29/06/2013
Donnez-nous de l'espace!
Cela fait belle lurette que nous avons laissé le monde matériel s’approprier nos âmes. Une des victimes en est le concept d’innovation. Il n’est plus d’ingénierie que d’objet: nouvelle molécule, nouveau produit, nouveau logiciel, nouveau service... En revanche, il est un domaine où nous tournons en rond sans avoir même l’idée que des rénovations sont possibles, c’est celui de la vie des sociétés humaines. Celles-ci sont devenues le chariot bringuebalant qui suit tant bien que mal l’économie matérielle en menaçant de verser à chaque nid-de-poule. La richesse prisée par ce monde, celle qu'il convient exclusivement de produire, n’est que marchande, et elle est produite par des machines ou des mécanismes qui invitent l’homme à les imiter.
Bien qu’elle soit peu à peu de plus en plus connue, «La belle histoire de FAVI» (1) a encore trop peu d’imitateurs. De quoi s’agit-il ? D’une entreprise de fonderie de la Somme qui, depuis trente ans, accumule les succès de tous ordres: rentabilité, compétitivité, respect des délais, niveau de qualité, satisfaction des salariés, stabilité des prix, solidité des emplois... Dans ce secteur tourmenté, ce serait un mystère si Jean-François Zobrist, l’initiateur d’une organisation singulière, n’en témoignait pas urbi et orbi. Jean-François a considéré un jour que ses ouvriers avaient suffisamment de compétence, d’intelligence et d’honnêteté pour qu’on les libère du poids des procédures et des méfiances et de la bureaucratie qui les accompagne. S’il nous annonçait aujourd’hui que c’est ce qu’il entend faire demain, on lui prédirait l’échec et la faillite, on lui rappellerait avec ironie qu’on n’est pas dans le monde des Bisounours, et on oublierait aussitôt cette folie. Seulement voilà: comme je l’ai dit, cela fait trente ans que les ouvriers de FAVI s’auto-organisent, sont en relation directe avec les clients, gèrent eux-mêmes les stocks, innovent de leur propre chef, et que cela marche. Les faits sont têtus. La confiance est féconde. Il y a donc une autre manière de s’y prendre avec l’humain, et même le choix de l’efficacité matérielle ne se réduit pas aux différentes formes de contrôle et de coercition.
C’est dans ce domaine - celui de l’ingénierie des communautés humaines - que je trouve l’innovation singulièrement pauvre. Et, selon moi, il n’en va pas seulement de notre compétitivité industrielle: il en va de rien de moins que d'une démocratie qui ressemble de plus en plus à un simulacre. Entre la gestion des biens privés et l’administration des biens publics, le citoyen n’a plus de territoire propre. D’un côté, pour gagner sa vie, la majorité d’entre nous doit se mettre au service d’entreprises dont l’idéal est de rendre l’humain aussi prévisible, contrôlé - et jetable - qu’un rouage. De l’autre, nous sommes généreusement autorisés à glisser périodiquement des noms dans une urne, puis à laisser faire ceux qui, à l’issue du dépouillement, ont eu le plus gros tas de bulletins. Deux souvenirs me viennent à l’esprit. Celui, d’abord, d’une jeune femme qui, au vu des valeurs affichées par son entreprise, avait cru bien faire d’évoquer la question du développement durable en comité de direction. A la sortie de la réunion, son directeur général l’a prise dans un coin pour lui dire que le rôle de l’entreprise n’était pas de «sauver le monde». Quant à l’autre souvenir, c’est celui d’une conférencière qui, à la fin de son propos, prônait l’engagement permanent des citoyens dans la production et la mise en oeuvre des solutions locales. Il s’agissait du gaspillage alimentaire, des déchets et de sujets connexes. Le député-maire de la ville, qui assistait à la présentation, eut la courtoisie de ne rien dire en public mais, un peu plus tard, en aparté, il exprima fermement son désaccord: une fois qu’on nous a élus, qu’on nous laisse faire notre boulot!
Peut-être, dans les entreprises, malgré l’exemple de FAVI et de quelques autres, le formatage et le contrôle restent-ils une voie de performance plus sûre que celle choisie par Jean-François Zobrist. Mais, s’agissant d’une ville, d’un village, d’une commune, où des dizaines, des centaines ou des milliers d’habitants peuvent donner un peu de leur temps, de leur coeur et de leur énergie à leur territoire de vie, n’a-t-on pas manifestement aujourd’hui, faute de leur donner un espace, une perte considérable ? Et - au surplus - est-on si riche qu’on puisse se le permettre ? A Todmorden, en Angleterre, une poignée d’originaux en mal d’action ont un jour l’idée fumeuse de semer des légumes dans les coins de la ville où cela ne peut que faire du bien. Ces légumes, une fois mûrs, sont à la disposition de ceux qui veulent les cueillir. C’est un acte de générosité, un symbole de solidarité, une invitation à régénérer le lien social, à créer à côté de la sphère marchande et de l’agent économique purement égoïste, une sphère d’amitié et de gratuité. L’emploi se dérobe, les écosystèmes naturels sont de plus en plus abîmés, nous ne savons pas comment vont vivre nos enfants et ce que va devenir notre société. Eh! bien, justement! nous allons refaire société, et sur des bases renouvelées: celles de la convivialité et du partage. L’idée, si farfelue qu’elle paraisse, plaît. C’est même une traînée de poudre, au point que le mouvement des Incredible Edible, comme il s’est lui-même baptisé, devient mondial (2). Mais que se passe-t-il ici ou là, dans notre beau pays où les initiatives du même ordre fleurissent ? Certains élus ou certains «services techniques» se sentent menacés! Après tout, ils ont trouvé dans l’espace public le territoire sur lequel régner en maître: pas touche! Alors, au lieu d’accueillir l’élan humain qui s’apprête à animer le territoire, on encadre, on cantonne, on met sous observation et «on fera une évaluation plus tard». Voyez-vous ce que cela a de mesquin et de castrateur face à la spontanéité des coeurs ? C’est comme si les bureaux reprenaient possession de FAVI. Dans certaines villes, les plants que quelques Indiens égarés avaient mis en dehors de leur réserve ont été arrachés par le personnel municipal. Multiple gâchis!
L’espace public, qui est le nôtre, nous nous en sommes dépossédés au profit du personnel politique et de ses techniciens qui ont pris l’habitude de décider à notre place de son usage et de son affectation. Nous y sommes au mieux tolérés et sous surveillance, comme les gueux dans les jardins royaux. Nous sommes tenus à l’écart de son administration, alors même que, collectivement, nous sommes depuis la Révolution la source de toute légitimité. En résumé, nous qui sommes les mandants sommes traités comme des mineurs. Ne pourrions-nous imaginer d’élire des personnes qui, au lieu de s’empresser comme aujourd’hui de nous exclure, reçoivent de nous pour mandat d’ouvrir, entre sphère marchande et sphère publique, des espaces où nous pourrions être co-créateurs de biens communs comme les jardins d’Incroyables Comestibles ? Les domaines où les citoyens pourraient ainsi créer des richesses sans qu’il en coûte dix sous à la collectivité, son innombrables. Dans l’exemple de FAVI, l’implication des ouvriers a pour levier la volonté de maintenir l’emploi au pays. C’est dire si l’attachement au territoire est une motivation puissante. Avoir des édiles qui, plutôt que se substituer à nous, se fassent les facilitateurs de ce que nous pouvons créer nous-mêmes au bénéfice de la communauté, est-ce trop rêver ? Certes, c’est changer radicalement la représentation de la réussite politique...
En étendant le domaine de cette réflexion, j’ajouterai encore que, dans toutes les organisations qui reposent constitutionnellement sur une masse de sociétaires, de membres, de bénévoles, dort un tout aussi énorme trésor d’engagements possibles, d’idées et de générosités que parmi les salariés et les citoyens. Encore faudrait-il que les technostructures qui, là comme ailleurs, ont pris le pouvoir et, du coup, ont peur de le perdre, se convainquent que la stérilité est un risque plus grand que la fécondité. Dans le monde qui va émerger, seuls survivront ceux qui auront accepté cette métamorphose. Les autres se dessècheront définitivement sur leur tas d’or (3).
(1) http://www.lulu.com/shop/jean-françois-zobrist/la-belle-h...
(2) Connu en France sous l’appellation «Incroyables Comestibles».
(3) Ces sujets sont abordés dans Commencements 5, cf. notamment les interviewes de Bernard Rohmer, Carlos Verkaeren, Mary Clear et Wojtek Kalinowski. Si vous êtes intéressé, merci de m’écrire à thygr@wanadoo.fr
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15/06/2013
Commencements: pour ne pas se tromper d'avenir
INTERVIEW
Pourquoi avoir créé la revue «Commencements» ?
J’ai découvert très tôt que, lorsqu’il s’agit de l’avenir, notre aveuglement est grand. Nous avons une tendance innée - et moi comme tout le monde - à vivre comme si le futur ne serait qu’une variation autour du présent, avec juste quelques curseurs qui se déplacent un petit peu. Les transformations peuvent être lentes et silencieuses, mais elles peuvent aussi être subites et brutales ou comporter des épisodes subits et brutaux. Les dirigeants de Kodak n’ont pas compris assez tôt que la photographie numérique allait tuer leur entreprise. Les services américains avaient les informations qui leur permettaient d’anticiper le 11 septembre, mais ils n’ont pas su les mettre en perspective. Le Titanic aurait pu achever sa traversée - et il a coulé! Dans son livre "Effondrement", Jarred Diamond montre comment des sociétés qui se croyaient pérennes sont allées dans le mur, et cela de leur propre fait. C’est comme si, à un moment, ce qui nous concerne le plus se trouve dans un angle mort de notre regard. C’est pourquoi, il y a une trentaine d’années, je me suis intéressé à la prospective et qu’elle est devenue une passion. Commencements est le fruit de cette passion. Il m’a semblé que, dans les revues - par ailleurs excellentes - qui s’intéressent à l’avenir de nos sociétés, il y avait aussi un «angle mort» et c’est cet angle mort que nous essayons d’explorer.
Pourquoi ce titre: «Commencements» ?
Il fait référence à Edgar Morin qui, observant l’état de la planète et de la société, a conclu un jour qu’il nous fallait de «nouveaux commencements». Je partage tout-à-fait cette vision. De nouveaux commencements, cela suppose une énergie de pionniers et c’est de pionniers que nous avons en effet besoin. Depuis 1975, nous ne cessons de parler de «crise». Ce mot nous abuse. Si je puis dire: ce n’est pas le bon logiciel pour comprendre ce qui se passe et agir avec justesse. Certes, il y a quarante ans, il était sans doute difficile d’y voir autre chose. Encore que, dès 1972, le Club de Rome nous avertissait que, dans un monde fini, il ne saurait y avoir de croissance matérielle infinie. Mais il parlait alors dans un angle mort de notre conscience. Mais aujourd’hui, quand on inventorie les différentes crises qui secouent le monde - écologiques, sociales, financières, etc. - on ne peut pas ne pas sentir qu’il se passe quelque chose de bien plus profond et définitif: ce que nous appelons, à «Commencements», une métamorphose. Crise est un mot qui sous- entend un statu quo que l’on pourrait retrouver: la fièvre retombera, la santé reviendra. Mais même l’empire romain n’est pas revenu sur ses pas pour se reconstruire! Je partage ce que dit Hélène Trocmé-Fabre: s’il y a aujourd’hui une crise, c’est une crise de perception.
Pouvez-vous nous donner des exemples de sujets abordés dans «Commencements» ?
«Commencements» est volontairement très éclectique. La caractéristique des signes d’une métamorphose est qu’ils se trouvent à des niveaux et dans des lieux très différents: dans les comportements des gens et dans leur psychologie comme dans l’évolution de la pensée économique ou politique, et aussi bien au fin fond de la Caroline du Nord que dans un village ardéchois ou au siège d’une entreprise toulousaine. En outre sont à l’oeuvre, simultanément, des forces de destruction et de création. On repère généralement les forces de destruction, mais on est moins entraîné à percevoir les processus créateurs.
Un de nos numéros faisait d’ailleurs référence au proverbe africain: la forêt qui pousse fait moins de bruit que l’arbre qui tombe. Nous consacrons un peu de place à analyser la chute de l’arbre et davantage à observer la forêt qui pousse. C’est un peu un travail d’herboriste. Je vous donne quelques exemples: nous avons interviewé Alain Gras à propos des aveuglements issus de la pensée technologique, Guibert del Marmol sur la métamorphose personnelle, Florence Devouard sur l’Open source, Jean-Michel Servet sur le «grand renversement» financier, Lydia et Claude Bourguignon sur les enjeux du sol... Mais c’est un échantillon qui ne rend pas compte de la diversité de nos approches.
Votre but est-il de faire purement et simplement de la prospective ?
Non. Nous ne sommes pas dans l’illusion de l’observateur détaché. Nous vivons sur cette planète, nous faisons partie de l’humanité, nous avons des enfants qui en connaîtront l’avenir, et ce qui nous intéresse dans la métamorphose, c’est l’influence que peuvent y avoir les êtres humains. Nous sommes entre un monde qui se décompose et un monde à recomposer. Les scénarios de recomposition sont multiples, ils vont du meilleur au pire. Il nous revient de donner plus de chance aux meilleurs. C’est loin d’être gagné. Nous devons nous méfier de nos «angles morts». Nous avons besoin de lucidité, d’idées nouvelles, d’inspiration, et c’est là la contribution de «Commencements» à l’avenir.
Et pour les prochains numéros ?
Les deux numéros de 2013 s’intéresseront aux ruptures: dans le domaine médical, managérial, énergétique, technologique, dans la pensée économique, dans l’activisme, dans le langage... Deux numéros, c’est une vingtaine de sujets...
Accès libre à un choix d’articles de «Commencements»: http://co-evolutionproject.org/wp- content/uploads/2013/03/Recueil-choisi-Comm-01-04.pdf
Conditions d’abonnement: joindre Thierry Groussin thygr@wanadoo.fr
Interview donnée à Francis Karolewicz http://www.monecocity.fr
19:11 | Lien permanent | Commentaires (0)
04/06/2013
Cadeau: un choix d'articles des 4 premiers numéros de Commencements
Pour y accéder: http://co-evolutionproject.org/wp-content/uploads/2013/03...
13:05 | Lien permanent | Commentaires (3)