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01/12/2012

Complot ou aubaine ?

 

 

Je ne suis pas un adepte de la théorie du complot. J’ai du mal à croire à la conspiration séculaire d’une poignée d’hommes désireux de tenir le monde entre leurs mains et de transmettre ce pouvoir secret de génération en génération. En revanche, je crois qu’en fonction des situations, des intérêts, des menaces et des opportunités, se créent des alliances plus ou moins durables qui, effectivement, parviennent à peser sur nos destinées. Les plus visibles de ces manoeuvres sont celles qui ont abouti au cours de l’Histoire à la constitution de divers cartels, par exemple autour des matières premières, de l’énergie, des produits chimiques. Jusqu’à récemment, me semble-t-il, ces alliances étaient plutôt sectorielles. Avec la financiarisation de l’économie, la mondialisation et la dérégulation qui en a été l’accélérateur, ces amalgames d’intérêts ont pu sortir de leurs biotopes, accéder à une dimension planétaire où ils ont trouvé d’autres leviers de pouvoir. 

 

Aujourd’hui, tout se passe comme si une toute petite catégorie d’êtres humains, ceux qui ont pour influence celle des immenses flux financiers qu’ils dirigent, avait décidé de prendre en mains la planète. Cette interprétation, je le reconnais, gagne en vraisemblance quand on passe en revue l’histoire qui s’est faite sous nos yeux depuis l’explosion des subprimes. Souvenez-vous. Dans un premier temps, nos économistes bien-pensants - ceux qui peuvent se tromper et continuer de vaticiner au 20 heures - nous ont rassurés: dans deux ou trois mois, on n’y penserait plus. Au même moment, j’avais pris le risque de faire intervenir dans un de mes séminaires Bernard Lietaer qui, lui, nous avait affirmé: «Cette crise-là sera longue et profonde». Il a bien fallu se rendre à l’évidence, les trois mois ayant passé, qu’on n’en voyait pas encore le bout. Et, en cette fin 2012, on le voit encore moins. Ce que l’on voit, c’est une pente de plus en plus raide qui nous entraîne au sein d’une obscurité de plus en plus épaisse. 

 

Revenons à notre histoire. Les Etats ont donc commencé à mettre la main au portefeuille pour sauver le système bancaire mondial. Selon moi, loin d’exécuter un projet de longue main, c’est alors que certains joueurs ont pris conscience d’une opportunité historique: ils pouvaient profiter de la situation pour asservir ces Etats qui s’entêtaient à mettre des barrières aussi indécentes que le droit du travail ou la souveraineté territoriale. Et voilà l’histoire du noyé qui noie son sauveteur, rejoint la berge et s’empare de ses vêtements, pour ne pas parler de son royaume. La suite, vous la connaissez: les agences de notation commencent à titiller les dettes souveraines. Elles mitraillent l’animal le plus malade du troupeau: la Grèce. Celle-ci jette son peuple dans les tourments et privatise ses richesses - c’est-à-dire qu’elle s’en dépossède pour les mettre à la disposition du mercantilisme mondial. Mais, comme l’appauvrissement n’est pas un moteur de croissance, les pronostics économiques successifs seront de plus en plus sombres. Nous pouvons regarder le sort des Grecs avec commisération: ils ne sont qu’en avance sur nous. Un jour, je vous le dis, nous serons tous Grecs. C’est la logique des jeux de cirque auxquels nous avons le tort de participer et, tort plus grand encore, dont nous n’avons pas l’audace de sortir.

 

Or, vous vous êtes fait vous-mêmes cette réflexion: comment attendre d’un appauvrissement général de l’Occident une relance de cette croissance, censée être la condition de la santé économique et de la confiance des marchés financiers ? On peut dire ce qu’on veut: je ne pense pas qu’on avance en compréhension en taxant l’autre de stupidité. C’est en essayant de comprendre cette apparente absurdité que je me suis souvenu d’une parole de Gandhi à laquelle vous souscrivez sûrement: « La Terre peut répondre aux besoins de chacun mais pas à l'avidité de tous. ». Et si cette parole qui, dans l’esprit du Mahatma, invite chacun à réfréner ses désirs pour en laisser un peu à tout le monde, était interprétée différemment par la ploutocratie mondiale ? Encore une fois, ne la supposons pas stupide - ou mal informée. Elle ne peut ignorer en effet tout ce qui se dit de l’empreinte écologique et de la dérive climatique. Que lui vaudrait de gagner plus d’argent encore si c’est pour vivre en vase clos dans une planète devenue à la lettre invivable ? Que vaudrait un surplus d’enrichissement qui se paierait d’air irrespirable, de paysages détruits, d’eau polluée et raréfiée et, au final, d’une assignation à résidence des plus riches dans quelques oasis artificiellement protégées ? Ne vaudrait-il pas mieux, en laissant retomber progressivement l’essentiel de l’humanité dans la misère, diviser par cent mille tous les inconvénients écologiques qui résultent d’une généralisation de niveaux de vie toujours croissant ? Quelques riches, même menant grand train, ne seront pas d’un grand danger en comparaison de celui-là. Or, voilà justement que les dettes souveraines n’apportent pas seulement un enrichissement matériel aux créanciers, elles leur confèrent aussi le pouvoir dont ils ont besoin pour mener à bien ce projet.  

 

C’est une interprétation. Comme le dit Clément Rosset, toute interprétation est un délire. Cependant, il faut bien essayer de comprendre. Celle-ci éclaire une déclaration de Warren Buffet: «Bien sûr, il y a une lutte des classes, et c’est la mienne qui est en train de la gagner.» Vous avez lu Globalia ? C’est une suite éventuelle à ce propos.

19/11/2012

Le syndrome du larbin

Je vous invite à lire l'intervention de l'impavide Flore Brasseur au colloque "Pour une éthique de la performance", en ligne sur son blog:

http://blog.florevasseur.com

 

14/11/2012

Horatio

 

 

Voici pour commencer une histoire que contait le New York Time dans son édition électronique du 28 octobre:The Island Where People Forget To Die. L’île où les gens oublient de mourir. Le héros s’appelle Stamatis Moraitis. Comme son nom l’indique, c’est un Grec. Il a rallié les Etats-unis à la fin de la seconde guerre mondiale et s’y est établi. A l’âge de soixante-deux ans, on lui trouve un cancer du poumon. Il lui reste neuf mois à vivre. Le diagnostic est confirmé par huit autres médecins. Stamatis décide alors de revenir dans son pays pour y mourir. Il se retrouve sur Icare, son île natale, se met au lit, soigné par sa mère et sa femme, et attend. Il se dit qu’il pourrait renouer avec la religion de son enfance, celle de l’Eglise orthodoxe, et recommence à fréquenter l’office du dimanche. Cependant, la nouvelle de son retour se répand. Des amis d’enfance proposent de lui rendre visite. Il accepte. Ils viennent, apportant une ou deux bouteilles de vin local. La visite amicale devient quotidienne, toujours aussi arrosée. Un jour, ne se sentant pas si mal que cela, Stamatis plante quelques légumes dans le jardin. Il ne pense pas qu’il les récoltera, ce sera un cadeau pour son épouse quand il sera mort. Puis il trouve du plaisir à être au grand air et il continue son jardinage. Quelques mois passent. Stamatis a agrandi le potager, il a même remis en production la vigne de son père. L’agonie annoncée ne vient pas. 

 

Stamatis Moraitis a fêté cette année ses quatre-vingt-dix-sept ans. Quoique il n’ait subi aucun traitement, son cancer a disparu. Les chercheurs du National Geographic ont raconté son histoire au terme d’une enquête sur les lieux du monde où les populations présentent le plus de centenaires. Ils se sont bien sûr intéressés aux coutumes alimentaires de l’île. En résumé, très peu de charcuterie, peu de viande, un peu de poisson, beaucoup de légumes, du vin local et certaines tisanes spécifiques. Ce que le corps absorbe joue un rôle important, et dans certains cas sans doute déterminant, mais il faudrait se garder de s’en tenir à cette vision finalement matérialiste des processus de guérison et oublier l’ensemble de composantes qui a agi sur la santé de Stamatis. L’hypothèse d’un effet synergique mériterait d’être retenue. 

 

L’histoire de Stamatis Moraitis vous semble trop belle ? Elle est scientifiquement invraisemblable ? Elle peut se fonder sur des informations insuffisamment avérées ? En voici une autre. A l’âge de trente ans, Guibert del Marmol - que je viens d’interviewer  pour Commencements 4 - se voit diagnostiquer au cerveau un cancer de la taille d’une balle de golf. Le temps qu’on l’opère et, en plus des autres symptômes, sa vision décline dramatiquement. Au réveil, soulagement, il a retrouvé la vue. Mais le chirurgien lui explique que, s’il a pu ôter la quasi-totalité de la tumeur - dont on achèvera les restes à coup de radiothérapie - il a dû aussi lui enlever l’hypophyse. Il l’informe des conséquences de cette ablation: le risque permanent de tomber en dépression, la nécessité ad vitam aeternam de supplémenter son organisme avec des hormones de synthèse, et la stérilité définitive. 

 

Mais Guibert n’entend pas s’enfermer dans la prédiction médicale si autorisée soit-elle: il n’a jamais pu accepter l’infaillibilité quelle que soit l’autorité qui s’en prévale. Il a l’intuition très forte - une intuition organique - qu’une autre histoire est possible et qu’elle passe par la ré-harmonisation de sa vie. Il a la chance d’avoir pour épouse une personne de ressource qui va l’accompagner sur ce nouveau chemin. Il commence par redonner à son corps des activités physiques régulières et il revoit complètement ses habitudes alimentaires. Mais ce n’est pas tout. Il explore les médecines alternatives. Il mène des investigations du côté de la psycho-immuno-endocrinologie. Il se penche sur le message que transmettent les spiritualités et se met à pratiquer la méditation. Peu à peu, le processus de ré-harmonisation embrasse de plus en plus large, jusqu’à lui faire reconsidérer sa vie professionnelle qu’il a cependant reprise tambour battant. Comment réussir son alignement personnel s’il ne prend pas en compte les besoins du monde dans lequel il vit? Or, ce monde-là va plutôt mal: crises écologiques, financières, économiques, sociales... Sa santé, il le sent, est liée à son rapport à ce monde et ce dernier ne peut pas être que le décor ou la ressource de sa réussite personnelle. En paraphrasant Teilhard de Chardin, qu’il a lu, on pourrait dire que «ce qui compte, ce n’est pas la joie de Guibert dans le monde, mais la joie du monde en Guibert». Alors, comme ce qu’il connaît le mieux c’est la direction d’entreprise et que les entreprises sont peut-être l’acteur le plus puissant du monde actuel, il met cette compétence au service de leur évolution. Il se lance dans le conseil en développement durable et développe une clientèle de dirigeants audacieux. 

 

Le diagnostic de cancer, c’était il y a quinze ans. Depuis longtemps, Guibert del Marmol se passe de suppléments hormonaux. Il ne mène pas une vie de potiche fragile: il voyage dans le monde entier pour accompagner des dirigeants sur la voie du développement durable, donner des conférences, animer des groupes de travail, enrichir sa connaissance des bonnes pratiques. Il n’a jamais côtoyé la dépression. Il a eu la surprise et la joie d’être père deux fois encore. Les médecins ne comprennent pas: sans hypophyse, ce n’est «normalement» pas possible. Guibert évoque les ouvrages du biologiste Bruce Lipton, la médecine quantique. Il se désole du rationalisme étroit qui, comme une religion moyenâgeuse, jette l’anathème sur des Beljanski ou des Benveniste, et qui, faisant parfois un amalgame paranoïde entre médecines alternatives et dérives sectaires, empêche d’étudier le processus des guérisons «anormales». 

 

Dans Hamlet, Shakespeare fait dire à un de ses personnages: «Il y a plus de choses dans le ciel et sur la Terre, Horatio, que n’en rêve votre philosophie.» Cette phrase mériterait d’être gravée au fronton de nos croyances et j’inclus au rang de celles-ci les vérités scientifiques. Celles-ci deviennent folles dès lors qu’on les transforme en dogmes. Me revient à la mémoire cette phrase terrible d’un médecin évoquant le milieu médical: «Il est moins dangereux de tuer dans les normes que de guérir hors des normes». Les dogmes ne servent guère que les pouvoirs établis, les pyramides d’égos et d’argent, et ils virent immanquablement à l’intolérance et au fanatisme. L’histoire des sciences montre qu’ils retardent l’évolution des connaissances et des techniques. Mais ils retardent aussi l’évolution de l’économie et de la société. Au nom d’une rationalité qui n’est rien d’autre qu’une idéologie, ils voudraient nous faire renoncer à l’idéal d’une société juste et écologique. Ils voudraient nous faire accepter qu’il n’y a d’autre avenir que d’accepter des organisations règlementaires, politiques, financières et monétaires qui, loin d’apporter les solutions qu’on en attend, constituent en réalité le problème. La faiblesse des dogmes: ils ne doivent leur force qu’au respect que nous voulons bien leur accorder.