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05/11/2007

"L'homme nouveau"

En commentaire à ma note du 22 octobre, Anette a envoyé une citation extraite des Carnets d’Antoine de Saint-Exupéry. Je vous la rappelle: "À la pédagogie normale, s'ajoute une pédagogie incessante et d'une efficacité extraordinaire, et qui est la publicité. Une industrie basée sur le profit tend à créer - par l'éducation - des hommes pour le chewing-gum et non du chewing-gum pour les hommes." (Carnets, p.28, Gallimard/nrf, 1953).

Cette citation s’est croisée – y a-t-il un hasard ? – avec un article du Monde diplomatique, livraison de novembre 2007, que m’a communiqué Dominique Viel: « Scanner les cerveaux pour mieux vendre ».

Cf http://www.monde-diplomatique.fr/2007/11/BENILDE/15319

Sous la signature de Marie Bénilde, cet article donne des exemples significatifs de la collusion croissante entre les neurosciences, les médias et certaines grandes entreprises - une centaine de par le monde si l’on en croit Olivier Oullier, chercheur en neurosciences à l’université Florida Atlantic, cité par l’auteur.

En 2004, on s’en souviendra, Patrick Le Lay, président de TF1, avait déclaré que ce que recherchait sa chaîne, c’était à vendre à Coca-Cola du « temps de cerveau humain disponible ». L’application des neurosciences au marketing – le «neuromarketing» - complète cet objectif en visant l’emprise maximale sur ce «temps de cerveau humain disponible».

Un exemple : « A l’été 2003, Read Montague, un neurologue de l’université de médecine Baylor, à Houston, a mis en évidence que, si un test gustatif à l’aveugle était plus favorable au concurrent Pepsi, il en allait autrement sitôt que la boisson se voyait clairement identifiée comme étant du Coca-Cola. Les participants à l’expérience déclaraient alors préférer le soda aux couleurs rouge et blanc ».

Je trouve que ce simple exemple soulève des questions cruciales.

Marie Bénilde rappelle qu’en 1919 Lénine aurait approché Pavlov – l’homme du réflexe conditionné - dans l’idée qu’il aurait pu l’aider à façonner cet « homme nouveau » dont rêvaient les bolcheviks. Ce qui agace les révolutionnaires de tout poil - et aussi bien les tyrans et les marketeurs – ce sont la capacité critique et la résistance, toujours excessives selon eux, que l’humain oppose aux influences.

Dans Réenchanter le monde, Bernard Stiegler* montre que l’idéologie du «consommer toujours plus» cultive une économie pulsionnelle. Associé aux médias, le neuromarketing peut constituer un dispositif redoutable. En reprenant le regard critique de Saint-Exupéry sur la publicité - le chewing-gum pour l'homme ou l'homme pour le chewing-gum - nous avons le devoir de nous interroger sur «l’homme nouveau» qu’une pareille "matrice" est capable d’engendrer. **

Et de nous demander si c’est cela que nous voulons.

* Directeur scientifique du Centre Pompidou.
** A fortiori si l’OMC parvient à ses fins en faisant admettre la suppression du «traçage» des produits sur leur étiquette: tout autre cadre de référence que celui véhiculé par le marketing sera alors supprimé.

01/11/2007

Etienne de la Boétie

Étienne de La Boétie naît à Sarlat le 1er novembre 1530, il y a donc 477 ans aujourd’hui. Je n’ai pas eu la patience d’attendre que cela fasse un compte rond pour vous parler de l’auteur de «La servitude volontaire».

On dirait aujourd’hui de lui qu’il est un enfant surdoué. Il fait des études de droit à Orléans et acquiert rapidement une telle réputation qu’il est admis en qualité de conseiller au Parlement de Bordeaux à l’âge de vingt-trois ans (alors que l’âge légal est de vingt-cinq). La même année, en 1553, il est élevé à l’office de «Conseiller en la cour».

Etienne épousera la veuve du frère de Montaigne et la relation qui le liera à l’auteur des Essais est devenue légendaire. Jusqu’à la chanson de Brassens Les copains d’abord qui y fait allusion. Montaigne aura à propos de leur amitié cette phrase célèbre : «Si on me pressait de dire pourquoi je l’aimais, je sens que cela ne se peut exprimer qu’en répondant : parce que c’était lui, parce que c’était moi».

C’est à dix-huit ans, en 1548, alors qu’il commence ses études universitaires, qu’Etienne de la Boétie écrit le fameux «Discours de la servitude volontaire». Avec une maturité extraordinaire, il y soulève une question qui n’a pas fini de hanter les chercheurs de plusieurs disciplines:

«Je voudrais comprendre comment il se peut que tant d’hommes, tant de bourgs, tant de villes, tant de nations supportent quelquefois un tyran seul qui n’a de puissance que celle qu’ils lui donnent, qui n’a pouvoir de leur nuire qu’autant qu’ils veulent bien l’endurer, et qui ne pourrait leur faire aucun mal s’ils n’aimaient mieux tout souffrir de lui que de le contredire.»

Il faut dire que l’année où Etienne de la Boétie écrit son discours, le connétable de Montmorency a réprimé à Bordeaux , de manière particulièrement horrible, un soulèvement contre la gabelle. Les hommes s’intéressent au mystère du pouvoir lorsque celui-ci dépasse les bornes de l’abus ordinaire. Au XXème siècle, les expériences de Milgram n’ont-elles pas été inspirées par le désir de comprendre les mécanismes qui, d’êtres normaux, ont fait des complices actifs du régime nazi ?

A la question « Pourquoi obéit-on ? » Etienne de la Boétie fait une triple réponse. Selon lui, nous obéissons (1) par accoutumance, (2) parce que les hommes de pouvoir cultivent notre pusillanimité en nous octroyant « du pain et des jeux » et (3) parce qu’ils savent s’attacher des épigones qui multiplient les yeux et les bras qu’ils n’ont pas.

Bien que le pouvoir ne soit pas nécessairement cruel, on pourrait se demander quels sont ses effets, en tant que principe organisateur du social, sur l’expression du potentiel humain. Les individus conditionnés au rôle de vassaux, courtisans ou exécutants révèlent-ils ou font-ils se révéler les richesses de l’humain ?

31/10/2007

Scène de rue

Message reçu lundi de mon ami Gérard Lebrun...

"Ce jour, je traversais d’un bon pas la Place de l’Hôtel de ville, me rendant de la rue de Seine au quartier de Belleville, où se trouve mon association, lorsque soudain, à quelques pas de moi, un homme de quarante-cinquante ans s’étale de tout son long sur le trottoir et reste allongé par terre. Il a l’air sonné.
Il est un peu tôt le matin, il n’y a pas grand monde alentour. Je m’approche. Je veux appeler les secours. Il me fait signe, péniblement, que ce n’est pas nécessaire. Cet homme a l’air épuisé. Après un temps, où il reprend ses esprits, je l’aide avec un autre passant à se relever. Il est groggy. Je lui suggère d’aller prendre un café à un bar tout proche, pour se remettre. Il me dit Je n’ai pas d’argent. Je lui donne, ainsi que l’autre passant, quelques pièces. Il me dit Accompagnez-moi. L’autre passant a un rendez-vous. Il ne peut rester. Je dis à l’homme Je peux y aller, et le soutenant, nous traversons la chaussée et allons nous installer de l’autre côté à une table au bar. Je commande deux cafés et un croissant.
Qu’est-ce que vous faites dans la vie ? me dit-il. Je lui dis Je suis retraité, j’étais dans un grand groupe informatique. Il me dit J’étais commercial. Je travaillais à mon compte. Mes clients étaient à Bordeaux, Paris, Lille. J’ai perdu tous mes points de permis. On m’a retiré mon permis. J’ai perdu mon travail. Je n’ai plus rien. Je ne suis plus rien.
Il me dit Avez-vous des enfants ? Je lui dis J’ai deux enfants. Ils sont adultes. J’ai une petite-fille. Il me dit Ma femme m’a quitté. J’ai un enfant de cinq ans, il est avec sa mère. Ils sont à Rennes. Je voudrais les revoir. Je n’ai pas d’argent. Je n’ai plus de logement. Je n’ai plus de travail. C’est dur.
Il me dit Je voudrais revoir mon enfant. Je lui ai laissé de quoi prendre son billet. Il m’a dit Merci pour ce moment. Après quelques échanges encore La dureté de la vie, les pauvres qui trinquent de plus en plus, le petit nombre de riches qui s’affichent, l’injustice… j’ai dû le quitter, on m’attendait à l’association. Il m’a dit à nouveau Merci pour ce moment.
Reprenant mon chemin, je me suis dit Il ne fait pas bon trébucher, dans notre société. On parle de tous les laissés pour compte, de ceux qui restent au bord du chemin, des accidentés de la vie. J’ai rencontré celui-là. Combien sont à la merci d’un accident de parcours qui ne pardonnera pas. Tu es à terre, tu t’étales. Mais la terre ne te prend pas. Tu t’écroules. Tu gis. Ci-gît un déchet de notre société. La vie, celle des autres, continue. Les passants passent, les affaires roulent. Tu es, toi, un scorie. Un résidu de production. Un abandonné au bord du chemin.
Est-ce ainsi que les hommes vivent ?
Paris, 25 octobre 2007"