14/08/2012
L’argent contre la vie ?
Nous sommes en train de détruire à un rythme accéléré des êtres vivants et des formes de vie qui ne reviendront jamais. La disparition de Raphus cucullatus, cet oiseau plus connu sous le nom de dodo, une des premières espèces effacées par l'homme, peut être considérée comme anecdotique. Les menaces qui pèsent actuellement sur l’ancêtre des pommiers domestiques, un arbre qui présente une résistance extraordinaire aux maladies de toute sorte mais dont la population recule devant l’extension des terres exploitées, le sont peut-être aussi. Mais la destruction - au rythme de 15 millions d’hectares par an - de ces réservoirs millénaires de biodiversité que sont les forêts primaires, et cela pour alimenter le commerce du bois précieux ou afin de nourrir en «carburant vert» le pullulement automobile, que faut-il en penser ?
Les animaux, dans notre économie, ne sont pas mieux traités que les végétaux. S’agissant de ceux qui vivent en liberté, c’est d’abord la destruction de leur milieu de vie qui les accule d’évidence à l’extinction. Mais ce n’est pas tout. Par exemple, la chasse à l’ivoire a repris, au point qu’on peut se demander pendant combien d’années encore les éléphants fouleront le sol de la planète. En Afrique, en quelques années, leur population est tombée d’un million d’individus à 400 000. L’émergence des nouveaux riches entraîne un accroissement de la demande d'ivoire et une recrudescence du trafic: pourquoi arrêterait-on le massacre tant qu’il restera une paire de défenses à arracher ? Quant aux safaris et aux chasses diverses, il semble qu’ils connaissent un regain de faveur. On peut se souvenir de l’extermination des bisons dans l’Amérique de Buffalo Bill et craindre de la voir se répéter avec d’autres espèces.
Faut-il évoquer le sort des animaux destinés à notre alimentation ? Très largement priment les élevages industriels et avec eux le confinement, l’entassement et l’immobilisation des bêtes. Celles-ci, de ce fait, vivent dans un état permanent de stress et ne cessent de s’agresser. Je vous laisse vous renseigner sur les méthodes que l’homme utilise afin d’en éviter les conséquences. Et on peut se demander les toxines que fabriquent des organismes soumis à ces conditions de vie - ou plutôt de non-vie - et ce qu’il en reste dans la chair que nous absorbons. C'est à vous donner l'envie de devenir végétarien.
Et l’homme face à l’homme ? Une entreprise s’apprête à expulser 48000 Masaïs de leur territoire ancestral afin que les plus riches habitants de la planète puissent venir y chasser le lion et le léopard sans être encombrés d’indigènes... L’homme est donc aussi mal loti que les plantes et les animaux. Les Amérindiens que refoule l’arasement de leur sylve et que l’on tire comme des lapins quand ils tentent de résister peuvent aussi en témoigner. Mais on peut rajouter au martyrologe tous les damnés de la Terre qu'a enchaînés l’appât de quelques billets et qui permettent à l’industrie de nous gaver d’artefacts. Les usines informatiques où l’on pousse les enfants à l’épuisement. Les maquiladoras où les femmes qui ne peuvent pas prouver qu’elles ont eu leurs règles en montrant au contremaître leur serviette périodique sont licenciées sur le champ. Et ces îles où l’on fait avorter les jeunes ouvrières qu'ont attirées de fallacieuses promesses, afin de ne pas offenser Sainte-Productivité. Si vous cherchez, vous trouverez sans mal d'autres exemples du même tonneau, je vous le promets.
Qu’est-ce qui réunit victimes et bourreaux ? L’argent. Comment donc se fait-il que celui-ci exerce une telle fascination, au point de donner aux uns la légitimité de tout détruire et aux autres l’aveuglement de se détruire eux-mêmes ? On pourrait interroger tous les acteurs de cette chaîne de mort qu’on n’en trouverait pas un seul qui se reconnaisse coupable ou fourvoyé. L’ouvrier, le chasseur, le dépeceur, le déforesteur, le garde-chiourme, tous pauvres parmi les pauvres, ont la chance de pouvoir ainsi nourrir leur famille. Aurez-vous le coeur de les condamner ? Mais, de même que l’industrie de la mort organisée par les nazis, vous pouvez interroger chaque rouage du système: du voisin qui informe le gendarme au kapo qui surveille ou au soldat qui exécute, en passant par le chauffeur de la locomotive ou le garde-barrière, vous ne recueillerez pas le moindre aveu de culpabilité. Jusqu’au directeur général de la compagnie qui vous dira que, pour son entreprise et ses salariés, c’est cela ou la mort. Jusqu’au client - que mes professeurs de marketing appelaient, sans percevoir toute la justesse de l’expression, le «destructeur final» - qui se donne l’absolution.
Je formule une hypothèse susceptible d’expliquer partiellement ce primat, sur toute autre considération, de l’argent. Le gain et la possession de celui-ci a remplacé, dans la réponse au besoin de sécurité, l’appartenance à une communauté de destin. La réussite de l’argent, au vrai, est la faillite de la communauté, et cette phrase s’entend dans les deux sens: l’argent a chassé la communauté, mais la communauté, par ses dysfonctionnements et ses trahisons, a aussi invité l’argent à prendre sa place. J’évoquerai ici encore la vie sur les îles des Hébrides, jusque dans les années 40, que me décrivait un jour mon ami Alastair MacIntosh. Peu d’argent en circulation, pas de glacières: tout ce qui est périssable - poissons que l’on vient de pêcher, animaux que l’on vient d’abattre, légumes, fruits, oeufs - doit être consommé rapidement. Comme nous sommes dans une économie frugale, tout est précieux et il n’est pas question de gâcher quoi que ce soit. Alors, on partage. Immédiatement. On ne troque même pas. Le troc viendra plus tard, avec les réfrigérateurs.
Si la communauté ne joue pas son rôle à mon égard, je me retrouve seul et il faut bien que je survive. D’une part, mon aventure devient individuelle. C’est celle du cowboy solitaire. Je ne choisis pas gratuitement cette métaphore, car, en tant qu’histoire qu’on se raconte, en tant que mode de présence au monde, elle peut expliquer beaucoup de choses, historiquement, culturellement et psychologiquement. D’autre part, si j’ai l’espoir de dépasser la survie, stocker l’argent que j’aurai en surplus reviendra à stocker de la sécurité pour moi et les miens. Sur le plan macro-économique, regardez, par exemple, l’évolution de notre conception des régimes de retraite. Le grand débat a été: répartition ou capitalisation ? Fondé sur la solidarité inter-générationnelle, c’est-à-dire sur la communauté, le régime par répartition s’est découvert un jour largement ringardisé: le regard du cowboy solitaire sur une forme de racket! Car, si je suis solitaire, si je dois gérer mon existence tout seul, pourquoi devrais-je aider les autres ? Au surplus, au sein de ce régime, certains campaient sur leur corporatisme - les régimes dits «spéciaux» - et se ménageaient du quatre étoiles quand, à côté, d’autres avaient à peine droit à l’hôtel de sous-préfecture. La communauté nationale ne s’y vivait plus. Du coup, renvoyer aux solutions individuelles, inciter chacun à engraisser son petit cochon en porcelaine - les plus aisés bien sûr y arrivant plus facilement que les autres - et la capitalisation fit son entrée en grande pompe, avec une sacrée gueule de modernité!
Aujourd’hui, avec les ravages de la crise financière, bien des petits cochons ont le ventre vide et on ne sait plus à quel saint se vouer. Ce qui est frappant, c’est qu’en Grèce, au Portugal, en Espagne, pour ne citer que ces pays, sous la pression de la crise et de la raréfaction monétaire on est en train de réinventer l’entraide et la solidarité. C’est ainsi, lorsque je suis optimiste, que j’imagine le passage de la crise à la métamorphose. Au surplus, lorsque les Peaux-Rouges chassaient le bison, ils ne mettaient pas l’espèce en péril.
PS: Je ne résiste pas au plaisir de rajouter ce proverbe chinois que vient d'afficher sur Facebook mon amie Eva Maria: "L'argent peut acheter une maison, mais pas un foyer. Il peut acheter un lit mais pas le sommeil. Il peut acheter une horloge, mais pas le temps. Il peut acheter un livre, mais pas la connaissance. Il peut acheter une position, mais pas le respect. Il peut acheter du sexe, mais pas l'amour..."
09:50 | Lien permanent | Commentaires (1)
30/07/2012
Le courage cartésien
La représentation que nous nous faisons du monde n’est pas qu’une description, elle est également - et bien plus encore - une création. Nos sens limités ne nous permettent pas de tout percevoir et, si cette faculté nous était donnée, encore faudrait-il que notre cerveau ait la capacité de traiter cette infinité d’information. Nous faisons donc des choix dans ce qui vient à nos sens et ces choix sont faits en fonction de ce qu’il faut bien appeler nos croyances. Il n’y a pas de croyances que religieuses, loin s’en faut. Voir le monde comme darwinien, comme une arène impitoyable ou chaque être vivant se dresse contre les autres pour survivre, est, dans l’absolu, une croyance. Or, quand nous avons une croyance, nous repérons tous les signes qui la vérifient. Non que nous soyons de mauvaise foi ou stupides, mais parce que c’est ce dont notre logiciel cérébral nous rend l’observation la plus facile. Si nous croyons que le marché, dans une sorte d’équilibre hydrostatique, amène les biens et les allocations de ressources où ils sont requis plus sûrement que n’importe quelle organisation étatique, nous serons sincèrement convaincus que ce sont les barrières à la fluidité qui empêchent l’avènement de la richesse pour tous. Nous serons incapables de voir les démentis que la réalité nous inflige et, à vouloir la faire entrer à tout prix dans notre vision, nous deviendrons inhumains.
Pour comprendre le monde, nous élaborons des théories, avec l’espoir qu’elles nous donneront les moyens d’agir sur lui. Hier, elles se devaient d’être conformes du point de vue de la religion. Aujourd’hui, elles se légitiment par la référence scientifique. Mais la science, comme l’a montré Arthur Koestler, n’est qu’une succession de tâtonnements dans une nuit trouée de brèves illuminations. Lorsque Einstein commence à réfléchir à la relativité, l’opinion dominante chez les physiciens est que l’univers ne recèle plus beaucoup de secrets. L’essentiel a été découvert. Pourtant, curieux d’une anomalie tenue pour marginale, Einstein, petit employé au Bureau des brevets de Genève, balaiera cette belle certitude. Puis, dans le même domaine, la physique quantique fera son irruption et ce sera une nouvelle révolution. Mais, bien que l’histoire des sciences abonde de ces démentis successifs infligés inéluctablement aux théories les plus respectées, le fanatisme des certitudes continue à mener le monde.
Au cours de ces dernières années, il a été de bon ton de critiquer notre Descartes. Au vrai, ce que l’on a critiqué, c’est un Descartes que l’on s’est fabriqué pour les besoins de la cause, l’image qu’on s’est faite de lui, d’autant plus réductrice que l’on en a choisi les traits. Mais - et cela rejoint notre propos - quelle image, de toute façon, ne serait pas réductrice ? Descartes, quoi qu’on lui reproche, est l’initiateur du doute systématique. Dites-moi qui, aujourd’hui, dans ce monde, dans quelque domaine que ce soit, y compris scientifique, pratique ce doute ? Dites-moi, car il y en a quelques-uns, comment ils sont traités ? Au sein même des instances qui se veulent scientifiques, la dérision, les persécutions, les atteintes à la crédibilité sont tactiques communes à l’encontre de ceux qui secouent les certitudes. Je vous conseille, en particulier, d’aller voir du côté de l’économie, de la médecine et de la climatologie, vous serez édifiés. Je ne reviendrai pas sur la thèse néolibérale qui a vraiment tous les attributs d’une religion intégriste (et il n’est pas étonnant que, comme un choc en retour, d’autres extrémismes au même moment émergent). Je ne reviendrai pas davantage sur la question du réchauffement climatique. Je vous inviterai plutôt à juger de l’intolérance des milieux médicaux à la critique des vaccinations, pourtant maintenant bien documentée, ou aux médecines «autres». Les réussites de celles-ci et les dommages de celles-là ne pèsent d’aucun poids dans les convictions de ceux qui s’auto-proclament pourfendeurs de l’obscurantisme. L’obscurantisme, évidemment, c’est tout ce qui pense différemment.
Il n’y a guère de plus triste chose, et de plus perverse, que les vérités qui deviennent folles. Il y a sans doute un fond de véracité dans toutes les théories que les hommes ont élaborées pour comprendre les ressorts du monde et de la vie. Elles sont comme les tâtonnements de ces aveugles que nous décrit le conte indien: l’un, qui a saisi la queue d’un éléphant, pense que c’est une corde; un autre, qui suit de ses mains la jambe de l’animal, imagine un tronc d’arbre; etc. Que chacun admette qu’il n’a qu’une perception limitée d’une réalité qui le dépasse largement; qu’il accepte de ce fait qu’il subsiste une énorme part de mystère au delà de toutes ses représentations, telle serait la posture cartésienne. Mais nous sommes affamés de certitudes et de l’illusion de maîtrise qu’elles donnent. Nous voulons que ce que nous extrayons de la réalité rende compte de tout et que toute solution, au surplus, soit définitive. Alors, de la découverte de Pasteur, on verse dans la débauche actuelle des vaccinations et on en dissimule les statistiques honteuses. De la trouvaille géniale de Flemming, qui sauve d’innombrables vies, on a sombré dans le délire antibiotique qui affaiblit nos défenses tout en suscitant des bactéries de plus en plus coriaces. De l’invention du moteur, qui allège les tâches physiques, on se livre à l’envahissement des véhicules individuels qui diffusent leur pollution et, qu’ils circulent ou soient à l’arrêt, accaparent l’espace et le façonnent à leurs besoins. Je vous laisse continuer la liste.
Vous remarquerez aussi comment certaines théories peuvent s'étayer mutuellement en se donnant ainsi un air supplémentaire de vérité qui n’est, en fait, qu’un produit tautologique. Comme le disait je ne sais plus qui, si vous n’avez pour outil qu’un marteau, tous les problèmes ressembleront à des clous à enfoncer. Par exemple, la vision pseudo-darwinienne du monde justifie le néolibéralisme, la compétition généralisée érigée en souverain bien. Mais, en même temps, si vous y regardez de plus près, nous avons développé une médecine en résonance avec cette vision, une médecine de la guerre aux maladies vues comme des envahisseurs et non, à l’instar d’autres traditions, comme l’expression d’un déséquilibre fondamental. On peut parler en l’occurrence d’un paradigme commun à l’économie et à la médecine.
Évidemment, il nous est singulièrement difficile de remettre en question nos théories et nos croyances quand elles sont parties prenantes d’une organisation de la société qui nous procure pouvoir, richesse, renommée et sécurité. Cependant, il viendra toujours un moment où elles apparaîtront pour ce qu’elles sont devenues: un obstacle sur la route d’une compréhension plus pertinente, un empêchement arbitraire à l’expérimentation de solutions meilleures, voire tout simplement une entrave à la liberté, à la justice et au bonheur. Alors, la courbure bizarre de la lumière au voisinage du soleil, les famines récurrentes ou les dégâts du business as usual deviennent pour certains esprits un sujet prioritaire de questionnement. Un jour, un trublion se risque à provoquer les monstres. Alors, en douceur ou dans la violence, les choses devront bouger.
Il semble que, dans notre monde, il soit particulièrement mal vu de douter. C’est que le doute est liberté qui menace les pouvoirs et les rentes de situation. C’est à nous, à vous, à moi, qu’il revient de porter le doute. Comme une lumière. Personne ne le fera à notre place. C’est donc à nous qu’il revient d’avoir le courage de se mesurer aux monstres.
12:11 | Lien permanent | Commentaires (2)
28/07/2012
2063 (2)
Chers amis, à la suite d’une deuxième tentative de connexion trans-temporelle, nous sommes de nouveau en relation avec l’année 2063. Mais il semble que ce ne soit pas M. Mons-Glax-Anto qui ait cette fois capté notre appel...
Non, en effet, je ne m’appelle pas Mons-Glax-Anto. D’ailleurs je ne connais personne qui porte ce nom. Mais vous êtes bien en 2063. Mon nom est Robert Mongette et vous êtes les bienvenus, vous qui appelez - si j’ai bien compris - de 2012 ?
Oui, c’est bien cela. M. Mons-Glax-Anto avait commencé à nous décrire l’oeuvre que vous avez accomplie. L’avenir a pris un cours tout différent de celui que nous imaginions...
Encore que, à ma connaissance, dès votre époque, pas mal de rêves vont dans ce sens. La difficulté à les mettre en oeuvre provient du sentiment d’isolement des individus, qui se croient seuls à nourrir un tel rêve, et du sentiment d’impuissance qui en résulte, face notamment aux décisions des Etats et aux exactions des grandes compagnies. Mais le cynisme des uns, l’impéritie des autres finiront par réveiller la révolte et engendrer le monde dans lequel nous vivons en 2063.
La révolte ? Que voulez-vous dire ?
Oui, la révolte, le ras-le-bol, l’explosion. Les peuples peuvent se laisser abuser par les croyances qu’on leur inculque pendant des générations, mais la lucidité finit parfois par se frayer un chemin au milieu des paresses de l’esprit. La lucidité mène alors au scandale devant l’injustice, et la colère libère et canalise les énergies. C’est ce que nous avons connu. Les déclencheurs ont été différents suivant les lieux. Mais il y a eu comme un embrasement. La cinquième crise de la tortilla a mis le feu au Mexique. En France, l’accumulation des licenciements industriels et l’impossibilité, pour un Etat que ses dettes appauvrissaient, de mettre en place des amortisseurs sociaux, ont été à l’origine de la Commune de 2020. En Espagne, une grande compagnie a voulu avoir le monopole des corridas en échange d'une réduction de la créance qu’elle avait sur le pays. Son idée était d’avoir l’exclusivité mondiale et de promouvoir ce spectacle dans tous les pays. Les partisans et les adversaires de la corrida, tout en poursuivant des buts opposés, se sont retrouvés au siège de la société en question...
Pardonnez-moi, mais M. Mons-Glax-Anto n’a pas du tout évoqué ces évènements. Il nous a parlé de la continuation de la croissance grâce aux multinationales qui ont pris le pas sur les Etats et complètement réorganisé l’usage du sol...
Votre Mons-Glax-Anto ne parle pas du même monde! Dans le nôtre, il n’y a plus guère de grandes compagnies et celles qui subsistent sont sous un contrôle citoyen rigoureux. Les bourses n’existent plus, car, quoique une bonne idée au départ, elles entretenaient le primat de l’argent fabriqué par l’argent sur les richesses issues d’une véritable production. Que vous racontait-il d’autre ce Mons-Glax-Anto ?
Si vous le voulez bien, je préfèrerais que vous nous décriviez le monde dans lequel vous vivez, euh... de votre point de vue... Peut-être cela nous permettra-t-il de comprendre vos versions si différentes...
Le monde dans lequel nous vivons est beau et propre. Il est plutôt en paix. Il y a de tout ce qui est essentiel pour tous les êtres humains. C’est un monde sans frénésie mais non sans labeur. De nombreuses familles sont revenues à la terre qui a ainsi absorbé les gens dont le monde industriel ne voulait pas. Cela a commencé avec les crises alimentaires. Quand le coût croissant des transports a mis les plus humbles légumes cultivés dans des pays lointains au prix des produits de luxe. Et quand, là dessus, la spéculation s’est attaquée à l’alimentation. Nous avons alors connu une période très violente pour tout dire. Des jardiniers ont tué au fusil des voleurs de légumes et, inversement, des bandes de pillards ont massacré des familles pour s’emparer de leurs réserves de pommes de terre. On aurait pu éviter cela, car dès les années 10, c’était prévisible. Je pourrais vous donner des listes d’ouvrages de votre époque, que vous ne prenez pas au sérieux.
Je ne comprends pas... On nous a parlé d’un monde organisé par les grandes entreprises, de cités souterraines, de tours trois fois plus hautes que la tour Eiffel... On nous a parlé d’exploitation agricoles couvrant des millions d’hectares en monoculture...
Des cités souterraines ? Des tours? Des millions d’hectares en monoculture ? En aucun cas il ne s’agit de notre planète! Celle d’où je vous parle, la Terre, s’est complexifiée en misant sur la diversité dans tous les domaines. Elle s’est aussi démassifiée en investissant sur des systèmes locaux. Partout: au Kérala comme en Aquitaine, au fin fond du Brésil comme dans les friches industrielles d’Allemagne ou d’Amérique du Nord, dans le Yunan comme en Afrique... La mondialisation subsiste en ce qui concerne la concertation, la circulation des idées et des informations, le domaine culturel, mais pour tout ce qui est matériel et énergétique, le choix qu’ont fait les peuples - partout et comme s’ils s’étaient concertés - ç’a été les circuits courts et les petites unités de production. Avec le moins d’organisation hiérarchique possible. Un des effets a été de mettre un terme à la société d’irresponsabilité dans laquelle la distance entre les effets et les causes de vos actions vous plonge.
Pourriez-vous nous donner un exemple ?
Quand l’énergie est produite par le village, on ne la gaspille pas. Quand une activité a des effets environnementaux directs sur le lieu où l’on vit, on y regarde à deux fois avant de la laisser se développer. Quand le bien-être de tous dépend des relations de voisinage, on les cultive.
Vous-même, M. Mongette, comment vivez-vous ?
Eh! bien, j’imagine que cela va encore vous surprendre. Je suis un chercheur, un physicien, et en même temps, comme tout un chacun, je contribue aux productions matérielles dont a besoin ma communauté: je cultive des fruits et des légumes, je peux aller garder un troupeau de moutons, donner la main à mes voisins quand ils ont des aménagements à faire dans leur maison...
C’est très étrange...
Je comprends que cela vous paraisse tel. Une clé pour comprendre notre monde, c’est la distinction entre la science et la technique. Nous continuons l’effort ancestral de l’humanité pour comprendre l’univers, mais nous sélectionnons rigoureusement les techniques.
Pardonnez-moi, mais n’avez-vous quand même pas le sentiment que ce genre de vie est... euh... une sorte de retour en arrière ?
(Rire)
Je ne sais pas ce que veut dire «retour en arrière». C’est une vision typique de votre époque que cette vision binaire: avancer ou reculer. Quand vous êtes au milieu d’un monde inconnu, l’explorer consiste à aller dans toutes les directions, et pas sur un seul axe. La vie, la civilisation, l’art, c’est cela aussi: explorer. Si, en avançant, vous vous retrouvez au bord d’un abîme, continuerez-vous à avancer au motif que, sinon, vous régresseriez ? Vous arrivez, à votre époque, au bord de l’abîme, vous êtes en train d’y tomber, et c’est nous, vos héritiez, qui avons dû «faire avec». Nous avons exploré une autre façon de construire le monde, fondée sur d’autres formes d’organisation, des techniques différentes, une autre philosophie de la vie. Même si nous avons tendance à penser que notre monde est supérieur au vôtre, plus heureux, ce n’est ni un progrès ni une régression, c’est autre chose. D’ailleurs, comme je suis un spécialiste de la physique quantique, il me vient une idée à propos de votre Mons-Glax-Anto. Dans mon domaine, on dit qu’à tout moment, il y a une infinité d’univers possibles. C’est l’observateur qui tire l’un ou l’autre de cette infinité. Votre Mons-Glax-Anto comme moi-même, nous ne sommes que des expressions de ces univers latents. Nous n’existons pas à proprement parler. Nous sommes des possibles. Votre "chronotron" n’est pas une machine à entrer en contact avec le futur. C’est une machine à faire apparaître des futurs. Il vous reste à choisir celui que vous préférez amener à l'existence. Bonne chance!
09:57 | Lien permanent | Commentaires (2)