26/12/2012
Tricksters
Il paraît que Patrick Jayne est la coqueluche actuelle des amateurs de feuilleton. J’avoue que je ne déteste pas cette série. Elle met en scène un «mentaliste», c’est-à-dire quelqu’un qui scrute les expressions, les gestes et les regards afin d’en extraire la signification cachée. En l’occurrence, Patrick Jayne est au service de la police et il aide à démasquer les assassins. On pourrait se contenter de dire qu’il y a quelque chose de l’ordre de la sorcellerie dans sa façon de lire les comportements et conclure que c’est la magie qui encore une fois fait recette auprès du bon peuple. Je suis quant à moi persuadé qu’il n’est pas nécessaire d’évoquer une forme d’extra-lucidité et qu’une observation très fine et assidue peut développer l’intuition. Goethe lui-même, qui herborisait, ne disait-il pas que l’on doit observer une plante jusqu’à entrer en elle pour pouvoir la comprendre ? Les chamans ne disent pas autre chose pour expliquer leur connaissance des vertus de leur flore locale. Mais laissons de côté les processus mentaux et revenons à Patrick Jayne.
D’abord, avec, au coin des lèvres et des yeux, un sourire d’enfant sensible et farceur, l’homme a un charme indéniable. Il est loin de la rudesse misanthrope, de la boiterie hargneuse, des sourcils froncés et de la barbe de trois jours du docteur House, autre coqueluche de série télévisée que j’apprécie également. Pour autant, il pourrait partager avec l’impossible toubib une forme de cynisme. L’un comme l’autre dissimulent une blessure intime qui fait qu’ils ne peuvent plus croire aux promesses des bons sentiments. Mais je crois que ce qui plaît surtout en Jayne, c’est son irrespect des convenances, des règles du jeu, voire, parfois, des procédures officielles. Il est tout sauf l’observateur neutre et distant qui déchiffre les attitudes pour faire bénéficier ses collègues des informations qu’ainsi il recueille. Au grand dam de l’agent Lisbonne, qu’il est censé assister, il met ses grands pieds de clown dans n’importe quel plat, se plaît à brouiller les cartes et à renverser les dominos. Il aime à jouer un double rôle d’intrus et de pataud, à se faire passer pour un grossier personnage dénué d’intelligence. Mais c’est ainsi qu’il entre dans ces magasins dont les fragiles porcelaines sont mensonges et dissimulations. Il dérange, offusque, scandalise - mais, au bout du compte, révèle.
Selon moi, Jayne est une des incarnations de cet archétype que Jung avait repéré dans de nombreuses cultures, qu’il avait baptisé le trickster et qu’on appelle aussi «le fripon divin». C’est un personnage a priori dérisoire: un saltimbanque, un fou, un musicien vagabond. Dans la tradition allemande, c’est l’homme à la chouette et au miroir, Till Eulenspiegel, d’où vient notre mot «espiègle», mais une traduction irrespectueuse dit que ce nom signifie en réalité: «Je t’emm...» ! Chez les Amérindiens, on trouve Kokopelli, le joueur de flûte bossu, magicien, séducteur et farceur, mais aussi faiseur de pluie et guérisseur. Le renard du roman serait une autre figure de cet archétype. Je vois aussi dans le Joker du film The Dark Night un bel avatar moderne du trickster de Jung. Le maquillage de clown du Joker, la bosse de Kokopelli, le miroir et la chouette de Till se retrouvent chez Patrick Jayne sous la forme de la DS dans laquelle il se déplace, véhicule pour le moins incongru pour un spectateur américain.
Le trickster est un personnage a priori plutôt désagréable, surtout si vous faites partie de ceux qui prisent particulièrement l’ordre, la respectabilité et l’immuabilité. Surgi du hasard, il déboule sans prévenir sur votre chemin, irrévérencieux au possible, et s’amuse à jeter désordre et chaos dans tout ce que vous avez bien rangé et bien organisé. Plans et projets sont pour lui une occasion de s’amuser. Mais ce n’est pas qu’un vulgaire trublion. C’est un esprit d’autant plus dérangeant qu’il a de la pénétration: il voit les pensées, les stratégèmes et les vices plus ou moins cachés et se fait un malin plaisir de les dire à haute voix. Pour autant, ce n’est pas qu’un mauvais génie, stérile semeur de pagaïe, de hontes et de zizanies: c’est aussi un révélateur, un iconoclaste et un fertilisateur qui, en nous libérant de choses trop bien agencées, peut amener dans notre vie des fécondités inattendues. Au sens où John Lennon disait que «la vie, c’est ce qui arrive quand on avait tout prévu», on peut dire que le trickster est la vraie vie, dans ses retournements, ses bifurcations, son impermanence et son imprévisibilité. Celle que nous tentons d’endiguer.
Pourquoi, à travers Patrick Jayne, rendons-nous aujourd’hui cette sorte d’hommage au trickster ? Le trickster se moque de l’ordre établi et de ses tenants, et je crois que nous avons justement un problème avec ceux-ci et celui-là. Le trickster se permet de dire et de faire ce que nous aimerions dire ou faire et que nous ne nous autorisons pas. A travers lui, par héros interposé, nous satisfaisons donc dans le fantasme des désirs dont, en notre for intérieur, nous doutons peut-être même de la légitimité. Par exemple, sommes-nous légitimes, vous et moi, à contester tous ces experts qui vont nous expliquant pourquoi il est normal qu’avec une productivité multipliée par cent au cours de ces dernières générations, nous devons accepter le retour de la pauvreté ?
Mais je crois qu’il faut aller plus loin. Lacan disait que la peur et le désir sont l’envers l’un de l’autre. Selon moi, tout le jeu psychologique dont le 21 décembre a été le prétexte illustre cela. Bien plus que la peur, ce que j’ai ressenti dans tout ce battage autour d’une fin du monde à laquelle en réalité personne ne croyait, c’était le désir. Le désir de voir se terminer une époque que nous trouvons de plus en plus absurde, afin qu’une autre ait sa chance de la remplacer. Mais, comme devant ce monde nous nous sentons impuissants; que, peut-être même, nous ne nous sentons pas le courage de le défier, nous aspirons au passage d’un trickster qui nous mettrait dans la situation que nous n’osons pas créer.
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18/12/2012
Logique de marché et logique de société
Les DRH ont souvent remarqué que certains collaborateurs de l'entreprise manifestaient plus de motivation dans leurs engagements associatifs que dans l'accomplissement de leurs tâches professionnelles. Ils en ressentent de l'agacement car, selon eux, le meilleur de leur énergie devrait aller à ceux qui les payent, leur permettant de vivre. Le phénomène, il est vrai, mérite d’être analysé car il paraît a priori irrationnel. Mais, avant d’aller voir de plus près, osons dire qu’on peut se féliciter que l’entreprise n’absorbe pas toutes les énergies disponibles. Comme le fait observer Patrick Viveret, si cela ne va pas plus mal dans nos pays, c’est bien grâce au produit de l’investissement bénévole.
Dan Ariely a mis en évidence deux logiques comportementales, la logique de marché, dans laquelle ceux qui s'y retrouvent sont censés maximiser leur profit - vous connaissez la théorie de l'agent économique égoïste et rationnel - et la logique de société où la gratuité est la règle et la condition. Lors des expériences qu'il rapporte, le chercheur américain a découvert que, s'agissant d'une même tâche, la gratuité peut être un moteur plus puissant qu’une rémunération, même raisonnable. Voilà de quoi mettre à mal la réduction de l'être humain à une machine économique dont la vie se résumerait à la computation de ses intérêts. Nos grandes organisations l'ont en partie compris qui ont essayé, à travers projets d’entreprise, conventions, actions solidaires et mécénats divers, de se poser comme communautés afin de récupérer cette énergie qu’elles voyaient s'évaporer scandaleusement au profit de la société civile. Mais l'amalgame fonctionne mal. Une réserve d’Indiens gérée par une autorité centrale n’est pas une tribu. Une communauté de travail qui dépend d'une politique ordonnée à la maximisation du profit peut être ébréchée dès que le cours de l'action l'exige ou sitôt que change le chef que nomment des intérêts étrangers. D’abord, la trahison des beaux discours de la veille sera manifeste, puis la logique de marché l’emportera parmi les salariés eux-mêmes, chacun cherchant à sauver sa peau.
Ces considérations, par contraste, me ramènent à la description que mon ami Alastair McIntosh me faisait de la vie sur son île des Hébrides au tournant des années 50. L’absence de moyens de réfrigération donnait aux habitants le choix entre le partage des denrées tant qu’elles étaient comestibles ou le gâchis qu’engendrerait leur dépérissement. Or, si le gâchis, d’évidence, en économie de pénurie est sacrilège, il est intéressant d’observer les relations qui résultent du partage. Quoique vivant en ce début du XXIème siècle dans une sous-préfecture où les réfrigérateurs ne manquent pas, j’en fais l’expérience. La culture vendéenne est celle du «on ne gâche pas» et aussi de la gestion des intérêts communs. Par exemple, les chefs d’entreprise, ici, n’ont pas attendu qu’une autorité les y invite pour réduire le chômage technique en mutualisant leurs ouvriers disponibles en fonction des hauts et des bas de leurs carnets de commande. A un niveau plus modeste, quand les tomates de nos jardins de retraités dépassent nos capacités d’absorption, nous en redonnons vite aux amis et au voisinage. Il en résulte une stimulation indéniable de l’affectio societatis, mais qui ne se traduit pas nécessairement par un échange immédiat ou direct. Par exemple, dans le sillage d’un même souci de transformer en plaisir ce qui aurait pu se perdre, certaines tomates d’août reviendront sous la forme de citrouilles de décembre, qui elles-mêmes proviendront parfois d’un ricochet avec un troisième jardinier qui avait récolté plus de pommes qu’il ne pouvait en manger, ou avec un quatrième qui avait des asperges en surplus. On peut reconnaître là cette logique de réseau que les communautés virtuelles croient avoir découverte. C’est tout simplement la logique de société.
La logique de société ne se limite pas, dans le cas évoqué, au partage des fruits et des légumes lorsqu’ils sont mûrs. Certains - certaines surtout - confectionneront des compotes, des soupes, des conserves ou des confitures qui prendront dans les échanges le relais des produits frais avant même que la saison soit finie. Mais il y a mieux. Lorsqu’une personne âgée et isolée n’est plus tellement en état de cultiver son carré de légumes, plutôt que de le voir en friche elle laissera tel ou tel de ses amis prendre le relais, sans qu’il soit besoin de papier ou de contrat pour qu’elle en ait le retour. Le jardin lui-même, ainsi, ne sera pas un espace gâché. D’ailleurs, en l’occurrence, le mot «gâchis» convient-il ? s’agit-il seulement d’un comportement d’économie ? Ce que je ressens plutôt, c’est le respect pour la terre, le travail humain et leurs fruits.
C’est là, me direz-vous, une description bien idyllique et, malheureusement, la société nous montre aussi des visages moins réjouissants. Ce que je vois et ce que je veux retenir, c’est que notre espèce fait preuve d’une plasticité extraordinaire. C’est banalité de dire qu’elle peut produire des saints et des bourreaux. Sous l’effet de la peur de manquer, de l’angoisse, de l’humiliation, de la souffrance, mais aussi de la perte de confiance dans les autres, l’être humain peut produire des réactions qui rompent avec les comportements bienveillants et solidaires et aller jusqu’à la monstruosité. Cette plasticité est effrayante - mais n’est-elle pas aussi notre meilleur espoir ? Nous sommes capables de tout. Comment donner un avantage au meilleur ?
Au lieu de chercher le chromosome du crime ou de la sainteté, quand donc nous soucierons-nous des ressorts culturels qui font bonheur ou malheur ? Les formes que notre plasticité nous permet d’adopter ne résultent-elles pas de ce que nous nous racontons collectivement sur la vie, la réussite, le bien, le mal, le bonheur ? Toute histoire est une interprétation qui a les effets d’une prophétie auto-réalisatrices et qui se vérifie de manière tautologique. A la suite de la tuerie de Newton, on pointe le port d’arme, soit pour le limiter soit pour armer les enseignants. Comme d’habitude, le poisson tourne en rond dans son bocal. Mais s’interroge-t-on sur le bocal: l’histoire d’hyper-compétition qui traverse la culture américaine ? Depuis 1975, on parle de crise, depuis 1970 on sait que les ressources terrestres ne sont pas inépuisables. Mais depuis une quarantaine d’années, aussi, nous sommes gavés d’une autre histoire: celle de l’efficacité inégalable du marché. Les politiciens ont rendu les armes, intellectuellement, devant les économistes néo-libéraux. C’était oublier que, autour de la table où les «parties prenantes» se partagent plus ou moins équitablement le gâteau, n’étaient plus alors représentés ni la planète, ni les générations futures, ni même, finalement, l’humanité dans ce qu’elle est de plus qu’un agent économique.
Une politique de civilisation, pour reprendre la belle expression d’Edgar Morin, a besoin d’une ingénierie de civilisation. Celle-ci commencerait selon moi par rendre à la logique de société les lettres de noblesse que lui a subtilisées la logique de marché. Elle s’attacherait à faire goûter la saveur presque perdue de l’investissement gratuit. Elle diminuerait progressivement les bonheurs ambiguës que l’on tire de biens marchands, qui ne créent même plus d’emplois chez nous, pour cultiver le bonheur - éventuellement plus frugal, mais aussi plus profond - du vivre ensemble. C’est une des conditions, selon moi, du passage de la crise à la métamorphose.
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15/12/2012
Eloge de l’aveuglement et de l’ignorance
Dans le conte du cinéaste Night Shyamalan, The Village (2004), c’est une jeune fille aveugle, Ivy Walker, qui, en voulant sauver le jeune homme qu’elle aime, qui fait office de médecin, révèlera le pieux mensonge sur lequel est bâtie sa communauté. Comment cela arrive-t-il ? Par une indiscrétion, Ivy a entendu parler d’un lieu, au delà de la forêt, où elle pourrait trouver du secours. Tâtant le chemin de son bâton, elle s’en va. Or, la communauté - qui a une petite allure de village d’il y a deux ou trois siècles - a pour fondement la peur. C’est la peur qui fait que les gens restent ensemble et ne se risquent pas au delà de la ceinture de bois qui l’entoure. Celle-ci serait peuplée d’êtres maléfiques qui, d’ailleurs, se manifestent de temps en temps, se laissant entrevoir, laissant des traces. Mais, quand on est aveugle, on entend seulement ces histoires, on ne voit pas les signes. Au contraire, pour se déplacer on met en oeuvre d’autres sens, et ceux-là ne repèrent pas les créatures effroyables censées vivre là. En outre, quand on est mû par le coeur, on met un pied devant l’autre - ne s’appelle-t-elle pas Walker, celle qui marche ? - et on écoute davantage son intuition que ses inquiétudes. Soudain, Ivy Walker va débouler sur une route qui a toutes les apparences d’appartenir à notre monde. D’ailleurs, le véhicule qui s’arrête et l’emmène est bien de notre époque. On découvre alors que les pères fondateurs de la communauté, qui ont souffert des cruautés du XXème siècle, se sont retirés en ce lieu reculé et ont inventé la légende des menaces de la forêt pour dissuader ses membres de revenir dans l’enfer de la modernité.
J’aime ce conte. Pourquoi ? D’abord, parce qu’il démonte les mécanismes qui nous enferment et parce qu’il le fait sans manichéisme. Les fondateurs de la communauté ont réellement souffert de la démence de ce monde. Ils l’ont vu assassiner ou meurtrir absurdement des êtres chers. Ils me font penser à cette statuette de Käthe Kollwitz, de 1937, que vient de me faire découvrir, lors de son interview pour Commencements 4, Alastair Hulbert. On y voit un groupe de mères qui se tiennent en cercle, les unes tournées vers l’extérieur, les autres vers l’intérieur, et qui abritent leurs enfants d’on ne sait quelle horreur derrière leurs grands sarraus. L’actualité, hélas!, avec le massacre de Newton ou le suicide de Jacintha Saldanha, vient une fois encore de nous donner des exemples de la démence de ce monde. Alors, bien naturellement, les héros de The Village, ont voulu créer un lieu à l’abri de toute contamination, une sorte de bulle où vivre heureux et sains à l’écart des vices et des violences et des dégénérescences qu’ils engendrent. L’absence de technologies de communication - Internet, télévision, radio, téléphone - protège de la pollution psychologique et de la curiosité que pourrait susciter «la grande Babylone»: ne pas savoir qu’elle existe est la première façon de s’en protéger. Mais cela est insuffisant et l’éloignement lui-même n’est pas une protection suffisante. Toute distance peut être franchie, il suffit de marcher assez longtemps. Une forêt peut être traversée, un mur escaladé. Au vrai, les frontières les mieux défendues sont les frontières que l’on grave dans l’esprit. Et nos fondateurs, alors, de traiter leurs ouailles comme des enfants que l’on protège en leur inculquant la peur: ils inventent une histoire de croquemitaines que l’on se transmettra de génération en génération.
La première leçon que j’en tire, c’est qu’il convient de se défier de nos peurs. D’abord, quelles sont-elles ? Ensuite, d’où nous viennent-elles ? Qui nous les a inculquées ? Que protègent-elles au delà - si même c’est le cas - de nous-mêmes ? Qui ou quoi servent-elles ? Quel monde, à tout prix, veulent-elles faire durer ? Aujourd’hui, la religion ne nous effraie guère quand elle parle de l’enfer. En revanche, les grandes peurs de l’époque à l’usage des pauvres gens, l’opium des peuples d’aujourd’hui, ont pour principaux prophètes ces grands-prêtres que sont les économistes et les capitaines d’industries, flanqués de ces acolytes plus ou moins éclairés qu’est devenue la plupart des politiciens. Lisez les titres des grands médias. La peur pour l’Euro ou pour la Zone Euro. La peur de voir dégradée la note des dettes souveraines. La peur de voir s’effondrer le système financier international. Autant de forêts peuplées d’êtres maléfiques pour nous empêcher de sortir du village où, peut-être en voulant un jour notre bien, on nous a cantonnés. Mais, la vérité, c’est que le médecin est malade, qu’il n’y a plus personne pour nous soigner, qu’on meurt de nouveau dans nos rues l’hiver, que de moins en moins d’emplois sont offerts par une activité industrielle tellement débridée cependant qu’elle détruit la planète. La vérité, c’est que, dans les pays les plus riches du monde, de plus en plus de gens renoncent à soigner leurs dents ou à porter des lunettes à leur vue; qu’on peut travailler honnêtement à plein temps et n’avoir le droit qu’à une existence crépusculaire; que l’argent qu’on laisse filer dans les poches les mieux remplies de la planète est en train de revenir pour enlever le sol de sous nos pieds.
Je vois en diagonale pas mal de forums sur l’Internet. Je survole d’interminables discussions autour de concepts économiques et financiers censés résoudre nos difficultés croissantes. Parfois, tant elles sont savantes, je n’arrive pas à les suivre. D’évidence, ce n’est pas le savoir qui manque. C’est l’ignorance. Tout ce savoir, au final, stérilise. C’est un discours sur les menaces de la forêt et l’impossibilité de la franchir. Alors, je pense à Ivy la Marcheuse. Elle est aveugle. Les créatures maléfiques lui sont invisibles. Si elle était capable de les voir, peut-être ne se rendrait-elle pas compte qu’il s’agit d’artifices destinés à la cloîtrer dans son village et ferait-elle demi-tour. Mais, bienheureuse cécité, elle ignore la mascarade. A tâtons certes, elle avance. Ce n’est pas qu’elle ignore la peur, la frêle jeune fille. Mais il y a en elle une chose plus forte que la peur qu’on a voulu lui inculquer: son coeur. Elle l’écoute, peu soucieuse, ce faisant, de transgresser les interdits. Symboliquement, le dernier obstacle qu’elle franchit est un mur dont, bien sûr, elle ne mesure même pas la hauteur.
Si un monde meilleur émerge du chaos que celui que nous avons sous les yeux est en train de devenir, il ne sera sûrement pas l’enfant des théories économiques et financières dont l’élite mondiale nous rebat urbi et orbi les oreilles depuis trente ans - depuis que les choses vont de mal en pis. Celle-ci vous démontrera seulement par A + B que l’unique monde viable et possible, c’est celui que nous les voyons équarrir sous nos yeux. Belle promesse! Heureusement, il y a des aveugles, et aussi des ignares et des imbéciles, pour qui ces démonstrations ne sont que du bruit. Ils ne comprennent pas les théories, ils ne savent même pas que, selon elles, ils sont dans le blasphème et qu’ils courent à l’échec. Mus par l’amour, par l’espoir, par l’intuition, par l’esprit créateur, ils mettent juste un pied devant l’autre. Ils imaginent de nouvelles formes économiques, créent des monnaies complémentaires, jouent avec les systèmes d’échanges et les marchés gratuits. Ils inspirent des groupes de simplicité volontaire, des jardins collectifs, de nouveaux usages énergétiques. Ils expérimentent le slow money et initient de nouvelles dynamiques démocratiques. Où rien ne pousse, ils jettent des graines de fleurs et de légumes. Ce qu’ils font, on vous le dira sans doute, est ridicule. Cependant, rendre créateur le chaos naturellement destructeur est le service qu’ils nous rendent à tous.
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