03/02/2013
Morlock ou Eloïs ?
Dans La machine à explorer le temps, Wells imagine un avenir où, sous l’effet d’une bipolarisation sociale qui a entraîné des modes de vie opposés, l’humanité s'est scindée en deux populations physiquement dissemblables: les Morlocks et les Eloïs. Les Morlocks sont les descendants du prolétariat, refoulé avec toute l’activité industrielle sous la surface du sol; les Eloïs ceux des classes privilégiées qui se sont réservé la surface de la Terre, le soleil et l’air pur. Les Eloïs, à vivre de générations en générations dans l’oisiveté, au sein de l’environnement protégé que leur assurent les Morlocks, sont devenus atones, infantiles et inconsistants. Ils ne réagissent même plus lorsque l’un d’entre eux tombe à l’eau et se noie sous leurs yeux. Par un retournement de situation, ils sont devenus le gibier des Morlocks, des hominidés albinos qui vivent dans l’obscurité du sous-sol d’où ils émergent quotidiennement pour les chasser et les dévorer. De ceux qu’ils avaient la charge de nourrir et de servir, les esclaves ont fait un élevage.
On reconnaîtra évidemment dans cette histoire une inspiration darwinienne. Ce qu’il me paraît intéressant de souligner, c’est que Wells imagine une évolution de l’espèce qui ne résulte pas de l’adaptation de celle-ci à un milieu naturel qui s’impose à elle, mais de sa confrontation à celui qu’elle a créé de ses propres mains. En l’occurrence, les Eloïs et les Morlocks ont eu pour matrice la société industrielle de la fin du XIXème siècle que Wells a sous les yeux. Avec maintenant un recul de plus d’un siècle, on peut reconnaître à cette fable de 1895 une indéniable qualité prospective. Par exemple, même si l’on n’a pas encore enterré nos activités, nous avons bien une bipolarisation similaire à celle de l’allégorie: des régions de la Terre et des populations se spécialisent dans les tâches de production industrielle, dans des conditions qui n’ont rien à envier au XIXème siècle tant du point de vue humain que social et écologique, tandis qu’ailleurs d’autres populations profitent de l’aubaine pour vivre à moindre coût, et que des régions se désindustrialisent. Quant à l’évolution de l’espèce elle-même, plus d’un observateur de notre société dénonce l’établissement d’un «totalitarisme mou» qui engendre une humanité sous influence, infantilisée et manipulable, sans plus grand chose à envier à l’inconsistance des Eloïs de Wells.
Il ne s’agit là que d’aspects psychologiques et comportementaux. Mais il est vrai que les croyances et les formes d’organisation dans lesquelles nous nous développons, les outils que nous utilisons et les histoires que nous nous racontons ont sur nous des effets spectaculaires. Elles peuvent engendrer des audacieux, des impuissants, des bâtisseurs, des bourreaux ou des saints. Rien qu’à ce niveau-là, nous ferions bien de nous poser la question de l’anthropogenèse qu’à notre insu, avec plus ou moins de complicité, nous subissons ou mettons en oeuvre. Par exemple, à travers la précarité du couple moderne qui semble imiter l’obsolescence des objets sortis des usines. Nul ne songerait plus - et heureusement - à imposer la poursuite de la vie commune à deux êtres qui se font souffrir. Mais s’est-on suffisamment intéressé aux effets de l'instabilité familiale, en cascade sur plusieurs générations, quant au rapport des individus au fait social, quant à leur psychologie et à leur équilibre personnels ? S’est-on intéressé aux causes qui font que, dans nos sociétés, des humains de plus en plus nombreux ont une difficulté à fonder un couple durable ? On laisse croire que la séparation se résume au dénouement d’une histoire qui se déroulerait en apesanteur ou comme une culture in vitro, et qui commence et s’achève avec deux individus. Or, d’évidence, c’est un phénomène de société et on pourrait regarder de quelle manière la nôtre en est co-productrice. Il me semble s’agir d’un triple processus. La littérature, le cinéma, la chanson, avec les médias, ont rendue pervasive une vision romanesque du couple. Cette vision s’accompagne de la croyance plus ou moins consciente que l'autre doit nous apporter la complétion de notre être et la réparation de nos blessures archaïques - cela, tandis que, en parallèle, la société nous éduque pour être des consommateurs. En résulte la transposition du modèle consumériste au domaine affectif: le client roi, insatisfait, change de fournisseur sans remettre en question des attentes qu’il pourrait découvrir fantasmatiques. S'ajoute à cela, comme l’a montré Alvin Toffler dans La troisième vague, la dissolution de l'environnement social: le lieu de vie, la communauté de travail, les relations familiales ou de voisinage ont perdu leur dimension de long terme en même temps que leur enracinement local. Il y aurait beaucoup à dire, de ce point de vue-là, sur l’immense influence jouée par ce que mon ami Andreu Solé appelle «l’entreprisation du monde»: le processus par lequel les logiques de l’entreprise industrielle ont pénétré notre vie jusque dans ses fibres les plus intimes.
Dans un autre de ses romans, Les premiers hommes dans la Lune, Wells nous propose une autre version de l’évolution morphologique: les Sélénites ont un énorme cerveau que supportent difficilement un corps et des membres atrophiés. Alors, à notre insu, de quelles métamorphoses pouvons-nous être les vecteurs ? La disparition progressive de nos dents de sagesse résulte, selon certains, d’une alimentation plus molle et qui requiert moins de mastication. Comme dans l’avenir décrit par Wells, on voit le monde que nous avons créé prendre le relais du milieu naturel. Et là, je l’avoue, les questions que je me pose sont plutôt de l’ordre de l’angoisse que de l’utopie. Ma conviction est que l’alimentation a une incidence déterminante sur ce que nous devenons. Que peuvent engendrer, dès lors, générations après générations, les quarante-sept produits chimiques que l’on trouve dans une bouteille de vin, sans parler des résidus de pesticides ? Qu’attendre des quatorze additifs que recèle le pain ordinaire, sans parler des traitements administrés au blé puis à la farine avant que celle-ci soit livrée au boulanger ? Et les molécules issues de la décomposition des plastiques dans l’océan, que les poissons apportent dans leur chair jusque dans notre assiette ? Et les hormones dont on gave les veaux ou que l’on retrouve dans l’eau du robinet faute de parvenir à les filtrer ? Et les antibiotiques dont est imprégnée la viande des porcs élevés en batterie quand ils ne nous reviennent pas, eux aussi, dans l’eau ou les poissons ? Je ne parlerai pas des OGM et même pas de tout ce qu’on nous administre pour notre santé. La question, que l’on a jusqu’ici limitée à la quantité supportable de telle ou telle substance par ration ingérée, c’est surtout les conséquences de cette combinaison et son effet cumulatif au cours des siècles à venir. "Les parents ont mangé les raisins verts et les enfants en ont eu les dents agacées" (Ezechiel).
Le temps long échappe à notre myopie. Il est banni par la rate race que nous nous laissons imposer. Et comme, dans le court terme, il ne se passe rien de remarquable, on y va sans prudence et on garde le pied sur l’accélérateur. Quand, un jour, se manifestent des morbidités, les personnages concernés commencent par nier le lien de causalité: trop d'intérêts financiers d’un côté et d'habitudes de facilité de l’autre sont en jeu. C’est alors un travail de Sisyphe que de faire admettre le risque, la nécessaire diminution des quantités utilisées, le retrait d'un produit ou d'un médicament, le changement d'un comportement. Quant à anticiper, n’y songeons même pas! On pouvait facilement annoncer la pollution dont la Chine est atteinte, mais les ayatollahs du progrès se réjouissaient il y a seulement quelques mois que les Chinois aient fait le choix de la voiture individuelle et du taux de croissance de leur pays.
Alors, l’humanité de demain, Morlocks, Eloïs ou Sélénites ? Attention quand même: nous parlons des enfants de nos enfants.
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20/01/2013
Que l’interprétation précède la perception
Vous le croirez si vous le voulez, mais j’ai vécu la moitié de la semaine avec un jour d’avance. Jusqu’à préparer samedi un repas de dimanche - dont, d’ailleurs, personne ne s’est plaint ni même étonné. Comment est-ce possible ? J’ai passé mercredi la plus grande partie de la journée dans le train et c’est là, je crois, suspendu entre le lieu de mon départ et celui de mon arrivée, que, me méprenant sur la date du lendemain, le glissement s’est produit. Ensuite, je n’avais pas de repère particulier: je n’avais aucun rendez-vous, je suis libre de mon temps et j’ai passé le plus clair de celui-ci à corriger les textes de Commencements 4. Peut-être avais-je hâte aussi de revoir une certaine personne, mais ceci est une autre histoire. La toile de fond, c’est que j’ai vécu hors des conventions sociales qui rythment le temps collectif.
Cependant, et c’est là que cela devient intéressant, je n’ai pas manqué de signaux qui auraient dû m’alerter. J'avais, par exemple, reconnu sur France Musique la voix de la délicieuse Denisa Kerschova qui, habituellement, n'officie pas le dimanche matin. Je me souviens d’être allé ensuite chercher du pain et d’avoir constaté l’absence sur le trottoir de la queue habituelle. Mais il avait neigé, les rues étaient pleines de bouillasse, il faisait froid et humide: les gens, sans doute, avaient préféré rester chez eux. La veille au soir, à la télévision, il y avait bien eu cette série qui ne passe jamais le samedi. Mais il est vrai que sur une autre chaîne, il y avait les Simpson qui, d’ordinaire, ne passent que le samedi: vous savez comme moi que la grille des programmes change parfois de façon arbitraire. J’avais eu quand même des contacts extérieurs: la recherche urgente d’un intervenant pour une association de chefs d’entreprise vendéens que leur orateur venait de lâcher. J’avais été juste un peu étonné que mon interlocuteur, un patron, me dise un samedi matin qu’il était en réunion. Mais c’était un patron et en plus un président d’association, cela n’avait rien d’impossible.
C’est en téléphonant à ma fille qu’au détour d’une phrase j’ai enfin entendu l’alerte. Je ne me souviens plus de ce qu’elle m’a dit, mais je ressens encore l’espèce de vertige qui s’est emparé de moi: on n’est pas dimanche, on est samedi! Il m’a fallu un moment pour m’en remettre. Mais, toute émotion évacuée, allons à l’essentiel. Cette péripétie n’est-elle pas le miroir grossissant d’un phénomène à notre insu beaucoup plus répandu ? Je pense à l’histoire exemplaire, de ce point de vue-là, de ce sociologue américain qui, voulant observer de près le fonctionnement de l’institution psychiatrique, étudia une maladie mentale et se présenta aux urgences en décrivant les symptômes d’un raptus justifiant son hospitalisation. Le subterfuge réussit et, pendant quelques jours, il put scruter à loisir les relations entre l’encadrement, le personnel et les malades. Il s’arrangeait bien sûr pour ne pas absorber les gélules, les gouttes et les cachets dont on le gavait. Jugeant un matin qu’il en savait assez, il se présenta au bureau du médecin-chef et lui avoua la vérité. L’autre le regarda, songeur, et lui dit gentiment que, peut-être, cette sortie serait un peu prématurée. Le sociologue commença à s’angoisser et assura qu’il n’était pas fou. Ce qui lui attira cette réponse: «Cher Monsieur, c’est ce que vous dites tous!». Et plus il essaya d’être convaincant, plus il nia sa folie, plus il s’agita, plus il nourrit le diagnostic du médecin, au point que celui-ci appela deux infirmiers pour qu’on l’enlève de son bureau et le remette dans sa chambre. Ce n’est que quelques jours plus tard que, sa famille et ses étudiants s’inquiétant de sa disparition, ceux-ci eurent l’idée de se rendre à l’hôpital et finirent par obtenir qu’on le libère.
Lorsque nous avons une idée préconçue sur quelque chose ou sur quelqu’un, tout va abonder dans le sens de cette idée. Ce phénomène affecte les gens les plus intelligents. Souvenez-vous de Christophe Colomb, tellement obsédé par les côtes de l’Extrême-Orient et l’or qu’il a promis aux souverains castillans qu’il ne soupçonna jamais qu’il avait découvert un continent inconnu. Souvenez-vous des adversaires de Semmelweis, ces thuriféraires des Lumières, tellement convaincus qu’un facteur invisible ne pouvait qu’être une superstition qu’ils nièrent une piste de recherche qui aurait pu éviter à des milliers de femmes de mourir en couches. Souvenez-vous du nombre d’innocents qui avaient l’air coupable. Souvenez-vous de toutes les percées scientifiques devant lesquelles on plaça d’abord - et place encore - l’écriteau «Voie sans issue». Souvenez-vous de l'obtus Mallebranche, fils stupide de Descartes, qui battait sa chienne en public en affirmant qu'elle n'émettait pas des cris de douleur mais seulement des grincements de machine. C'est loin tout cela ? Dans les années 60 - je parle du XXème siècle - l'idée prévalait encore dans les milieux scientifiques que les nouveaux-nés n'avaient pas un système nerveux suffisamment développé pour ressentir la douleur. En conséquence, on les opérait sans anesthésie. Qu'un être vivant crie et s'agite quand on lui fait subir ce qui nous torturerait n'est pas une preuve de sensibilité pour ceux qui ont l'empathie refoulée par leurs constructions intellectuelles.
L’interprétation précède toujours la perception. C’est pourquoi elle n’est que rarement remise en question par celle-ci et que les signes les plus contraires ne font que la renforcer. Notre cerveau est le meilleur des aïkidokas : il utilise la force de l’adversaire au profit des représentations qu’il a préformées. C’est son fonctionnement naturel. Souvent vénielles, les conséquences peuvent aussi en être considérables. Valéry faisait dire à Monsieur Teste: «Si la pensée avait le pouvoir de tuer ou d’engendrer, les rues seraient pleines de cadavres et de femmes enceintes». La pulsion sexuelle est naturelle, la société ne nous apprend-elle pas à la contrôler ? Pourquoi n’apprendrions-nous pas de même à retenir le cheval parfois fou de nos interprétations avant d’émettre un jugement, de prendre une décision ou de passer à l’acte ? Le doute cartésien est une ascèse.
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18/01/2013
Bernard Ollivier, un héros "normal" !
Par Dominique Paty
La Route de la Soie (douze mille kilomètres)
à pied, en solitaire, d’Istanbul à Xian, à plus de soixante ans…
Un fauteuil à bascule pour sa retraite… Un canoë pour ses soixante-dix ans
Gare de Bernay : le TER est presque à l’Eure…
Sur le quai, nous cherchons du regard Indiana Jones. Mais à la place du chapeau de brousse cerclé de peau de serpent, c’est coiffé d’un couvre-chef quasi mitterrandien que Bernard Ollivier nous fait signe. Il est en sandales. J’observe ses pieds : aucune trace des millions de pas parcourus. Sur le parking, pas de taxi-brousse, mais une Twingo un peu fatiguée, fraîchement repeinte par quelques pigeons irrespectueux. Quatre ou cinq kilomètres de verts pâturages plus loin, une maison à colombage typiquement normande : suivie par un chaton tout noir, une chienne « labrabraque », toute blanche elle, quémande joyeusement les caresses : ils sont loin les Kangals (1)…
A l’intérieur du « home sweet home », je m’extasie : devant la cheminée en pierre, le fauteuil à bascule de Ma Dalton (version améliorée) trône là comme une invitation. « Ce fauteuil a une histoire » commente Bernard.
Cadeau familial pour un départ en retraite prématuré, il symbolise à ce moment-là tout ce que l’ex-journaliste parisien voit arriver avec désespoir bien plus vite que le TER Paris-Bernay : la vieillesse, la fin de la vie… Faut dire qu’il sort d’une sale période : à la cinquantaine à peine entamée et dans le même mois, il a perdu les deux femmes de sa vie, sa mère puis sa femme, est monté dans la charrette organisée par le quotidien mal en point qui l’employait, et a vu ses enfants, maintenant en âge de voler de leurs propres ailes, quitter le nid familial. Il s’est alors lancé à fond dans une activité de journaliste indépendant (presse écrite, radio, TV…) avec une certaine réussite, puisqu’il avoue n’avoir jamais autant travaillé que durant son « chômage ». Par déontologie personnelle, il s’est cependant fixé une limite : à soixante ans, il cessera cette activité « pour libérer la place aux jeunes ».
Et à soixante ans et quinze jours (le temps de faire une ultime pige pour couvrir les Jeux Paralympiques de Nagano), il s’exécute. Dans tous les sens du terme d’ailleurs, puisque cette décision coïncide avec le début d’une déprime carabinée.
Devant un café gentiment proposé par Bénédicte, sa compagne, Bernard raconte : « où que je me tournais, j’avais l’impression que les portes se refermaient, les unes après les autres »... N’en restait qu’une seule, largement ouverte celle-là (à condition de la garder secrète) : celle du « grand départ ». Définitif. Ce voyage-là, il a même fini par le programmer. C’est décidé : il ne dépassera pas le cap de son prochaine anniversaire (le 11 janvier). Déjà, il en est à la recherche du procédé. Le plus élégant, le moins traumatisant pour la famille. Mais un coup de fil providentiel juste avant son dernier Noël, va déjouer ce fort méchant plan : oui, il a encore une utilité sur cette bonne vieille terre, et ça, c’est la (bonne) nouvelle qui change tout… Qui a dit que le bonheur, c’était « simple comme un coup de fil » ?
(Leçon retenue par ses proches : pour ses soixante-dix ans, on lui offrira… un canoë !)
Renvoyer l’ascenseur d’une enfance heureuse
Mais commençons par le « commencement » (n’est-ce pas Thierry ?).
Bernard a connu une jeunesse heureuse, dans une famille pauvre et nombreuse. Plutôt doué à l’école primaire, il sera éternellement reconnaissant à son instituteur d’avoir su convaincre ses parents de « pousser le petit » pour lui procurer un bagage qui lui servira plus tard. Tout est donc pour le mieux dans la meilleure des Normandie.
Il a dix-huit ans, quand les bacilles chers à Herr Koch s’en mêlent : un an de sana et la mort d’un proche atteint du même mal le convainquent de déserter l’hôpital sans être tout à fait guéri. Verdict du médecin de famille virois, spécialiste de la maladie : pour les dix ans à venir, pas de sport, pas de sorties, pas de cigarettes, pas de soleil, pas même de lecture, sans oublier la sieste quotidienne obligatoire ! Le docteur Drucker (le père de Michel) ne badine pas avec la santé.
A moins de vingt ans, dix ans c’est une éternité.
Réaction ? Provocation ? (ou simplement résilience…), il opte pour la transgression : il sera prof de gym. Et entreprend aussitôt les études idoines avec la rage de vivre et l’investissement physique (quatre à cinq heures de sport par jour) que ça suppose. Diplôme en poche, il exercera le métier quelques mois (n’abandonnant ses deux paquets de cigarettes quotidiens qu’à l’âge de quarante-cinq ans, mais, pour le coup, c’est le bon docteur Drucker qui a du tousser !).
L’essentiel est là : il a déjoué le destin. De cette première période de sa vie, on retiendra donc que, paradoxalement, en l’empêchant de « faire l’Algérie », la maladie a fait de lui un résistant. Bernard, lui, préfère se souvenir de ceux qui l’ont aidé à devenir progressivement ce qu’il est. Avec une obsession : renvoyer l’ascenseur…
Compostelle comme un bilan de compétences et comme un chemin de Damas…
Ayant repris goût à la vie, il refait des projets. Et le plus immédiat de ceux-ci consiste pour cet agnostique à partir sur le camino de Compostelle. Lui, qui a toujours fait du « sport thérapeutique » (en réaction à sa maladie d’abord, puis quand il a arrêté de fumer) « en prend » pour trois mois (à raison de vingt-cinq à trente kilomètres par jour). Ce passionné d’histoire n’ignore pas que la Reconquista espagnole a été rendue possible notamment grâce à l’argent des pèlerins. Qu’est ce qui peut bien pousser chaque année des centaines de gens à marcher ainsi sur leurs traces ?
Premier mois de marche : il fait, chemin faisant (sic), son « bilan de compétences », et en extrait deux constats : 1/ Son ressort à lui, c’est se rendre utile. 2/ Plus il marche, plus il est en forme, et, plus il est en forme mieux il pense.
Deuxième mois de marche : il réfléchit à la suite du programme. On pense à Bécaud : « et maintenant, que vais-je faire de tout ce temps que sera ma vie... ». Que veut-il faire et que va-t-il faire à son retour ? La marche va lui fournir deux réponses à ces questions.
La première, c’est que plus il progresse vers Saint-Jacques, et plus il se rend compte que les deux mille trois cents kilomètres du fameux « pèlerinage » sont insuffisants à le rassasier. Il découvre que la seule souffrance (qu’on lui avait promise) dans la marche, c’est… quand elle s’arrête ! L’homme n’est-il pas « fabriqué pour marcher » ?
Il lui faut trouver un autre projet plus en rapport avec son nouvel appétit pour, dit-il, « continuer dans le bonheur ». Et lui qui a lu tout Braudel va, au fil des sentiers caillouteux, en concevoir un sacrément roboratif : mettre ses pas dans les traces de Marco Polo, Guillaume de Rubroek, les armées d’Alexandre (entre autres) et les caravanes de la Route de la Soie. Douze mille bornes et quelques lis…
Deuxième réponse (La route de Compostelle comme un chemin de Damas ?) : par hasard, lors d’une étape, il apprend que, quelques jours devant lui, deux délinquants belges, en compagnie de leur gardien, accomplissent leur peine en… marchant. Il cherchera par tous les moyens à les rencontrer, mais dans son zèle à les rattraper, finira par les dépasser sans jamais les rejoindre.
Qu’importe : il tient le moyen de « renvoyer l’ascenseur » en même temps que le truc qui lui permettra d’aider les jeunes, lui qu’on a précisément aidé quand il était jeune.
Troisième mois de marche : Ses projets prennent vie.
Le fauteuil à bascule attendra, car, au retour, il lui faudra mettre sur pieds (re-sic) une expédition inédite dont la préparation et la réalisation lui prendront quatre ans, convaincre un éditeur de publier le récit qu’il en tirera, et porter sur les fonts baptismaux l’association nouveau-née pour laquelle il a trouvé un nom qui est à lui seul toute une invitation : « SEUIL ».
Bref, « la vie commence à soixante ans » (2).
La préparation minutieuse d’un projet moyen terme
Bernard rentre de Galice avec la grinta. Le « liquidé » de la Sécurité Sociale (un terme qui lui fait horreur) va faire mentir, et comment, la CSP qui voudrait le classer dans la catégorie des « inactifs ».
Son enthousiasme est contagieux car un éditeur (seulement le troisième qu’il consulte), non seulement adhère au projet de l’ancien journaliste, mais lui témoigne sa confiance en lui faisant parvenir… un chèque de commande pour quatre livres, à lui qui n’en a jamais écrit aucun ! (chèque que Bernard se refusera à encaisser tant qu’il n’aura pas « fait le travail ». « Si j’avais échoué, j’aurais rendu le chèque » confirme-t-il).
En attendant, il prépare minutieusement son entreprise, dévorant tout ce qu’il trouve sur la Route de la Soie (il s’est inscrit, à cet effet, à la Bibliothèque Nationale avec une carte de chercheur), épluchant les cartes, étudiant le turc, le farsi et le russe. Le normand n’est pas une tête brulée. La conduite de projet, chère aux entreprises, pourrait s’inspirer de son organisation : objectifs clairement arrêtés, échéances et étapes bien balisées (pour des raisons géo-météo-politiques, il étale son parcours sur quatre années, avec pour chacune d’entre elles trois mois de préparation et quatre mois de marche, plus cinq mois pour écrire son livre ; c’est un travail à 80%, le reste du temps étant consacré à son association). Conscient des risques qu’il va courir, Il n’oublie pas sa famille non plus. Il a fait son testament avant de partir, et imagine d’expédier en France (à son adresse) le récit quotidien de ses aventures au gré des villes et villages traversés. On ne saurait être trop prévoyant : au cas où il lui arriverait malheur, il serait ainsi plus facile à ses enfants de localiser où se trouve le marcheur et de savoir quand il a émis pour la dernière fois…
Le temps qui lui reste est consacré à mettre en forme l’association dont il a eu la révélation sur le chemin de Compostelle. Il rencontre les Belges, trouve une trésorière, un secrétaire, rédige des statuts…
Le 6 mai 1999, un train quitte la gare d’Austerlitz sans tambours ni trompettes, direction Venise, d’où partit, sept siècles plus tôt, un jeune homme de quinze ans du nom de Marco Polo.
Au moment du départ, à soixante et un ans, le doute s’installe chez son lointain héritier.
Réussira-t-il son invraisemblable pari ?
Quatre ans plus tard (3)
Assis dans le fameux fauteuil à bascule, devant un ballon de saint-Estèphe, Bernard revit pour nous quelques épisodes des années passées sur la route. Il nous montre une photo de ses pieds ensanglantés après plusieurs jours d’une ration quotidienne oscillant entre trente et soixante kilomètres (et encore, précise-t-il, la photo ne rend compte que partiellement de l’étendue des dégâts)… Il a échappé aux veuves noires, aux crotales, aux chiens de berger, aux militaires, aux terroristes, à la maladie, aux accidents…
A-t-il eu peur ? « Mais bien sûr », répond-il, « je suis un peureux » (là, on a peine à le croire). «Cependant, je n’ai pas beaucoup d’imagination» (!), «ce qui évite de trop gamberger sur les dangers à affronter en pareille expédition, et j’ai sans doute aussi une bonne dose d’inconscience». Il se plait à citer cette formule : « il faut de l’inconscience pour partir et de la chance pour revenir ». Et puis ne vaut-il pas mieux « projeter du rêve que du réalisme » ?
Au fond, c’est bien au pied du mur que se révèle le maçon. Version optimiste de l’adage qui veut que la peur n’évite pas le danger ? Sa recette personnelle : « J’ai une bonne nature. Quand on m’agresse, je ne me laisse pas faire. Et, curieusement, ça marche… ». Dit comme ça… Au passage, le héros normal souligne la singularité d’une société, la nôtre, qui « diffuse des habitudes de peur » alors que « nous sommes assurés pour tout ». La peur est naturelle mais « elle ne doit pas empêcher de faire ».
CQFD.
Mais plus que sur ses frayeurs ou sur la beauté des paysages, Bernard préfère s’étendre sur les rencontres qu’il a pu faire. Pour cela, rien de tel… que la solitude (4). Au bout du compte, il pourra écrire : «j’ai rencontré tant de gens accueillants que j’en reste comme ébloui».
« J’étais un blaireau. Je suis un héros » (si ça n’est pas de la résilience, ça !).
Question bête : combien coûte ce genre d’expédition ?
Bernard réagit comme si un scorpion l’avait piqué : « Mais, rien du tout. A part le billet d’avion... ». Et de préciser, « lors de ma deuxième étape (un peu plus de 3000 kilomètres jusqu’à Samarkand), je suis parti avec 1 500 dollars en poche. A mon retour, il m’en restait… 1200 ». Ses yeux rient : « Mieux même, ce voyage m’a rapporté plein d’argent ». Il fait ici allusion aux droits d’auteur des livres qu’il avait promis d’écrire, et qui constituent un succès de librairie insoupçonnable au départ (qu’il attribue notamment au fait que, dans ses récits, il ne cache rien de ses faiblesses, de ses peurs ou de ses douleurs - ce qu’un de ses lecteurs exprimera ainsi : « j’ai eu l’impression de faire le voyage avec vous »).
Cette manne, éminemment providentielle, il va en faire le meilleur usage, car il a ainsi trouvé le financement dont a besoin son association. « SEUIL » (5) est née en 2000, qui « s’efforce d’aider de jeunes délinquants à retrouver leur équilibre à l’issue d’une longue marche ». Le principe ? « Ils partent à deux, avec un accompagnant, pendant quatre mois dans un pays étranger dont ils ne connaissent pas la langue. Ils parcourent sac au dos deux mille cinq cents kilomètres par les chemins de randonnées ou les petites routes d’Europe, avec une seule obligation : ne pas emporter de musique enregistrée. Ils campent, font leurs courses et leur cuisine. Et marchent.
Le voyage, organisé en complète harmonie avec les parents, les juges et les éducateurs, peut être pour ces 16-18 ans une alternative à la prison ».
Bernard explique : « il s’agit de les aider à passer de l’absolue non confiance en soi à un peu d’orgueil ». Pour ces exclus prématurés, qui pourraient figurer au casting d’un film de Ken Loach (voir par exemple « la part des anges »), il est question de retrouver l’espoir en oubliant tout ce que la société leur ressasse : « t’es qu’un nul ; tu ne réussiras jamais ». Objectif atteint : « J’étais un blaireau. Je suis un héros » se flatte l’un d’entre eux à son retour. Même si cette « vantardise » ne durera qu’un temps, c’est mieux que la prison, non ?
Parole de retraité : « La vie, c’est devant. Pas derrière » (Bernard Ollivier)
On passerait des heures à écouter Bernard Ollivier, mais le train Bernay-Paris n’attend pas.
Il nous parle de la « retraite ».
Lui, qui a failli en crever, milite maintenant pour qu’on en « inverse l’image » (en créant une école de préparation à la retraite ?). Il s’insurge : « Comment ? Alors qu’à aucun autre moment de notre vie, nous n’avons disposé d’un tel confort – un retraité au chômage, ça n’existe pas ! – d’un tel savoir, d’une telle expérience, et avec tout ça… d’un temps infini, on n’en ferait… rien ? ». Alors, agir ? Oui, et, mieux même, en s’efforçant « d’être utiles socialement ». Et de citer une bénévole active (pléonasme ?) : « tous ceux qui ne donnent pas ne savent pas ce qu’ils perdent ».
Pour ses soixante-cinq ans, il s’est offert l’ascension du Mont-Blanc.
Pour ses soixante-dix, il a descendu la Loire en canoë, du mont Gerbier des Joncs jusqu’à Nantes. Tout seul, sans jamais avoir fait de canoë, après un petit prologue à pied de cent cinquante kilomètres.
Sur le quai de la gare, Indiana Jones nous adresse un petit signe de la main, déjà en quête de nouveaux projets…
Nous avons le sentiment d’avoir laissé derrière nous un homme heureux. « Le bonheur, ça demande un effort », nous a-t-il confié au détour de la conversation.
Dans sa bouche, ces mots-là prennent une dimension toute particulière.
Celle d’un héros « normal » ?
NOTES:
(1) Kangals: Redoutables chiens de berger et fierté des turcs, ces molosses, capables de courir à 70km/h, n’hésitent pas à attaquer un ours ou un loup pour protéger les troupeaux dont ils ont la garde. Malheureusement, ils sont aussi très agressifs vis-à-vis de tous les humains autres que leur berger. Michel Ollivier en a fait la cruelle expérience, qui a bien cru se faire déchirer par deux terrifiants spécimens, et n’a dû son salut… qu’au flash de son appareil photo (pour un cliché qui aurait pu être le dernier mais qui a eu un effet dissuasif inattendu sur ses deux agresseurs !).
(2) Titre de l’ouvrage qu’il publiera en 2008.
(3) Bernard Ollivier a finalement publié le récit de son aventure en trois tomes parus sous le titre « Longue marche » : « Traverser l’Anatolie » publié en 2000, « Vers Samarkand » publié en 2001, et « Le vent des steppes » publié en 2003 (tous les trois aux Editions Phébus). Une version illustrée avec des aquarelles de François Dermaut est aussi disponible depuis 2005.
(4) Recommandation de Bernard à ceux que la marche (et en particulier Compostelle) intéresse : Même si vous partez en groupe, efforcez-vous de marcher seul. Il n’y a que comme ça que vous pourrez faire des rencontres.
(5) SEUIL, 35, rue Jussieu à 75005 Paris (e-mail : assoseuil@wanadoo.fr, http://www.assoseuil.org
Dominique Paty, ancien responsable de formation au Crédit Mutuel, est chroniqueur sportif et pratiquant impénitent de hockey sur gazon. Il taquine discrètement la plume, cultive l’épicurisme et vient de faire ses premiers pas sur le Chemin de Compostelle.
L’interview de Bernard Ollivier sera publiée dans le n° 4 de Commencements (fin janvier 2013).
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