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16/03/2013

«C’était avant» (II)

 

 

 

Il y a, sommairement, deux manières de s’occuper de sa santé: adopter un mode de vie qui lui est favorable ou bien ne rien changer aux habitudes qui lui nuisent et aller chercher dans l’arsenal médical de quoi réparer nos maux au fur et à mesure qu’ils surgissent. C’est la même chose avec l’écosystème: on peut choisir d’agir en amont, en limitant par exemple l’introduction de substances nocives dans l’air, l’eau ou la terre, ou bien préférer intervenir en aval en multipliant les traitements correctifs. On peut choisir de ne pas répandre dans nos champs des produits qui tuent les abeilles, ou bien accepter la disparition de celles-ci qu’on remplacera par une pollinisation artificielle. Economiquement,  fabriquer des produits nocifs d’une main et leur antidote de l’autre permet de multiplier - au bénéfice de quelques-uns - les sources d’enrichissement matériel. Se substituer à la nature une fois qu’on l’a stérilisée, également. C’est comme la guerre: une fois que l’on a fabriqué et vendu les armes, on peut s’engraisser à reconstruire ce que les armes ont détruit. 

 

Si nous y regardons de plus près, nous pouvons voir sans trop de difficulté qu’une grande partie de l’activité économique actuelle est engendrée par la nécessité de réparer ce qu’une autre partie de cette même activité a abimé ou détruit en amont. Une étude parue il y a quelques années dans la revue Futuribles montrait que les obèses américains faisaient ainsi prospérer plusieurs secteurs: l’alimentation industrielle bien sûr, mais aussi la télévision, la médecine, les cabinets de psychologues, les salles de fitness, les aliments diététiques et même - par anticipation de chiffre d’affaires puisqu’ils décèdent précocement - les pompes funèbres. En comparaison, les personnes menant une vie plus sobre et plus saine apparaissaient, du point de vue économique, comme de bien mauvais citoyens. Omniprésente, une question est là, qui plongera sûrement les héritiers de nos problèmes dans la stupéfaction: celle des conséquences de nos comportements sur l’emploi.

 

Parce qu’il constitue le moyen le plus répandu de contribuer à la création de richesses et de gagner sa vie, mais qu’en même temps il est la victime systématique d’à peu près tout ce qui se passe - la mondialisation qu’on appelait de nos voeux, l’explosion des dettes souveraines ou les politiques d’austérité conséquences de la crise bancaire - l’emploi est devenu l’obsession de nos sociétés. Comme les économistes nous ont rebattu les oreilles du lien indissoluble qu’il a avec la Déesse Croissance, nous continuons d’invoquer les faveurs de celle-ci et de lui sacrifier tout ce qui nous tombe sous la main, sans prendre en compte que, lorsqu’elle répond favorablement aux aspirations des hommes, cela se traduit par une ruine accélérée de leur environnement. Les habitants de Pékin, les riverains des zones d’extraction de gaz de schiste ou les peuples premiers que l’on chasse de leur sylve pour y produire des bio-carburants peuvent en témoigner. Ils sont loin d’être les seuls.  

 

Maintenant, imaginez la catastrophe économique que ce serait, si nous nous mettions à vivre plus raisonnablement, plus sainement. Si nous réduisions notre bougeotte, usions moins de véhicules, consommions moins d’énergie. Si nous mangions moins de certains aliments - moins de viande, moins de laitages - et tirions un peu plus de bonheur des choses simples et gratuites qui nous entourent. Les industries pharmaceutiques et le monde médical dans son ensemble, les constructeurs automobiles, les travaux publics, les industries agro-alimentaires - pour ne citer qu’eux - verraient s’amenuiser les emplois qu’ils nous procurent encore aujourd’hui, et la masse des chômeurs et des pauvres grossirait encore. Autrement dit: nous ne pouvons rien faire sans aggraver une situation qui, de toute manière, va se dégradant inexorablement. L’absurdité même de ce constat devrait nous montrer de quoi il s’agit en réalité: de rien d’autre qu’une construction de notre esprit qui nous enferme. Je sais que je me répète, mais tant que nous aurons la paresse de penser encore et toujours que ce qui nous arrive est une crise, nous ne pourrons que tourner en rond et les choses continueront d’aller de mal en pis. Ce que nous vivons n’est pas une crise, c’est une métamorphose. Qu'observons-nous aujourd’hui dans nos sociétés, outre le déclin de l’emploi ? Un appauvrissement progressif des classes moyennes. Une misère rampante qui s’étend de proche en proche. Des services publics dont les budgets vont durablement à la baisse. D’immenses quartiers qui deviennent des zones de non-droit... Nous sommes comme des ours polaires s’agrippant à des glaçons qui fondent inexorablement sous leurs griffes. Peut-être vaudrait-il mieux sauter dans l’eau froide pour gagner d’autres rivages tant que nous en avons encore la force. 

 

La réalité, c’est que nous tentons de réfléchir avec un logiciel qui bogue. Au lieu d’émuler notre résilience, il nous paralyse. Nous avons succombé à une représentation de l’économie qui a entraîné un tel décalage avec la réalité et avec nos besoins que, comme un délire de monomane, elle engendre une usine à gaz dépourvue de sens et dont les commandes ne répondent plus. Alors, revenons à des questions simples. Ceux qui ont fait les révolutions sont toujours partis de questions simples. Du genre: «Pourquoi les uns souffrent-ils de pléthore tandis que les autres meurent de faim ?» Sur un territoire aussi généreux que la France, est-il compréhensible quand on forme une communauté nationale de 60 millions de citoyens qui ont besoin de nourriture, de vêtements, de logements, de meubles, de distractions, etc., que chacun d’entre eux ne puisse y trouver son utilité en contrepartie du moyen d’y vivre ? Est-il davantage compréhensible, quand on sait les progrès de productivité considérables que nous avons faits au cours des trois dernières générations, qu’une telle communauté ne puisse procurer à chacun de ses membres ce dont il a besoin, sauf à faire travailler des esclaves à l’autre bout du monde ? 

 

Comme l’a vu Manfred Max-Neef, ce qui façonne une communauté, c’est la façon dont elle choisit de répondre aux besoins de ses membres. Des hommes, des femmes, des enfants, aujourd’hui, dans les pays encore les plus riches de la planète, manquent du nécessaire. On explique ce manque par un manque d’emplois et le manque d’emplois par le manque de croissance. Mais, en l’occurrence, «emploi» fait partie des mots qui nous abusent parce, sans y paraître, il implique tout un système déjà verrouillé. C’est l’arbre qui cache la forêt. Il dissimule par exemple une référence qui est celle de la société marchande et monétarisée: je ne peux me procurer la réponse à mes besoins qu’en l’achetant, et je ne peux le faire qu’à condition de vendre moi-même mon temps contre de l’argent. Il dissimule aussi la prééminence donnée à des réponses à nos besoins qui nécessitent ces organisations lourdes et complexes qu’on appelle entreprises. Le système actuel s’est cristallisé autour d’elles. La croissance, au sein de ce système, n’est une solution exclusive que pour ceux qui veulent que rien ne change. Elle permet de faire l’aumône aux uns tout en continuant d’enrichir les autres: voilà pourquoi elle a la faveur de ceux qui prétendent présider aux destinées de la planète. Alors, sommes-nous capables de penser que cette forme d’organisation sociale et économique n’est qu’une parmi l’infini nombre de celles que nous pourrions expérimenter ? Choisirons-nous l’hygiène ou la pharmacie ? Ou préfèrerons-nous la certitude d'une perte à l’espoir d’un gain ? 


10/03/2013

"C’était avant" (I)

 

 

 

Je me souviens du jour où mon père prit possession de sa première voiture, une Citroën «traction avant» immatriculée - j’étais gamin mais je m’en souviens encore - 68 R 47. C’était autour de 1955. Il avait quarante-trois ans et venait de passer le permis de conduire car il avait laissé se périmer celui qu’il avait eu sous les drapeaux. On avait étrenné la voiture sur la route qui va de Villeneuve-sur-Lot à Tonneins, et, à quelques kilomètres de la «ville des tabacs», nous avions essuyé une première panne. Je revois encore l’endroit que surplombe un pont de chemin de fer. A l’époque, il n’y avait pas de téléphone portable et je ne me souviens plus comment nous nous étions fait dépanner. On avait attendu un certain temps au bord de la route, puis un mécanicien était arrivé et on avait pu repartir assez rapidement. 

 

citroen-traction-avant.jpgMon père prenait un soin extraordinaire de sa voiture. J’imagine qu’à l’époque cela devait représenter un investissement de taille et c’était en même temps pour lui un signe extérieur de modernité. Je le revois, le dimanche, la laver et la passer à la peau de chamois. Mon grand-père maternel avait eu une voiture - ma mère parlait d’une B 14 - mais - peut-être au moment de la guerre - il s’en était séparé et je ne l’ai jamais vu se déplacer qu’à vélo. Il avait une «campagne» au pied du coteau de Pujols et je me souviens qu’un soir, j’avais voyagé accroché au fagot de sarments de vigne qu’il rapportait dans sa petite remorque. Aujourd’hui, les temps ont changé: il se ferait arrêter et verbaliser. Peut-être même le traiterait-on de bourreau d’enfant.

 

Parmi les souvenirs que j’ai gardés de la traction avant de mon père, il y avait les dimanches que nous allions passer à la campagne de mon grand-père, puis, lorsque ce dernier l’eut vendue en raison de son état de santé, la promenade que nous faisions aux alentours de Villeneuve. Nous nous arrêtions, du côté de Saint-Antoine-de-Ficalbas, dans un vallon où un petit ruisseau jaillissait d’une modeste fontaine pour traverser des champs remplis de fleurs.   

 

Il y a aussi, dans mes souvenirs de cette époque, la route des Sables d’Olonne où nous allions séjourner chaque année, aux grandes vacances, ma branche paternelle étant vendéenne. De sa carrière de militaire, mon père avait gardé l’habitude des départs en manoeuvre, c’est-à-dire que nous prenions la route avant même que le jour se lève, autour de trois heures et demie du matin. La veille, j’étais tellement excité que j’avais de la peine à m’endormir. Il y avait fort peu de circulation en ce temps-là, les nuits étaient silencieuses. Une moto pouvait passer devant chez nous et, au coeur de mon insomnie, j’en écoutais le son s’éloigner le plus longtemps possible, me représentant la route solitaire s’enfonçant dans la campagne obscure. Bientôt, ce serait notre tour et je regarderais, fasciné, perçant l'obscurité de la campagne, les lumières jaunes qui signaleraient ici ou là une ferme où des gens, déjà, se levaient. Puis le paysage sortirait peu à peu de la nuit. En ces années-là, il n'y avait pas sur notre trajet le moindre tronçon d'autoroute et les derniers kilomètres étaient particulièrement cahoteux. 

 

Un autre souvenir lié à la voiture fut la crise de Suez, quand nous nous sommes retrouvés l’essence rationnée et que j’accompagnai mon père au sein d’une longue queue de voitures pour recevoir un peu de carburant... 

 

Mon père eut deux autres voitures mais il en usa toujours modérément. Je le revois encore aller à son travail en costume de ville - ce qui, à l’époque comprenait le chapeau - mais à vélo. J’ai passé le permis de conduire et j’ai eu ma première voiture à dix-huit ans, et je suis devenu une espèce de centaure qui ne concevait pas de faire cinq cents mètres autrement que motorisé. En une quarantaine d’années, j’ai dû user huit ou neuf voitures et parcourir plus d’un million et demi de kilomètres. Rien ne me plaisait tant que de m’asseoir derrière le volant pour une longue route au sein de paysages successifs. J’aimais particulièrement les trajets délicats, lorsqu’il faut sans cesse ajuster accélération et décélération; lorsque, en même temps, il faut mettre en oeuvre concentration et souplesse. J’étais alors comme infatigable. Je me rappelle ainsi d’un enchaînement ininterrompu de virages, au flanc de l’Etna, pour rejoindre au bout de quatre heures un vol que nous faillîmes manquer de cinq minutes. D’une courbe à l’autre - un coup à gauche, un coup à droite - c’était comme une danse.

 

Depuis quatre ans, je suis passé à autre chose. D’abord, j’ai décidé de ne plus avoir de voiture. La motivation initiale a été multiple. Je vivais encore en région parisienne où les transports en commun sont largement suffisants pour répondre aux besoins quotidiens de déplacement et beaucoup plus rapides qu’un véhicule individuel. J’avais cessé de fumer et n’avais plus besoin de m’isoler. En revanche, dans le train ou le métro, je pouvais lire et écrire. Puis, un jour, comme ma voiture vieillissait, j’ai regardé ce qu’il m’en coûterait de la renouveler et, de fil en aiguille, ce qu’il en coûtait d’entretenir une telle maîtresse. J’ai trouvé que ce dont je me privais pour elle était dommage. Là dessus, la nécessité de lutter contre les attaques de mon propre vieillissement physique m’a amené à considérer des déplacements qui sollicitent les jambes, les poumons et le coeur. Par dessus tout cela, comme un liant qui donne du sens à l’ensemble, mes réflexions de prospectiviste sur les divers «pics» qui ont ou qui vont marquer notre histoire, ainsi que sur l’évolution de l’empreinte écologique qu’engendre la dérive de nos modes de vie, m’ont induit à considérer qu’il fallait rompre autant que possible avec cette addiction tant économique que psychologique avec le véhicule individuel motorisé. L’argument des emplois à entretenir ne tenait même plus du fait des délocalisations et, quand bien même eût-il tenu, que sert-il d’assurer du travail à l’équipage sur un navire qui sombre ? 

 

Les poètes ont souvent dit que la contrainte est créatrice. Quand on fait l’hypothèse de se passer de voiture, le plus souvent on ne voit qu’impossibilités. Au vrai, il faut faire l’expérience, vraiment la faire - je veux dire sincèrement et même de bon coeur - pour qu’apparaisse comment se libérer de ces impossibilités. Si l’on en reste à se demander comment on va faire pour continuer à vivre sur les mêmes rythmes et les mêmes routines qu’auparavant, on est aveuglé. On ne voit pas que la solution passe par une reconfiguration d’ensemble. Il faut défaire le puzzle et en assembler les pièces différemment. Par exemple, regrouper certains déplacements, pratiquer le co-voiturage, le prêt occasionnel de véhicule. Alors, une chose en amenant une autre, on prend conscience que la solution passe par moins d’individualisme et par un lien social revivifié. Ceci peut conduire à changer le regard que l’on porte sur ce qu’est «une bonne vie». On perçoit que la recherche d’une solution technique est un leurre de plus et qu’on est en réalité dans l’ordre des valeurs. Et aussi dans l’ordre de l’épicurisme. Moins banale, la sortie en voiture retrouve une magie d’antan. Moins paresseuse, la solution du vélo est un autre rapport au corps, à l’espace, au paysage, à la distance, au temps. C’est aussi un autre rapport à la santé: remettre son corps en marche permet souvent d’éliminer pas mal de maux, de faire l’économie de certains traitements, de revoir son mode de vie. 

 

Je ne dis pas que ne pas posséder de voiture est possible pour tout le monde. Je ne dis même pas que c’est facile. Je dis que c’est bien davantage possible qu’un examen superficiel ne permet de le penser. Et, si l’on pousse la logique jusqu’au bout, remettre en question la civilisation du véhicule individuel, outre les bénéfices écologiques que cela produirait, c’est aussi envisager une transformation profonde de la société, par exemple une autre géographie de l’habitat, du travail et des commerces. Cela mérite qu’on y pense. Avant d’avoir le couteau sous la gorge. 

 

«Avant, nous avions tous une voiture. C’était avant.»


Pour aller plus loin dans cette réflexion: www.carfree.fr 

05/03/2013

La Grèce, image de notre avenir

De Dimitris Vergetis: http://mecanoblog.wordpress.com/2013/03/02/les-population...