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10/03/2013

"C’était avant" (I)

 

 

 

Je me souviens du jour où mon père prit possession de sa première voiture, une Citroën «traction avant» immatriculée - j’étais gamin mais je m’en souviens encore - 68 R 47. C’était autour de 1955. Il avait quarante-trois ans et venait de passer le permis de conduire car il avait laissé se périmer celui qu’il avait eu sous les drapeaux. On avait étrenné la voiture sur la route qui va de Villeneuve-sur-Lot à Tonneins, et, à quelques kilomètres de la «ville des tabacs», nous avions essuyé une première panne. Je revois encore l’endroit que surplombe un pont de chemin de fer. A l’époque, il n’y avait pas de téléphone portable et je ne me souviens plus comment nous nous étions fait dépanner. On avait attendu un certain temps au bord de la route, puis un mécanicien était arrivé et on avait pu repartir assez rapidement. 

 

citroen-traction-avant.jpgMon père prenait un soin extraordinaire de sa voiture. J’imagine qu’à l’époque cela devait représenter un investissement de taille et c’était en même temps pour lui un signe extérieur de modernité. Je le revois, le dimanche, la laver et la passer à la peau de chamois. Mon grand-père maternel avait eu une voiture - ma mère parlait d’une B 14 - mais - peut-être au moment de la guerre - il s’en était séparé et je ne l’ai jamais vu se déplacer qu’à vélo. Il avait une «campagne» au pied du coteau de Pujols et je me souviens qu’un soir, j’avais voyagé accroché au fagot de sarments de vigne qu’il rapportait dans sa petite remorque. Aujourd’hui, les temps ont changé: il se ferait arrêter et verbaliser. Peut-être même le traiterait-on de bourreau d’enfant.

 

Parmi les souvenirs que j’ai gardés de la traction avant de mon père, il y avait les dimanches que nous allions passer à la campagne de mon grand-père, puis, lorsque ce dernier l’eut vendue en raison de son état de santé, la promenade que nous faisions aux alentours de Villeneuve. Nous nous arrêtions, du côté de Saint-Antoine-de-Ficalbas, dans un vallon où un petit ruisseau jaillissait d’une modeste fontaine pour traverser des champs remplis de fleurs.   

 

Il y a aussi, dans mes souvenirs de cette époque, la route des Sables d’Olonne où nous allions séjourner chaque année, aux grandes vacances, ma branche paternelle étant vendéenne. De sa carrière de militaire, mon père avait gardé l’habitude des départs en manoeuvre, c’est-à-dire que nous prenions la route avant même que le jour se lève, autour de trois heures et demie du matin. La veille, j’étais tellement excité que j’avais de la peine à m’endormir. Il y avait fort peu de circulation en ce temps-là, les nuits étaient silencieuses. Une moto pouvait passer devant chez nous et, au coeur de mon insomnie, j’en écoutais le son s’éloigner le plus longtemps possible, me représentant la route solitaire s’enfonçant dans la campagne obscure. Bientôt, ce serait notre tour et je regarderais, fasciné, perçant l'obscurité de la campagne, les lumières jaunes qui signaleraient ici ou là une ferme où des gens, déjà, se levaient. Puis le paysage sortirait peu à peu de la nuit. En ces années-là, il n'y avait pas sur notre trajet le moindre tronçon d'autoroute et les derniers kilomètres étaient particulièrement cahoteux. 

 

Un autre souvenir lié à la voiture fut la crise de Suez, quand nous nous sommes retrouvés l’essence rationnée et que j’accompagnai mon père au sein d’une longue queue de voitures pour recevoir un peu de carburant... 

 

Mon père eut deux autres voitures mais il en usa toujours modérément. Je le revois encore aller à son travail en costume de ville - ce qui, à l’époque comprenait le chapeau - mais à vélo. J’ai passé le permis de conduire et j’ai eu ma première voiture à dix-huit ans, et je suis devenu une espèce de centaure qui ne concevait pas de faire cinq cents mètres autrement que motorisé. En une quarantaine d’années, j’ai dû user huit ou neuf voitures et parcourir plus d’un million et demi de kilomètres. Rien ne me plaisait tant que de m’asseoir derrière le volant pour une longue route au sein de paysages successifs. J’aimais particulièrement les trajets délicats, lorsqu’il faut sans cesse ajuster accélération et décélération; lorsque, en même temps, il faut mettre en oeuvre concentration et souplesse. J’étais alors comme infatigable. Je me rappelle ainsi d’un enchaînement ininterrompu de virages, au flanc de l’Etna, pour rejoindre au bout de quatre heures un vol que nous faillîmes manquer de cinq minutes. D’une courbe à l’autre - un coup à gauche, un coup à droite - c’était comme une danse.

 

Depuis quatre ans, je suis passé à autre chose. D’abord, j’ai décidé de ne plus avoir de voiture. La motivation initiale a été multiple. Je vivais encore en région parisienne où les transports en commun sont largement suffisants pour répondre aux besoins quotidiens de déplacement et beaucoup plus rapides qu’un véhicule individuel. J’avais cessé de fumer et n’avais plus besoin de m’isoler. En revanche, dans le train ou le métro, je pouvais lire et écrire. Puis, un jour, comme ma voiture vieillissait, j’ai regardé ce qu’il m’en coûterait de la renouveler et, de fil en aiguille, ce qu’il en coûtait d’entretenir une telle maîtresse. J’ai trouvé que ce dont je me privais pour elle était dommage. Là dessus, la nécessité de lutter contre les attaques de mon propre vieillissement physique m’a amené à considérer des déplacements qui sollicitent les jambes, les poumons et le coeur. Par dessus tout cela, comme un liant qui donne du sens à l’ensemble, mes réflexions de prospectiviste sur les divers «pics» qui ont ou qui vont marquer notre histoire, ainsi que sur l’évolution de l’empreinte écologique qu’engendre la dérive de nos modes de vie, m’ont induit à considérer qu’il fallait rompre autant que possible avec cette addiction tant économique que psychologique avec le véhicule individuel motorisé. L’argument des emplois à entretenir ne tenait même plus du fait des délocalisations et, quand bien même eût-il tenu, que sert-il d’assurer du travail à l’équipage sur un navire qui sombre ? 

 

Les poètes ont souvent dit que la contrainte est créatrice. Quand on fait l’hypothèse de se passer de voiture, le plus souvent on ne voit qu’impossibilités. Au vrai, il faut faire l’expérience, vraiment la faire - je veux dire sincèrement et même de bon coeur - pour qu’apparaisse comment se libérer de ces impossibilités. Si l’on en reste à se demander comment on va faire pour continuer à vivre sur les mêmes rythmes et les mêmes routines qu’auparavant, on est aveuglé. On ne voit pas que la solution passe par une reconfiguration d’ensemble. Il faut défaire le puzzle et en assembler les pièces différemment. Par exemple, regrouper certains déplacements, pratiquer le co-voiturage, le prêt occasionnel de véhicule. Alors, une chose en amenant une autre, on prend conscience que la solution passe par moins d’individualisme et par un lien social revivifié. Ceci peut conduire à changer le regard que l’on porte sur ce qu’est «une bonne vie». On perçoit que la recherche d’une solution technique est un leurre de plus et qu’on est en réalité dans l’ordre des valeurs. Et aussi dans l’ordre de l’épicurisme. Moins banale, la sortie en voiture retrouve une magie d’antan. Moins paresseuse, la solution du vélo est un autre rapport au corps, à l’espace, au paysage, à la distance, au temps. C’est aussi un autre rapport à la santé: remettre son corps en marche permet souvent d’éliminer pas mal de maux, de faire l’économie de certains traitements, de revoir son mode de vie. 

 

Je ne dis pas que ne pas posséder de voiture est possible pour tout le monde. Je ne dis même pas que c’est facile. Je dis que c’est bien davantage possible qu’un examen superficiel ne permet de le penser. Et, si l’on pousse la logique jusqu’au bout, remettre en question la civilisation du véhicule individuel, outre les bénéfices écologiques que cela produirait, c’est aussi envisager une transformation profonde de la société, par exemple une autre géographie de l’habitat, du travail et des commerces. Cela mérite qu’on y pense. Avant d’avoir le couteau sous la gorge. 

 

«Avant, nous avions tous une voiture. C’était avant.»


Pour aller plus loin dans cette réflexion: www.carfree.fr 

05/03/2013

La Grèce, image de notre avenir

De Dimitris Vergetis: http://mecanoblog.wordpress.com/2013/03/02/les-population...

04/03/2013

«Eyes wide shut»

 

 

Cassandre voit la ruine de Troie et l’annonce, et cela se produira, mais la prophétie ne sert à rien. Telle est la malédiction de la fille de Priam: voir juste et ne rien empêcher. Ne même pas réussir à convaincre ses concitoyens d’une menace qui pèse sur eux. Troie l’orgueilleuse sera donc réduite en cendres. Amère victoire pour la prophétesse que personne n’a voulu entendre.

 

Si l’héroïne troyenne est devenue emblématique, c’est qu’au cours de l’Histoire les Cassandre sont aussi nombreuses que rarement écoutées. La première raison que l’on donnera, c’est qu’il ne manque pas de prophètes de malheur. Que, depuis les débuts de l’Histoire, il s’est trouvé quantité de fous pour annoncer la fin du monde et que c’est perdre son temps et son énergie que prêter l’oreille à ces oiseaux de mauvais augure. D’ailleurs, leurs vaticinations ne dissimuleraient-elles pas une tentative de manipulation ou de démoralisation ? Think positive! Pour autant, on peut légitimement penser que, de temps à autre, cela vaudrait la peine d’y regarder de plus près avant de hausser les épaules ou de conduire l’énergumène au bûcher. Je me souviens qu’on avait demandé à Yolaine de Linares, alors directrice de la prospective chez L’Oréal, comment, parmi la nuée de «signaux faibles» qu’on peut repérer, choisir ceux dont il faut surveiller l’évolution. Elle avait répondu: intéressez vous à ceux qui feraient une différence radicale pour votre entreprise s’ils venaient à se renforcer.  

 

A l’aveuglement choisi je crois discerner d’autres causes qu’un pur scepticisme intellectuel. D’abord, ce qui est là, physiquement, a une autre présence que ce qui est seulement évoqué par des mots. Quand il y a dissonance entre le discours et ce que nos sens perçoivent, ces derniers ont un net avantage. Comment imaginer que l'opulente, la rayonnante Troie puisse être réduite en cendres, que sa puissance puisse être balayée ? Peut-on concevoir que le soleil qui est en train de nous éclairer, la fortune que nous avons amassée, la maison que nous avons construite, la famille que nous avons engendrée viennent à disparaître ? Il y a contradiction évidente entre la ruine prophétisée et la ville que les Troyens ont sous leurs yeux. 

 

Autre dissonance, celle liée à la projection dans le temps. Quelle incohérence que d’avoir un long passé que rien ne prolongerait dans l’avenir! Derrière soi s’ouvre une perspective quasiment infinie sur les siècles d’hier, et, devant soi, il n’y aurait qu’un mur noir, le néant, et le monde continuerait sans nous ? Comment puis-je imaginer que, moi qui suis à ce point vivant, je pourrais être, tout à l’heure, demain, effacé de ce monde ? Certes, tout ce qui est né un jour doit - dit-on - mourir. Mais plus tard. Comme l’avait annoncé Paul Valéry, «nous autres, civilisations, savons maintenant que nous sommes mortelles». Mais, la nôtre, se peut-il qu’elle en soit déjà rendue là ? Non, bien sûr! Le Lincoln de Spielberg m’a inspiré cette réflexion: les Etats-unis, aujourd’hui, brillent davantage par le passé qu’ils nous content que par l’avenir qui semble les attendre.  

 

La surdité volontaire est souvent renforcée par l’arrogance que nourrissent les certitudes. Si nous admettons que notre ville puisse s’écrouler, c’est que, d’une manière ou d’une autre, nous ne sommes pas aussi parfaits que nous voulons le croire. Or, si tout montre et démontre qu’aujourd’hui nous sommes les meilleurs, pourquoi s’infliger cette hypothèse humiliante ? Ce n’est pas autrement, cependant, que l’on essuie les pires défaites. Les équipes sportives et les empires ont souvent illustré cette règle de l’Histoire que trop de confiance peut être fatal. Alors que de Gaulle jouait les Cassandre depuis plusieurs années, l’état-major ne pouvait pas imaginer que la France - la grande  triomphatrice de 1918 - connaîtrait la débâcle de 1940. Si la roche tarpéienne est proche du Capitole, ce n’est pas par malice divine, mais parce que l’ambition qui mène à l’un, lorsqu’elle part à la dérive, nous conduit immanquablement à l’autre. Une croyance vient parfois accélérer cette dérive: notre présente fortune manifeste la bénédiction de divinités. Selon les époques, celles-ci changent de nom: Troie honorait Apollon, d’autres ont choisi plus tard la déesse Raison, aujourd’hui l’objet de notre adoration serait plutôt le veau d’or. Mais qu’importe, demeurent une croyance et la confiance que nous avons dans le culte que nous rendons.

 

Une autre stratégie pour rester sourd et aveugle, c’est d’aligner les impossibilités techniques. Par exemple, comment pourrait-on transporter les si nombreux guerriers nécessaires à la défaite de Troie ? Hier, avant l’implosion des subprimes, ce n’était que mépris pour ceux qui, comme Paul Jorion, annonçaient l’imminence d’une crise: les mathématiques les plus sophistiquées étaient censées garantir la solidité des modèles et des pratiques. Il en fut de même pour ceux qui annoncèrent, le lendemain, qu’on entrait dans une crise longue et profonde. Je me souviens d’un économiste qui continue d’être invité régulièrement aux journaux télévisés, bien qu’il ait assuré, en novembre 2007: «dans deux mois, on aura oublié». Dans un autre domaine, Rudolf Steiner avait déclaré en 1923 que «si le boeuf mangeait directement de la viande, il en résulterait une sécrétion d'urate en énorme quantité, l'urate irait au cerveau et le boeuf deviendrait fou». Mais vous connaissez Rudolph Steiner, son raisonnement ne tient pas la route et c’est un dangereux illuminé qui a engendré une secte. Ce déni ne nous a pas empêchés d’avoir la vache folle.

 

Autre raison plus subtile au déni, le fait que le péril, comme tous les grands périls, s’origine dans un monde lointain. Pour qu’il se matérialise, il faut que se prennent là-bas, par-delà la mer, dans un contexte qu’on ne se représente que vaguement, des décisions que le bon sens ne peut accepter. Assaillir Troie ne requiert-il pas une union des roitelets locaux et une mobilisation, notamment maritime, inconcevables ? Par quel phénomène, cette alliance et cette mobilisation pourraient-elles se faire ? A la fin des années 60, la Shell se livra à des exercices de prospective et, parmi les scénarios produits, il y avait celui où les pays arabes reprenaient la gestion de leurs ressources pétrolières. On s’esclaffa. Quelques années plus tard, en novembre 73, c’est pourtant ce qui arriva.

 

De quelque manière que l’on aborde l’alerte, on démontre le plus souvent que, à l’évidence, elle est sans fondement. Et, même si l’on convient qu’il y a de la poudre et, pas très loin, une mèche, d’où pourrait bien provenir l’étincelle ? Tous ces évènements que nous jugeons impossibles ont en effet besoin d'un élément catalyseur. La guerre de 14 a eu pour étrange déclencheur l’assassinat d’un archiduc à Sarajevo. Quand j’y repense, j’ai toujours du mal à faire le lien entre cet acte de terrorisme et les millions de morts qui s’ensuivirent. En ce qui concerne Troie, le déclencheur sera l’oeuvre du léger Pâris. Comment imaginer que, par pure passion, il se laissera aller à enlever l’épouse de Ménélas, la belle Hélène, et que cette histoire de fesses amènera une ruine dont on parle encore quelques milliers d’années plus tard ? Et comment imaginer que Ménélas réussira à fédérer tant de roitelets derrière son ire de cocu ? Etranges chemins de l’Histoire...

 

Par dessus toutes ces raisons de ne pas entendre Cassandre, la première, cependant, est peut-être tout simplement le confort de l’insouciance - à moins que ce soit l’insouciance du confort. On est si bien, pourquoi se tracasser ? Ne faut-il pas être hystérique pour vaticiner de manière aussi noire et irréaliste ? Regardez autour de vous, voyez-vous la moindre lézarde dans nos murailles ? Etes-vous prêt, d’ailleurs, à vous fâcher avec le patriarche en ayant l’audace de lui dire que son trône est branlant ? Alors, pourquoi écouter les discours insensés de cet oiseau de mauvais augure ?

 

Les Cassandre de toutes les époques, en voyant se réaliser la catastrophe qu’elles voyaient venir et qu’elles ont essayé d’enrayer, mais en vain, ont dû se dire, comme le professeur Malcolm dans Jurassik Park: «J’en ai marre d’avoir raison!» Alors, vaut-il mieux que Cassandre se taise ? Il semble démontré qu’il est vain d’alerter les consciences. Il faut que la catastrophe passe et les survivants, quand il y en a, rebâtissent. Quelquefois bien loin, comme Enée, ce fils de Troie dont la légende dit qu'il fut, après la destruction de sa ville, le fondateur de Rome.