plus on sera rassuré par des mesures extrêmes. Les dieux prirent la situation dans leur divine poigne. « Humains, vous revenez à votre souillure originelle qui fait de vous le véhicule de tous les maux. Votre contact est impur, l’air qui sort de votre gorge est impur. Vous pouvez tuer votre semblable rien qu’à l’approcher ou à lui parler. La flagellation est passée de mode, mais, comme jadis les femmes qui avaient leurs menstrues, cloitrez-vous et, si vous devez absolument sortir de vos gîtes, que ce soit furtivement et la face voilée! » 

 

Au début, les rites apaisent la peur. Ils donnent un sentiment de contrôle et de protection. Comme on trempait les doigts dans le bénitier en pénétrant dans une église, on se lave les mains en entrant dans les boutiques. Comme les femmes se couvraient la tête en présence du sacré, on se couvre le visage. Dans le pronaos (1) des files d’attente, on garde la distance prescrite par la géométrie sacrée. Dans un second temps, cependant, les rites finissent par exacerber la peur. Parce qu’à les répéter sans cesse, on s’imprègne jusqu’à l’intoxication du sentiment de l’omniprésence de la menace. Puis, on observe « l’autre »: fait-il ce qu’il faut pour me protéger ou se moque-t-il de risquer ma vie ? C’est ainsi que certains glissent dans l’obsession, deviennent puritains et bientôt chasseurs de sorcières. « Celui qui voit le Mal et ne le dénonce pas est complice du Mal ».   

 

De même qu’en de semblables circonstances le Moyen-Age multiplia les offices et les prières, la litanie du coronavirus, de son envahissement inexorable, du comptage de ses morts, fut psalmodiée à toute heure. « Il est toujours là, il est dangereux. Respectez les rites ! » De même que cette époque de ténèbres exigeait repentance, carêmes, jeûnes et privations propitiatoires, les dieux interdirent les fêtes, les retrouvailles, la fréquentation des bois, des mers et des montagnes. On fit aussi des sacrifices. Celui des vieillards, puisqu’ils étaient le plus susceptibles d’être contaminés. Comme on n’est plus à l’époque des bûchers, on se contenta de les mettre au jeûne affectif tant il est vrai que, pour passer plus léger de l’autre côté, il faut avoir appris à se défaire de tous les attachements. 

 

Quand, au terme de longs mois, un soleil bienveillant voulut reconnaître les sincères efforts des humains et annonça le retrait de la marée maléfique, ceux-ci se retrouvèrent comme des taupes chassées de leur trou à la lumière du jour. Clignant des yeux, ils se regardèrent, virent qu’ils n’étaient pas tous morts. Dans un immense soulagement, ils levèrent de nouveau leurs yeux vers l’Olympe et n’eurent que gratitude pour les dieux qui les avaient sauvés. 

 

(1) Espace précédent l’entrée dans le temple. 

23/01/2011

Trahis et abandonnés: le salut ?

 

L’entreprise nous a trahis et l’Etat nous abandonne.

L’entreprise nous a trahis. J’ai eu le premier soupçon que la logique boursière dévoyait l’entreprise lorsque, dans les premiers jours de 1988, préparant une série de conférences sur le krach de 87, j’eus la confirmation que jamais les entreprises françaises ne s’étaient aussi bien portées qu’en cette année qui était pourtant à marquer d’une pierre noire. Puis, au début des années 90, il y eut la démonstration du génial Claude Riveline : il y avait une constante entre l’annonce par une entreprise de licenciements massifs et l’augmentation de sa valeur en bourse. A peu près au même moment, si ma mémoire est bonne, une thèse démontrait que les fusions, prônées au nom de la compétitivité, n’avaient en fait de bénéfices que pour l’égo et le portefeuille des dirigeants qui l’emportaient. Ensuite, nous avons eu les « années mondialisation » et le chant des sirènes néolibérales qui a endormi notre vigilance. On détruisait de l’emploi chez nous, mais en en créant ailleurs, on propageait à la Terre entière la version du progrès mise au point par l’Occident. Il suffirait que nous gardions un pas d’avance pour recréer de l’emploi tout en voyant s’accroître sans cesse notre « pouvoir d’achat ». Pour faciliter cette mécanique des fluides matériels, financiers et humains, il fallait déréguler, et on dérégula vaillamment. On délocalisa de plus en plus. On produisit où c’était le moins cher, multipliant les maquiladoras et les sweatshops pour alimenter nos marchés au moindre coût. On produisit où c’était le moins règlementé, de façon à économiser sur la sécurité des gens et de l’environnement. C’est ainsi qu’on a eu Bhopal - et bien d’autres sinistres dont on a moins parlé, voire pas du tout. Les plus-values boursières devinrent la préoccupation unique des dirigeants, qui d’ailleurs y abreuvaient une soif de richesse dont les limites reculaient sans cesse. La rémunération des CEO a crû ainsi sans commune mesure avec celle du salarié moyen. Plus grave, vendre n’importe quoi et s’enrichir de n’importe quoi a pris le dessus sur toute autre considération. Les scandales de ces derniers mois dans le secteur de la santé nous ont permis de voir enfin la pointe de l’iceberg et le cynisme qui guide le système.  Mais on aurait pu s’en rendre compte plus tôt. On pouvait déjà savoir - un exemple parmi d'autres - qu’en Afrique, la vente de lait maternisé à des mères à qui on expliquait que celui de leurs seins était moins bon, avait accru les maladies et la mortalité des nourrissons: dans les villages, il n'y avait tout simplement pas d'eau saine pour faire les biberons. Mais, me direz-vous, cela avait le mérite de générer une nouvelle demande : celle de médicaments dont l'achat serait soutenu par des subventions...

L’Etat nous a abandonnés. On a dérégulé vaillamment, disais-je. Dans certains pays d’Amérique latine les Chicago boys de Milton Friedman n’ont pas hésité à répandre le drame et la misère, véritables inquisiteurs modernes qui, au nom de Dieu, pourchassent l’hérésie par les emprisonnements, les tortures et les exécutions. Chez nous, cela s’est passé en douceur, car nous sommes des intellectuels et la conquête s’est faite par l’esprit. D’autant que le système, avant qu’il se dévoie, nous avait d’abord procuré les fruits des Trente glorieuses. Nous n’avons pas perçu le virage, car nous aimons la beauté des Idées. Aveuglés par leur pureté cristalline, nous n’avons pas vu – par exemple - que le développement du crédit à la consommation était une manière de masquer le retard que prenait les revenus du travail sur celui du capital, tout en permettant à la machine – qui a besoin de la consommation - de continuer à tourner, et aux banques de trouver une nouvelle source de revenus . Nous n’avons pas vu que l’extension à toute activité des principes de la privatisation et de la concurrence fragilisait notre société, à l’image de ce qu’elle avait fait pour les chemins de fer britanniques.  Nous n’avons pas vu que l’abandon par l’Etat de sa responsabilité fondamentale au profit du « tout se règle par le marché » était un déni de la communauté nationale et de la notion même d’Etat. Nous n’avons pas vu que cet abandon transformait le rôle de nos hommes politiques qui, de ce fait même, devenaient non plus les garants de l’intérêt général et les gestionnaires des ressources collectives, mais les vassaux et les courtisans de nouveaux maîtres.

Lorsque, aux Etats-Unis, l’abus du crédit à la consommation a engendré le tsunami des subprimes, les Etats, déjà endettés pour ne pas dire surendettés, ont mis la main au portefeuille pour secourir les banques. Avec les résultats que l’on voit aujourd’hui en Espagne, en Grèce, en Irlande, en Grande-Bretagne, etc. : le noyé est en train d’étrangler son sauveteur. Alors, pour desserrer l’étreinte, pour retrouver les faveurs de nos créanciers et éviter la discipline des agences de notation, on met les citoyens à la diète.

L’entreprise nous a trahis et l’Etat nous abandonne : il ne nous restera plus bientôt qu’à nous organiser pour nous passer d’eux. D’ailleurs, pourquoi ne pas commencer tout de suite ?

23/10/2010

Le meilleur des mondes possibles

 

Cette note figure désormais dans le recueil

Les ombres de la caverne

Editions Hermann, juillet 2011