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16/02/2013

La stupidité comme mode de management

C'est une facilité que je m'accorde, mais je vous recommande quand même de lire cet article ainsi que, si vous êtes anglophone, l'étude à laquelle il fait référence:

http://www.latribune.fr/blogs/mieux-dans-mon-job/20130212...

L'étude en anglais:

http://onlinelibrary.wiley.com/doi/10.1111/j.1467-6486.20...

03/02/2013

Morlock ou Eloïs ?

 

 

Dans La machine à explorer le temps, Wells imagine un avenir où, sous l’effet d’une bipolarisation sociale qui a entraîné des modes de vie opposés, l’humanité s'est scindée en deux populations physiquement dissemblables: les Morlocks et les Eloïs. Les Morlocks sont les descendants du prolétariat, refoulé avec toute l’activité industrielle sous la surface du sol; les Eloïs ceux des classes privilégiées qui se sont réservé la surface de la Terre, le soleil et l’air pur. Les Eloïs, à vivre de générations en générations dans l’oisiveté, au sein de l’environnement protégé que leur assurent les Morlocks, sont devenus atones, infantiles et inconsistants. Ils ne réagissent même plus lorsque l’un d’entre eux tombe à l’eau et se noie sous leurs yeux. Par un retournement de situation, ils sont devenus le gibier des Morlocks, des hominidés albinos qui vivent dans l’obscurité du sous-sol d’où ils émergent quotidiennement pour les chasser et les dévorer. De ceux qu’ils avaient la charge de nourrir et de servir, les esclaves ont fait un élevage. 

 

On reconnaîtra évidemment dans cette histoire une inspiration darwinienne. Ce qu’il me paraît intéressant de souligner, c’est que Wells imagine une évolution de l’espèce qui ne résulte pas de l’adaptation de celle-ci à un milieu naturel qui s’impose à elle, mais de sa confrontation à celui qu’elle a créé de ses propres mains. En l’occurrence, les Eloïs et les Morlocks ont eu pour matrice la société industrielle de la fin du XIXème siècle que Wells a sous les yeux. Avec maintenant un recul de plus d’un siècle, on peut reconnaître à cette fable de 1895 une indéniable qualité prospective. Par exemple, même si l’on n’a pas encore enterré nos activités, nous avons bien une bipolarisation similaire à celle de l’allégorie: des régions de la Terre et des populations se spécialisent dans les tâches de production industrielle, dans des conditions qui n’ont rien à envier au XIXème siècle tant du point de vue humain que social et écologique, tandis qu’ailleurs d’autres populations profitent de l’aubaine pour vivre à moindre coût, et que des régions se désindustrialisent. Quant à l’évolution de l’espèce elle-même, plus d’un observateur de notre société dénonce l’établissement d’un «totalitarisme mou» qui engendre une humanité sous influence, infantilisée et manipulable, sans plus grand chose à envier à l’inconsistance des Eloïs de Wells. 

 

Il ne s’agit là que d’aspects psychologiques et comportementaux. Mais il est vrai que les croyances et les formes d’organisation dans lesquelles nous nous développons, les outils que nous utilisons et les histoires que nous nous racontons ont sur nous des effets spectaculaires. Elles peuvent engendrer des audacieux, des impuissants, des bâtisseurs, des bourreaux ou des saints. Rien qu’à ce niveau-là, nous ferions bien de nous poser la question de l’anthropogenèse qu’à notre insu, avec plus ou moins de complicité, nous subissons ou mettons en oeuvre. Par exemple, à travers la précarité du couple moderne qui semble imiter l’obsolescence des objets sortis des usines. Nul ne songerait plus - et heureusement - à imposer la poursuite de la vie commune à deux êtres qui se font souffrir. Mais s’est-on suffisamment intéressé aux effets de l'instabilité familiale, en cascade sur plusieurs générations, quant au rapport des individus au fait social, quant à leur psychologie et à leur équilibre personnels ? S’est-on intéressé aux causes qui font que, dans nos sociétés, des humains de plus en plus nombreux ont une difficulté à fonder un couple durable ? On laisse croire que la séparation se résume au dénouement d’une histoire qui se déroulerait en apesanteur ou comme une culture in vitro, et qui commence et s’achève avec deux individus. Or, d’évidence, c’est un phénomène de société et on pourrait regarder de quelle manière la nôtre en est co-productrice. Il me semble s’agir d’un triple processus. La littérature, le cinéma, la chanson, avec les médias, ont rendue pervasive une vision romanesque du couple. Cette vision s’accompagne de la croyance plus ou moins consciente que l'autre doit nous apporter la complétion de notre être et la réparation de nos blessures archaïques - cela, tandis que, en parallèle, la société nous éduque pour être des consommateurs. En résulte la transposition du modèle consumériste au domaine affectif: le client roi, insatisfait, change de fournisseur sans remettre en question des attentes qu’il pourrait découvrir fantasmatiques. S'ajoute à cela, comme l’a montré Alvin Toffler dans La troisième vague, la dissolution de l'environnement social: le lieu de vie, la communauté de travail, les relations familiales ou de voisinage ont perdu leur dimension de long terme en même temps que leur enracinement local. Il y aurait beaucoup à dire, de ce point de vue-là, sur l’immense influence jouée par ce que mon ami Andreu Solé appelle «l’entreprisation du monde»: le processus par lequel les logiques de l’entreprise industrielle ont pénétré notre vie jusque dans ses fibres les plus intimes.

 

Dans un autre de ses romans, Les premiers hommes dans la Lune, Wells nous propose une autre version de l’évolution morphologique: les Sélénites ont un énorme cerveau que supportent difficilement un corps et des membres atrophiés. Alors, à notre insu, de quelles métamorphoses pouvons-nous être les vecteurs ? La disparition progressive de nos dents de sagesse résulte, selon certains, d’une alimentation plus molle et qui requiert moins de mastication. Comme dans l’avenir décrit par Wells, on voit le monde que nous avons créé prendre le relais du milieu naturel. Et là, je l’avoue, les questions que je me pose sont plutôt de l’ordre de l’angoisse que de l’utopie. Ma conviction est que l’alimentation a une incidence déterminante sur ce que nous devenons. Que peuvent engendrer, dès lors, générations après générations, les quarante-sept produits chimiques que l’on trouve dans une bouteille de vin, sans parler des résidus de pesticides ? Qu’attendre des quatorze additifs que recèle le pain ordinaire, sans parler des traitements administrés au blé puis à la farine avant que celle-ci soit livrée au boulanger ? Et les molécules issues de la décomposition des plastiques dans l’océan, que les poissons apportent dans leur chair jusque dans notre assiette ? Et les hormones dont on gave les veaux ou que l’on retrouve dans l’eau du robinet faute de parvenir à les filtrer ? Et les antibiotiques dont est imprégnée la viande des porcs élevés en batterie quand ils ne nous reviennent pas, eux aussi, dans l’eau ou les poissons ? Je ne parlerai pas des OGM et même pas de tout ce qu’on nous administre pour notre santé. La question, que l’on a jusqu’ici limitée à la quantité supportable de telle ou telle substance par ration ingérée, c’est surtout les conséquences de cette combinaison et son effet cumulatif au cours des siècles à venir. "Les parents ont mangé les raisins verts et les enfants en ont eu les dents agacées" (Ezechiel).

 

Le temps long échappe à notre myopie. Il est banni par la rate race que nous nous laissons imposer. Et comme, dans le court terme, il ne se passe rien de remarquable, on y va sans prudence et on garde le pied sur l’accélérateur. Quand, un jour, se manifestent des morbidités, les personnages concernés commencent par nier le lien de causalité: trop d'intérêts financiers d’un côté et d'habitudes de facilité de l’autre sont en jeu. C’est alors un travail de Sisyphe que de faire admettre le risque, la nécessaire diminution des quantités utilisées, le retrait d'un produit ou d'un médicament, le changement d'un comportement. Quant à anticiper, n’y songeons même pas! On pouvait facilement annoncer la pollution dont la Chine est atteinte, mais les ayatollahs du progrès se réjouissaient il y a seulement quelques mois que les Chinois aient fait le choix de la voiture individuelle et du taux de croissance de leur pays.

 

Alors, l’humanité de demain, Morlocks, Eloïs ou Sélénites ? Attention quand même: nous parlons des enfants de nos enfants.

20/01/2013

Que l’interprétation précède la perception

 

 

Vous le croirez si vous le voulez, mais j’ai vécu la moitié de la semaine avec un jour d’avance. Jusqu’à préparer samedi un repas de dimanche - dont, d’ailleurs, personne ne s’est plaint ni même étonné. Comment est-ce possible ? J’ai passé mercredi la plus grande partie de la journée dans le train et c’est là, je crois, suspendu entre le lieu de mon départ et celui de mon arrivée, que, me méprenant sur la date du lendemain, le glissement s’est produit. Ensuite, je n’avais pas de repère particulier: je n’avais aucun rendez-vous, je suis libre de mon temps et j’ai passé le plus clair de celui-ci à corriger les textes de Commencements 4. Peut-être avais-je hâte aussi de revoir une certaine personne, mais ceci est une autre histoire. La toile de fond, c’est que j’ai vécu hors des conventions sociales qui rythment le temps collectif. 

 

Cependant, et c’est là que cela devient intéressant, je n’ai pas manqué de signaux qui auraient dû m’alerter. J'avais, par exemple, reconnu sur France Musique la voix de la délicieuse Denisa Kerschova qui, habituellement, n'officie pas le dimanche matin. Je me souviens d’être allé ensuite chercher du pain et d’avoir constaté l’absence sur le trottoir de la queue habituelle. Mais il avait neigé, les rues étaient pleines de bouillasse, il faisait froid et humide: les gens, sans doute, avaient préféré rester chez eux. La veille au soir, à la télévision, il y avait bien eu cette série qui ne passe jamais le samedi. Mais il est vrai que sur une autre chaîne, il y avait les Simpson qui, d’ordinaire, ne passent que le samedi: vous savez comme moi que la grille des programmes change parfois de façon arbitraire. J’avais eu quand même des contacts extérieurs: la recherche urgente d’un intervenant pour une association de chefs d’entreprise vendéens que leur orateur venait de lâcher. J’avais été juste un peu étonné que mon interlocuteur, un patron, me dise un samedi matin qu’il était en réunion. Mais c’était un patron et en plus un président d’association, cela n’avait rien d’impossible.

 

C’est en téléphonant à ma fille qu’au détour d’une phrase j’ai enfin entendu l’alerte. Je ne me souviens plus de ce qu’elle m’a dit, mais je ressens encore l’espèce de vertige qui s’est emparé de moi: on n’est pas dimanche, on est samedi! Il m’a fallu un moment pour m’en remettre. Mais, toute émotion évacuée, allons à l’essentiel. Cette péripétie n’est-elle pas le miroir grossissant d’un phénomène à notre insu beaucoup plus répandu ? Je pense à l’histoire exemplaire, de ce point de vue-là, de ce sociologue américain qui, voulant observer de près le fonctionnement de l’institution psychiatrique, étudia une maladie mentale et se présenta aux urgences en décrivant les symptômes d’un raptus justifiant son hospitalisation. Le subterfuge réussit et, pendant quelques jours, il put scruter à loisir les relations entre l’encadrement, le personnel et les malades. Il s’arrangeait bien sûr pour ne pas absorber les gélules, les gouttes et les cachets dont on le gavait. Jugeant un matin qu’il en savait assez, il se présenta au bureau du médecin-chef et lui avoua la vérité. L’autre le regarda, songeur, et lui dit gentiment que, peut-être, cette sortie serait un peu prématurée. Le sociologue commença à s’angoisser et assura qu’il n’était pas fou. Ce qui lui attira cette réponse: «Cher Monsieur, c’est ce que vous dites tous!». Et plus il essaya d’être convaincant, plus il nia sa folie, plus il s’agita, plus il nourrit le diagnostic du médecin, au point que celui-ci appela deux infirmiers pour qu’on l’enlève de son bureau et le remette dans sa chambre. Ce n’est que quelques jours plus tard que, sa famille et ses étudiants s’inquiétant de sa disparition, ceux-ci eurent l’idée de se rendre à l’hôpital et finirent par obtenir qu’on le libère. 

 

Lorsque nous avons une idée préconçue sur quelque chose ou sur quelqu’un, tout va abonder dans le sens de cette idée. Ce phénomène affecte les gens les plus intelligents. Souvenez-vous de Christophe Colomb, tellement obsédé par les côtes de l’Extrême-Orient  et l’or qu’il a promis aux souverains castillans qu’il ne soupçonna jamais qu’il avait découvert un continent inconnu. Souvenez-vous des adversaires de Semmelweis, ces thuriféraires des Lumières, tellement convaincus qu’un facteur invisible ne pouvait qu’être une superstition qu’ils nièrent une piste de recherche qui aurait pu éviter à des milliers de femmes de mourir en couches. Souvenez-vous du nombre d’innocents qui avaient l’air coupable. Souvenez-vous de toutes les percées scientifiques devant lesquelles on plaça d’abord - et place encore - l’écriteau «Voie sans issue». Souvenez-vous de l'obtus Mallebranche, fils stupide de Descartes, qui battait sa chienne en public en affirmant qu'elle n'émettait pas des cris de douleur mais seulement des grincements de machine. C'est loin tout cela ? Dans les années 60 - je parle du XXème siècle - l'idée prévalait encore dans les milieux scientifiques que les nouveaux-nés n'avaient pas un système nerveux suffisamment développé pour ressentir la douleur. En conséquence, on les opérait sans anesthésie. Qu'un être vivant crie et s'agite quand on lui fait subir ce qui nous torturerait n'est pas une preuve de sensibilité pour ceux qui ont l'empathie refoulée par leurs constructions intellectuelles. 

 

L’interprétation précède toujours la perception. C’est pourquoi elle n’est que rarement remise en question par celle-ci et que les signes les plus contraires ne font que la renforcer. Notre cerveau est le meilleur des aïkidokas : il utilise la force de l’adversaire au profit des représentations qu’il a préformées. C’est son fonctionnement naturel. Souvent vénielles, les conséquences peuvent aussi en être considérables. Valéry faisait dire à Monsieur Teste: «Si la pensée avait le pouvoir de tuer ou d’engendrer, les rues seraient pleines de cadavres et de femmes enceintes». La pulsion sexuelle est naturelle, la société ne nous apprend-elle pas à la contrôler ? Pourquoi n’apprendrions-nous pas de même à retenir le cheval parfois fou de nos interprétations avant d’émettre un jugement, de prendre une décision ou de passer à l’acte ? Le doute cartésien est une ascèse.