26/07/2012
2063 (1)
Cher Mons-Glax-Anto, les miracles de la technique font que, nous, habitants de 2012, pour la première fois, nous pouvons converser aujourd’hui en direct avec un habitant de 2063. Et, bien sûr, la question que nous nous posons tous ici, c'est: à quoi, en 2063, peut ressembler notre bonne vieille Terre ?
Eh! bien, chers amis de 2012, la Terre ressemble tout simplement à un paradis! Vous pouvez être surpris d’entendre cela: j’ai étudié le pessimisme qui a baigné de ses eaux glauques le début de notre siècle. Mais le génie scientifique et technique de l’homme, une fois libéré des peurs et des obscurantismes, a fait mentir votre découragement.
Nous sommes soulagés de l’entendre, cher Mons-Glax-Anto. Mais pouvez-vous nous décrire par exemple les paysages de cette Terre ?
Ces paysages vous surprendraient. Le génie humain a été capable de produire le monde. Pas un centimètres carré du sol, du sous-sol ou de l’enveloppe atmosphérique qui ne soit le résultat ou qui ne porte au moins la marque de son application. Le maître-mot de tout cela, bien sûr: «l’efficacité». Alors, vous imaginez peut-être que le globe terrestre est entouré d’une gangue de béton ? Pas du tout! Nous avons géré intelligemment les ressources disponibles - à commencer par les surfaces et leurs affectations. Difficile et onéreux, en tout premier lieu, de remplacer le soleil, si nécessaire à la production du vivant, végétal, animal ou hybride. Alors, la surface de la planète est désormais quasiment tout entière dévolue à la Production et à la Circulation des marchandises.. C’est un manteau végétal qui habille le Globe, parcouru de larges veines où circulent ses produits! L’occupation du sol par l’habitat a été réduite à 10 % de ce qu’elle est de votre temps et on s’est rendu compte très vite que, lorsqu’il n’y a pas d’habitat et d’habitants, il n’y a presque plus de problèmes d’environnement.
Une telle évolution est inimaginable...
Nous nous sommes retrouvés assaillis des défis que vous nous laisserez: nourrir une humanité proliférante, traiter la pollution, soigner des malades de plus en plus nombreux... Mais, le plus grand de tous ces défis, celui que nous avons eu à coeur de relever par dessus tous les autres, était de ne pas tarir la source du bonheur. Celle-ci n’est autre que la consommation! Or, à votre époque, des prêcheurs d’austérité vous disent que, pour que tout aille mieux, il vous faut vous priver. Et quasiment de tout! Des produits de l’industrie, qui pollue l’air, la terre et l’eau. De la voiture individuelle, cause de multiples accidents et dont les espaces de circulation, au surplus, se développent au détriment des surfaces cultivables. De lumière et de chauffage, parce que le pétrole se raréfie et que le nucléaire est dangereux... Ces illuminés veulent vous faire revenir - et nous avec - à l’époque de la bougie ou de la pierre taillée...
Nous les avons sous les yeux, ces fumistes! Mais, si la Terre donne la place principale aux végétaux et animaux de consommation, où logent nos descendants?
Il y a deux sortes d’habitat en fonction des moyens dont vous disposez: ce que nous appelons l’occupation résiduelle de surface correspond aux bases de tours qui s’élèvent à plus d'un kilomètre de hauteur, et, sous la surface, vous avez un niveau - 1 où vivent et se déplacent ceux qui ont moins de moyens. Cette deuxième zone d’habitat est comme une sphère concentrique à l’intérieur de la Terre ou comme une poupée russe à l’intérieur d’une poupée russe plus grande. Mais, rassurez-vous, avec des baies et des routes d’où l’on peut voir et sentir, grâce aux technologies sensorielles, la campagne la plus pure. Même l’air est parfumé en fonction des saisons et des goûts. Ah! j’oubliais: ceux que l’on appelle les GG - les Grands Gestionnaires - ont le devoir d’habiter à la surface de la planète, dans des haciendas au milieu des cultures, puisqu’ils ont la responsabilité de la Production. Mais ils sont très peu nombreux, à peine un pour dix-millions d’humains.
Que mange-t-on en 2063 ?
Les mêmes choses que vous, mais bien meilleures. A partir de quelques souches d’OGM cultivées sur des millions d’hectares d’un seul tenant - le principe d’efficacité - et grâce aux couveuses à tissus vivants, nous sommes capables de reproduire, par combinaisons moléculaires, n’importe quelles saveurs et textures. Plus besoin de s’encombrer d’oies et de canards pour avoir du foie gras: nous élevons directement les foies, sans le canard, comme vous le faites des courgettes! Plus besoin de protéger des terroirs aux compositions complexes et aux climats trompeurs - plus besoin de procédés d'élevage coûteux - pour déguster un château-margaut! Bien sûr, nous avons notre Arche de Noé et nous avons conservé en surface un peu de ces activités et de ces espèces végétales et animales de jadis. C’est par souci historique et pour permettre à nos GG d’avoir les références dont ils ont besoin pour produire l’alimentation de l’humanité. Comment pourriez-vous produire un authentique château-margaut de synthèse si vous n’avez pas le vrai sous la main ?
Avez-vous réussi à faire en sorte que tout le monde mange à sa faim ?
Bien sûr! A titre d’exemple, presque tous les enfants de la Terre peuvent enfin mettre un paquet de Kollegs sur la table du petit-déjeuner familial et emporter un mac-Ximal dans leur sac pour déjeuner à l’école! Et, du pôle Nord au pôle Sud en passant par les Tropiques et l’Equateur, ce sont exactement les mêmes produits partout: pas d’inégalités dans notre monde!
Etes-vous aussi venus à bout des maladies qui nous hantent aujourd’hui, en 2012 ?
Plus personnes ne meurt des maladies que vous évoquez. En revanche, il en est apparu de nouvelles. C’est la dure loi de la vie dans ce monde si bien décrit par Darwin. Les maladies sont des êtres vivants en concurrence avec nous et, elles comme nous, nous sommes des espèces qui évoluent pour s’adapter à l’évolution de notre environnement. C’est à qui fera le mieux sa niche dans celui-ci. L’important, c’est de se battre. Le budget de la santé n’a jamais été aussi élevé. Il concurrence celui de l’alimentation, du logement et des loisirs. Pour ne pas démoraliser les gens en bonne santé - car le moral fait partie de la santé - nous avons créé au niveau -1 des îles où nous rassemblons les gens atteints de pathologies semblables, que nous appelons des «blessés de la Mutation». Nous y avons un personnel particulièrement expert. Cela permet aussi d’avoir un outil de production ajusté à chaque handicap pour que les malades ne se sentent pas inutiles et rejetés. Et, partout, les mêmes règles s’appliquent. Je le répète: pas de disparité de traitement entre humains.
Cette gestion de la Terre comme un seul domaine est une véritable révolution! Comment les Etats ont-ils fait pour se mettre ainsi d’accord ?
Ils ne se sont pas mis d’accord! L’eussent-ils fait qu’ils n’auraient pas eu les moyens ni les compétences de ces grands chantiers. D’abord en raison de leur ruine depuis la grande crise de la dette des années 10 et 20; puis à cause de leurs mains molles de démagogues. Ce sont les grandes compagnies internationales qui ont pris en main le destin de l’humanité, donc l’aménagement de la planète. Elles avaient la richesse, les expertises et l’autorité pour le faire. Elles savaient ce que les gens voulaient et elles pouvaient le leur donner.
Vous n’avez pas rencontré de résistance ?
Il a fallu réinventer la démocratie. Qu’est-ce que cela signifie d’élire tous les cinq ou six ans de prétendus «représentants du peuple» qui n’ont aucun pouvoir, alors que vous pouvez voter chaque jour pour exprimer vos désirs en matière de véhicules, de loisirs, de décoration, de nourriture, de vêtements ? Cela, c’est de la démocratie concrète! D’ailleurs notre Programme d’aménagement de la Terre reprent sans cesse cette devise: «Du concret!»
Vous avez évoqué, tout à l’heure, le «moral». Comment décririez-vous de ce point de vue-là l’humain de 2063 ?
De telles mutations sont évidemment sources de malaises. Dans toutes les armées, il y a des douillets, des gens que le combat effraie ou qui sont plus fragiles. Ils peuvent traîner les pieds au lieu d’avancer et ralentir les autres, voire tenter de faire obstacle au déroulement du Programme. Alors, nous avons lancé le PQSM: le Plan Quinquennal de la Santé Mentale. Toute personne présentant des signes prolongés - au delà d’un mois - de dépression, de révolte ou de manque de motivation est prise en main par le service de santé et bénéficie du programme «Think Positive!» Pour vous, cracher dans la rue est un geste de mépris et malsain de surcroît. Nous y ajoutons, au même titre qu'une pollution ou une maladie contagieuse, les tristes visages et les airs déconfits...
Propos recueillis au moyen du Chronotron expérimental de La Garnache le 26 juillet 2012. La communication a été brutalement interrompue, sans doute en raison d’une surcharge sur les cordes qu’utilisait cet outil expérimental pour acheminer les flux d’information extrachroniques. La connexion n’a pas encore pu être réinitialisée.
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09/07/2012
Pourquoi faudrait-il se justifier de rêver un monde différent ?
Voilà une dizaine de jours que le comité d’orientation de Commencements s’est réuni autour d’un couscous dans mon squat provisoire, près du lac d’Enghien. Il y avait - honneur aux dames - Dominique, Natacha et Sylvie, ainsi que Pierre, Rémy, Marc et votre serviteur.
Dominique a versé au dossier de nos réflexions une information récente, encore peu divulguée, selon laquelle les réserves d’hydrocarbures seraient bien supérieures à ce que l’on a prétendu jusqu’ici. Pourquoi cette discrétion ? Pour éviter, apparemment, que ne chutent les cours du brut! Cela dit, il y eut un instant de flottement dans notre petit groupe. Supposons que cette information soit exacte: cela signifie que le pic pétrolier est encore loin devant nous. Bonne nouvelle, allez-vous me dire ? Peut-être pas pour tout le monde, et en tout cas pas pour la planète qui pourrait voir se multiplier sans frein le cancer automobile et plastique. Et que dire des démarches en faveur d’une autre civilisation, comme celle du Transition Network, dont le point de départ s’appuie sur le pic pétrolier ?
Ce n’est pas tout. Selon des calculs sérieux, la thèse qui a attribué aux élevages de bovins une part non négligeable de la consommation de l’eau serait biaisée en ce qui concerne les animaux nourris à l’herbe. De type «coût complet», elle intègrerait par exemple l’eau de pluie absorbée par les prairies. Or, si cette eau contribue bien à la pousse des herbages que broute le bétail, elle tombe de toute façon, qu’il y ait ou non des troupeaux qui en profitent! Dominique, qui a fait des conférences et écrit des articles autour du thème «nous dévorons l’eau de la planète», est revenue sur sa conviction première: un exemple d’attitude scientifique que l’on aimerait retrouver chez beaucoup de savants. Reste que, là aussi, nous avons une information à la Janus: si notre consommation débridée de viande ne perturbe pas le cycle de l’eau, alors...
Mais, puisque j’évoquais les savants, revenons un moment sur une autre hypothèse: celle du réchauffement climatique. Quand je dis une hypothèse, je devrais plutôt employer - n’est-ce pas Véronique ? - le terme de «dogme». Il y a quelques bons apôtres qui ont déjà fait des millions de dollars grâce à celui-ci, tant il a su faire monter les actions du green business avant même qu’il démarre réellement. Mais savez-vous qu’au fameux GIEC, la décision de considérer le réchauffement climatique comme une certitude est le résultat non pas d’un consensus scientifique mais d’un vote pris à une voix de majorité ? Dans la mesure où je ne me reconnais pas compétent dans ce domaine éminemment complexe, un consensus aurait pu avoir raison du doute cartésien que j’essaie de pratiquer assidument. Mais je dois avouer qu’un telle manière de trancher le débat m’a perturbé. En définitive, rien n’est sûr et le réchauffement climatique pourrait être notre désert des Tartares, un évènement qu’on attend en vain tandis qu’il s’en prépare un autre. Un peu comme une épidémie qui ne se produira pas mais qui fait vendre des vaccins qui ne serviront à rien.
Après avoir échangé autour de ces trois exemples et de quelques autres, une chose nous est apparue: notre désir d’un monde nouveau n’est pas issu de la découverte du pic pétrolier, de la raréfaction de l’eau ou du réchauffement climatique. Ces risques sont une rationalisation, un argumentaire, peut-être une façon de nous conforter en raison du monde ratiocinant dans lequel nous vivons. Certes, ces hypothèses ne sont pas inutiles, elles font partie de la maturation de notre pensée. Mais, je dois l’avouer, si je suis à peu près capable d’apprécier la cohérence d’un raisonnement, je ne me reconnais pas une hyper-compétence qui me permettrait de trancher sur tant de sujets qui font s’étriper leurs experts. Je n’en ai pas moins l’intuition d’un monde désirable et possible, et je ne suis pas le seul. Cette intuition procède d’un autre ordre que celui des chiffres, des mesures et des supputations. Nous devons l’accueillir comme telle. Nous devons lui reconnaître une intrinsèque légitimité. Malgré un discours qui s’enrobe de rationalité, le monde que veulent les gars d’en face - les «réalistes» de l’agro-business, de Big Pharma ou des gaz de schiste - n’a de supérieur à celui auquel nous aspirons que son arrogance. Pourquoi faudrait-il se justifier devant eux de rêver un monde différent de celui qu'ils proposent ?
Dans la suite de nos échanges, a été évoqué cet après-midi-là le livre de Jonathan Safran Foer: Faut-il manger les animaux ? De quoi s’agit-il ? De la souffrance animale dans les industries à bétail. La souffrance: un mot que les économistes n’invitent pas dans leurs équations. Puis, comme quelqu’un évoquait là dessus - allez donc retrouver les rebondissements de la conversation! - une réflexion de François Cheng, a surgi cet autre intrus: le mot «beauté». Puis un troisième: «fraternité». La souffrance, la beauté, la fraternité: un monde qui les prenne en compte serait-il complètement absurde ?
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07/07/2012
Le travail, et après ?
On nous annonce 60000 licenciements à venir sur le territoire français. La raison, sans fard ? Qu’il s’agisse de transporter des personnes, de fabriquer des soutien-gorge, de construire des voitures ou d’élever des poulets, l’humain coûte trop cher en tant que travailleur et n’a pas assez d’argent à dépenser en tant que consommateur. Vous pourrez analyser les faits sous n’importe quel angle, la vérité se ramène à cela. J’espère que vous appréciez toute la profondeur du paradoxe. Quand un système culmine à ce niveau de contradiction, il est temps d’en imaginer un autre.
Nous avons connu une brève période, un cercle vertueux pourrait-on dire, où le plein emploi joint à l’espérance de revenus croissants ont produit un amalgame. Cet amalgame a engendré une illusion sur laquelle nous vivons encore aujourd’hui. Le travail salarié est devenu le vecteur de l’intégration sociale de masse et, en même temps, il dispensait le revenu. Se nourrir et être membre de la société puisait donc à une source commune: le travail - une certaine forme de travail. Et du travail, dans les années 60, il y en avait. C’est cet amalgame qui, depuis une quarantaine d’année, se défait sous nos yeux, sous l’effet d’une succession de trahisons au modèle initial, mais sans pour autant nous enlever l’illusion qui continue à nous faire courir, que certains appellent la croissance.
L’amalgame a commencé à se défaire, dans les faits, avec le développement du crédit à la consommation: la machine économique s’est mise à fonctionner non seulement sur les revenus qu’elle reversait et que les gens dépensaient, mais aussi sur les revenus futurs qu'on a voulu leur faire dépenser par avance. Ce fut la première des trahisons au cercle vertueux qui s’esquissait. Car, si la machine économique avait besoin de ces revenus futurs, c’est qu’on avait fait le choix, pour maintenir ou développer le pouvoir d’achat des consommateurs, de s’appuyer sur le crédit plutôt que sur l’accroissement de rémunération que les entreprises auraient pu accorder. L’extrême de cette logique a été atteint avec les subprimes: on a prêté à des familles impécunieuses, à l’emploi précaire de surcroît, afin qu’elles achètent leur maison. Vous connaissez la suite. Ce stratagème n’est pas nouveau: il fut à la base de l’esclavagisme des latifundia d’Amérique latine où, quel que fût le travail fourni, l’ouvrier devait emprunter sans cesse à son patron pour nourrir et soigner sa famille, mourait endetté et transmettait ses dettes à ses descendants.
Ne serait-ce pas un peu la même histoire s’agissant de ces Etats que les agences de notation font maintenant passer, les uns après les autres, sous leurs fourches caudines ? Ils ont inconsidérément emprunté - dit-on - pour maintenir le train de vie de leur peuple. Vous entendez la morale derrière la formulation. Comme si les prêteurs n’avaient pas profité de cette pratique que leur vertu faussement indignée fustige maintenant! Mais pourquoi ces Etats, globalement, ont-ils eu besoin d’emprunter ? Parce qu’ils étaient trop dispendieux ? Ou parce que les grandes compagnies, qui refusent de leur payer l’impôt tout en leur laissant le poids des problèmes sociaux, voyaient d’un bon oeil cet endettement qui leur assurait le maintien de marchés solvables ? Et les Etats, ces malheureux Etats que l’on voue maintenant aux gémonies, ne le faisaient-ils pas dans l’espoir de ralentir la dégradation de l’emploi en maintenant la consommation ? Que de trahisons! Cherchez donc à qui le crime profite!
Mais, revenons aux fondamentaux, comme dirait l’autre. De quoi l’humain a-t-il besoin ? A-t-il besoin d’un travail ? Oui, mais pas pour les raisons ou nécessairement sous la forme qui nous viennent immédiatement à l’esprit. Pour que l’humain s’épanouisse au mieux dans une société qui fonctionne à peu près bien, il a besoin d’exercer des activités qui le font reconnaître par cette dernière. Et, afin de pourvoir à ses besoins dans le système économique que nous avons bâti au cours de ces dernières générations - c’est-à-dire un système qui marchandise et monétarise tout - il a besoin d’argent. Ce sont deux ordres distincts de besoin, le deuxième étant contingent d’une forme particulière d’organisation économique. Or, des formes d’organisation économique, il peut y en avoir d’autres. J’entends encore mon ami Alastair McIntosh me parler de la vie sur l’île de Lewis jusque vers la moitié du siècle dernier. Pas de moyens de conservation tels que réfrigérateurs ou congélateurs et un usage très restreint de l’argent qui est quasiment absent des échanges insulaires. Si vous étiez pêcheur, vous distribuiez votre prise avant qu’elle ne s’avarie, la fermière en faisait autant avec ses oeufs, le cultivateur avec ses légumes. Si un jeune couple avait besoin de construire son foyer ou quelqu’un de refaire son toit, tout le monde s’y mettait. Chacun se devait d’être utile aux autres mais personne ne tenait un livre de comptes - ce n’était même pas du troc, vous l’avez compris - et le gaspillage était nul. Et il n’y avait pas de «fabrique» aux horaires militaires où passer ses journées en échange d’une paie qui permît d’acheter aux voisins volailles, légumes ou fruits. Même le médecin était principalement rémunéré en vivres. Je ne suis pas en train de vous vendre ce modèle, je veux juste insister sur le fait que d’autres formes économiques sont possibles et viables, y compris celles que l’Histoire n’a pas encore explorées et que nous pourrions inventer.
Une société, c’est d’abord une solidarité de destin et de dessein. Une société qui fonctionnerait vraiment serait d’abord plus inclusive que la nôtre qui laisse des populations de plus en plus nombreuses dans le caniveau. Ce n’est pas forcément en regardant vers le passé qu’on la construira, mais le passé est une source d'expériences déjà vécues et, à ce titre, peut être revisité avec des yeux neufs. On ne la construira pas non plus si l’on veut, par exemple, conserver les emplois d’aujourd’hui tels qu’ils sont répartis entre les divers secteurs de production. Certains de ces emplois résultent des dérives de notre façon de vivre et de gérer les biens communs. Par exemple, moins d’exclusion, de chômage, de pauvreté et d’humiliations engendrerait à terme moins de délinquance. Du coup, nous aurions besoin de moins de systèmes de surveillance, de vigiles et de policiers, d’assurances contre le vol et les déprédations, etc. Alors, vaut-il mieux conserver la délinquance ? Les domaines sont nombreux où une société plus saine, humainement, socialement et écologiquement parlant, réduirait les emplois dans certains secteurs. Faut-il lui préférer notre société malade ?
Je vais plus loin. Si une nouvelle forme économique émergeait, qui génère des activités utiles, équitablement rémunérées d’une manière ou d’une autre et où chaque citoyen trouve son compte, nos coûts de revient micro-économiques augmenteraient peut-être, mais notre société dans son ensemble en serait-elle plus pauvre ? Je pousse le bouchon plus loin encore, et tant pis si je soulève des cris d’orfraie: si, au sortir de cette métamorphose, nous retrouvions un niveau de vie et de confort équivalent en moyenne à celui des années 60 ou 70, mais que chacun ait sa place et son utilité au sein de notre communauté nationale et qu’en outre notre empreinte écologique redevienne soutenable, serait-ce, pour vous, un échec ou une réussite ?
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