01/01/2021
2021: Cap au Large!
Un ami qui se reconnaîtra me disait récemment: « Plutôt que se souhaiter une bonne année, on aurait envie de se souhaiter bonne chance! » En d’autres mots : « comment formuler des voeux de « bonne année » quand la crise sanitaire semble aller de rebond en rebond et que l’économie du pays, de même que le moral de beaucoup de professionnels, menace ruine ? » Nos bonnes intentions ne sont-elles pas bien pâles dans ce climat anxiogène ? Que peuvent-elles peser si l’espoir est déjà fragile que 2021 soit autre chose que la poursuite désastreuse de 2020 ?
Si nous ressentons une gêne à nous souhaiter une bonne année, que pouvons-nous faire, alors que nous vivons une période que les manuels scolaires du futur n’oublieront pas ? Je vous livre une suggestion : nous demander quels engagements nous pouvons prendre, tant à l’égard de nous-même que des autres, pour que l’année qui commence soit au moins meilleure que ce qu’en ferait la seule force des choses.
Je propose deux registres, chacun me paraissant indispensable:
- Que puis-je faire pour moi ?
- Que puis-je faire, plus largement, dans l’intérêt commun ?
En ce qui me concerne, deux réponses me sont venues spontanément.
D’abord - vous sourirez peut-être - poursuivre mon expérience de jardinage et développer les modestes compétences que j’acquiers dans ce domaine depuis 2019. J’ai trois raisons de le faire qui ne me paraissent pas anecdotiques. En mode permaculture, le contact - le travail - avec le vivant est un merveilleux antidote à la toxicité de l’atmosphère. Mais c’est aussi une activité qui me relie à l’intérêt commun. Elle constitue, de fait, un petit élément d’autonomie alimentaire locale, l’une des mailles des sociétés résiliantes de l’avenir. Elle y contribue aussi par l’exemple que peut donner un intellectuel qui s’y est mis sur le tard et qui, avec des résultats encourageants, peut décomplexer quelques-uns de ses semblables.
La réponse que je donne à ma seconde question est directement reliée au registre professionnel que j’ai cultivé depuis plusieurs décennies: celui du développement humain. C’est la prise en compte de ce que beaucoup d’entre nous vivent du fait de la crise sanitaire et de son administration.
2020 a été marquée par une confrontation avec l’inimaginable - celui d’une épidémie et des mesures subséquentes prises par les Pouvoirs Publics. Nos entreprises, nos vies personnelles et professionnelles, nos représentations de la réussite et du bonheur en ont été rudement ébranlées.
Dans les entreprises, l’angoisse et les mesures de survie qu’ont été obligées de prendre certaines d’entre elles ont répandu une atmosphère pesante, peu propice à la résilience et à l’évolution créatrice que les circonstances exigent.
Du côté des personnes, nombreuses sont celles que le découragement est en train d’user, nombreuses aussi celles qui accordent une attention de plus en plus soutenue à un désir de changer de vie qui jusque là restait discret.
Si caresser de loin un changement ou une évolution est facile, les décider puis les mettre en oeuvre généralement l’est moins. Or l’on peut dire que les situations de panne aujourd’hui se multiplient. L’image qui m’est venue est celle des « Marins perdus » de Jean-Claude Izzo. Alors que leur vocation est de naviguer, ils sont confinés sur leur bateau maintenu à quai par une sombre affaire.
C’est ainsi qu’avec mes amis et associés, au terme d’une réflexion qui a occupé plusieurs mois de 2019, nous avons décidé de lancer un nouveau parcours de développement « Cap au Large ». « Cap au large » pour regarder au loin, hisser les voiles et retrouver avec l’air vivifiant de la haute mer le goût de l’aventure.
Je définirais « Cap au Large » comme un parcours de ressourcement, de mûrissement et d’évolution créatrice. Il s’agit de transformer tout ce que nous avons vécu ces derniers mois pour nous redonner le ressort de l’accomplissement dans un environnement durablement transformé.
Pour 2021, en pensant au philosophe Alain qui disait que le sculpteur fait avec la résistance du marbre, je vous souhaite de réaliser une belle oeuvre.
PS: Si vous avez envie de partager en commentaire vos réponses à mes deux questions, sachez qu’elles seront les bienvenues et cela d’autant plus qu’elles pourront en inspirer d’autres:
- Que puis-je faire pour moi ?
- Que puis-je faire, plus largement, dans l’intérêt commun ?
09:31 | Lien permanent | Commentaires (2) | Tags : voeux, crise, covid, virus, formation, développement, autonomie alimentaire
29/06/2020
What if* : Une histoire de friches
Au terme d’un itinéraire professionnel qui l’avait déplacé aux quatre coins de la France et quelques années à l’étranger, Serge avait décidé de revenir dans sa bourgade natale. Il y avait retrouvé quelques amis de son enfance. Chacun, visiblement, avait vécu sa vie et vieilli à sa manière. Il avait été invité à rejoindre un club service local et, à son grand soulagement, avait constaté que la moyenne d’âge de ses membres était d'une génération de moins que lui. On y trouvait aussi quelques membres du conseil municipal. Les réunions se tenaient dans le salon privé du café-restaurant La Fraternité. L’atmosphère y était à la fois chaleureuse et épicurienne, les activités utiles - même si, au goût de Serge, il y manquait un peu d’originalité.
- Quoi ? Tu es devenu fou ?
C’était Onésime, surnommé « le Schtroumpf noir », qui, comme cela lui était coutumier, venait d’exploser. Au fur et à mesure que Serge avait développé l’idée qui lui était venue, la petite assistance - moins de dix personnes - l’avait vu virer au cramoisi.
Quand Serge avait retrouvé ses amis ce soir-là, quelques jours après le début du déconfinement, un article de presse découpé par Marc, dit « Le Geek », passait de main en main. Il était illustré d’une photographie où l’on voyait des hommes et des femmes à la peau sombre faire une queue d’une centaine de mètres pour la nourriture que distribuait une association. Regardant, avant de s’asseoir, par dessus l’épaule de Joël qui n’avait pas fini de le lire, Serge avait vu le titre : « Quand la crise sanitaire se mue en crise alimentaire ».
- Où cela se passe-t-il ? » demanda-t-il.
- En France, mon ami ! En région parisienne » lui avait répondu Marc.
Il avait poursuivi:
- J’ai découvert que la ville de Paris n’a que trois jours de stocks alimentaires devant elle. On considère que c’est normal. Mais quand cela coince quelque part, ce sont d’abord les pauvres qui en pâtissent.
- Ce ne doit pas être propre à Paris…" avait commenté Serge, l'air pensif.
- Alors, qu’en penses-tu, toi qui préfères les navets aux pétunias ? » lui avait alors jeté le Schtroumpf noir.
A son retour dans sa ville natale, Serge s’était fait remarquer par une tribune libre dans la feuille de chou locale. Il y présentait le mouvement des Incroyables Comestibles (1) et concluait, pour frapper les esprits, que « des vergers ou des jardins partagés seraient davantage adaptés à l’époque que les pelouses et les pétunias entretenus à grands frais d'eau et de personnel par la mairie».
En réponse à l’interpellation d’Onésime, Serge avait rappelé que leur département, pour rural qu’il parût, ne produisait que 10% de la nourriture qu’on y consommait.
Cela avait commencé à agacer Onésime:
- Où trouves-tu de pareilles énormités ? Mets des lunettes: la campagne nous environne de partout !
- C’est exact. Mais qu’est-ce qu’on y produit dans notre campagne ? Des céréales !
- Et alors, avec quoi travaille ton boulanger ?
Danièle intervint:
- Pendant le confinement, beaucoup de gens se sont mis à faire des gâteaux, certains même leur pain, et devinez ce qui s’est passé ? »
Marc, attrapant la balle au bond:
- Notre minotier n’avait pas assez de blé pour produire la farine qu’on lui demandait.
- En effet", confirma un autre, "pendant quelques jours on a eu du mal à trouver de la farine. Faut dire aussi que certains faisaient des stocks !"
Serge reprit:
- Pas seulement. Nos céréales, dans leur quasi-totalité, quittent le département. Vers d’autres départements mais surtout vers l’étranger et elles prennent ici la place des cultures vivrières qui pourraient être consommées localement.
- Et nos marchés de village, qu’en fais-tu ? Ils regorgent de tout ! » s’était exclamé Onésime.
- Leur apparente abondance est loin de compte avec ce qu’il nous faudrait pour être autonomes.
Onésime maugréa:
- Mais pourquoi faudrait-il être autonome ? Nous vendons, nous achetons, ça roule ! Non ?
Danièle:
- D’après ce que j’ai lu, le confinement a privé l’agriculture de personnel saisonnier. Faute de pouvoir les récolter et les transporter, de grandes quantités de fruits et de légumes ont pourri. Quel gâchis, alors que des gens n’ont pas à manger !
- Tu vois, si on cultivait à proximité des consommateurs, il n’y aurait pas eu ce gâchis qui m’attriste tout autant que toi. On aurait trouvé des solutions pour les récolter.
Onésime, de plus en plus agacé:
- Des solutions ? Quelles solutions ? Dans vos rêves !
Danièle, s’efforçant au calme:
- L’an passé, qui donc avait organisé le ramassage de ses fruits par ses clients? Corinne ? A l’entrée du verger, on te donnait un panier en te disant comment faire, au retour on pesait ce que tu avais pris et tu avais une ristourne pour avoir fait la cueillette toi-même. Les gens avaient beaucoup aimé, ils avaient passé un bon moment tout en faisant des économies.
- Pour autant, je ne les vois pas faire cinquante kilomètres pour aller chercher des framboises ! Sans parler des frais d’essence.
- Justement ! C’est bien ce que dit Serge: il faut produire au plus près !
Onésime, s'entêtant :
- Mais la situation que nous avons vécue était exceptionnelle ! A vous entendre, elle va devenir la règle !
Serge avait repris posément la parole:
- Elle a eu le mérite de nous montrer la fragilité du système. Le nombre de choses « exceptionnelles » qui peuvent provoquer disettes ou famines est en train d’augmenter.
Il craignait toujours un peu de passer pour un « Monsieur-Je-sais-tout », mais il avait cependant évoqué ensuite quelques-uns des « bugs » qui pouvaient affecter la régularité de l’approvisionnement alimentaire.
- Alors, tu es contre la mondialisation ? Pour l’autarcie ?
- Ce qui m’intéresse, c’est que, quoi qu’il arrive, dans un monde fragile, nous ayons tous à manger en tant que de besoin. Comme le disent les Anglais: la preuve du pudding, c’est quand on le mange. Les théories économiques ou politiques, ça ne remplace pas une assiette de soupe.
Marc:
- Churchill disait: « La distance entre la civilisation et la barbarie, c’est cinq repas ». On a vu récemment des échauffourées pour une playstation soldée. Qu’est-ce que ce serait au troisième jour d’une disette ! (2)
Serge :
- Il y a une chose qui me frappe. D’un côté, malgré l’agriculture intensive, l’artificialisation des sols, etc. on voit presque partout des bouts de terre cultivables et non cultivés. De l’autre, on a dans notre pays des gens qui ne mangent pas à leur faim et qui ne peuvent pas s’intégrer, l’économie détruisant plus d’emplois qu’elle n’en crée. On a aussi, dans notre village, de plus en plus de maisons qui ne trouvent personne pour les occuper et qui se délabrent.
- Pour cela, tu as raison ! La petite place Bergougniasse, qui était si agréable, est devenue un village fantôme. De toutes ces maisons fermées, pas une sur dix qui n’ait fait l’objet d’une effraction. Vous devinez ce qu'il s’y passe !
Danièle:
- Je me souviens de ce que me racontait mon père de son enfance: ma grand-mère, veuve de guerre, faisait vivre la famille en cultivant un terrain de quelques ares. Elle avait aussi des poules et des lapins. Le recours au marché était limité à ce qu’elle pouvait acheter en revendant ses oeufs et ses volailles. C’était loin d’être la richesse, c’était une économie de subsistance, mais elle et ses trois enfants n’ont jamais manqué de nourriture malgré les problèmes économiques.
- On a aussi des jardinets devenus impropres au jardinage parce que bétonnés ou asphaltés afin d’en réduire l’entretien!
- Quand les gens sont chez eux, ils font ce qu’ils veulent !
- Bien sûr. Mais le peu de fruits ou de légumes qu’ils pourraient produire allègerait la pression sur le marché en cas de problème. Vous le savez aussi bien que moi, il faut des semaines pour faire pousser un radis et des mois pour un poireau : on ne peut pas improviser au moment où la crise surgit.
- Serge, où veux-tu en venir ?
- L’image que j’ai à l’esprit est celle du Père Ceyrac que nous connaissons tous ici. Missionnaire en Inde, il avait remarqué que, où il était, deux populations étaient traitées comme moins que rien, complètement abandonnées: d’un côté les veuves et de l’autre les orphelins des rues. Il a eu l’idée de créer une organisation qui les rapprochait: les orphelins s’occupaient des veuves et réciproquement.
- Je ne vois pas le rapport…
- En rapprochant deux misères, au lieu de les additionner, il les a considérablement réduites. Voilà où je voulais en venir: pourquoi serait-il idiot de rapprocher des malheureux, nos terres en friche et nos maisons en déshérence ?
C’est à ce moment-là qu’Onésime avait explosé.
- Quoi ? Tu es devenu fou ? Tu veux ramener ici la misère du monde ! On n’a pas assez de problèmes ?
Bien qu’il eût exprimé la vague crainte que plusieurs d’entre eux avaient ressentie aux propos de Serge, tout le monde éclata de rire.
- Le problème qu’on a, Onésime, c’est que nous sommes en train de mourir ! Les gens partent, géographiquement ou au cimetière, les exploitations agricoles ont de plus en plus de mal à trouver des repreneurs, nos commerces survivent de plus en plus difficilement, bientôt on va nous fermer l’école, le bureau de poste… Nous sommes en train de devenir des friches ! Tu veux que je te fasse un dessin ?
- Ton idée est généreuse, c’est vrai… » commença Danièle, pensive.
- Généreuse ? Même pas, pragmatique.
C’est alors que Claudius qui jusque là était resté silencieux intervint:
- Voyez-vous, à la sortie de Grospetit, le bâtiment abandonné que les anciens appelaient « la fabrique » ?
- Tu veux parler de la « maison des rats » ? Pour sûr qu’on la voit ! Qu’est-ce qu’on attend pour la raser ! Malgré les panneaux, il y a des gamins qui vont y jouer, un jour ou l’autre il y aura un accident !
- En fait," reprit Claudius, "à l’origine, ce n’était pas une fabrique au sens où on l’entend aujourd’hui. Au XIXe siècle, la ville de Paris a voulu se débarrasser des mendiants qui encombraient ses rues, chapardaient aux étalages et ennuyaient le bourgeois. Elle a acheté un terrain de plusieurs hectares, a fait construire ce bâtiment aujourd’hui en ruines, et les mendiants furent invités à y aller apprendre à vivre de leur potager.
- L’invitation a dû être musclée !
- Je ne sais pas. J’ai lu l’étude d’un historien, le professeur Roger, qui conclut que, pour la plupart d’entre eux, ce fut positif: non seulement ils en retirèrent une amélioration matérielle mais aussi une réhabilitation sociale.
- Tu voudrais que l’on fasse la même chose ?
- Je ne dis pas forcément cela. Mais, mutatis mutandis, l’exemple peut être inspirant.
- Cela me fait penser à ce gars qui emmène des délinquants mineurs en grande randonnée. Le juge leur donne à choisir entre la prison et un ou deux mois à crapahuter. Il paraît qu'au retour, la grande majorité de ces jeunes rentre dans le rang et ne replonge plus (3). Le jardinage a peut-être les mêmes vertus...
- Eh! bien, avant d’inviter la misère du monde et son cortège de délits et de bagarres, je préfèrerais qu’on attire les Parisiens que le confinement a dégoutés de la capitale. Avec le télétravail, ce ne devrait pas être trop compliqué.
- Si tu fais venir des Parisiens, on n’en pas fini avec tout ce qui les dérange: le chant des coqs, le braiment des ânes, les odeurs d’étable, le son des cloches, l’absence de fibre….
Danièle:
- Serge, qui sont les gens auxquels tu songes ?
Pris de court, Serge décida in petto d’enfoncer le clou:
- Ceux de la photo.
- Misère ! » s’exclama Onésime.
- Onésime, des gens qui seraient prêt à travailler la terre pour vivre mieux et dignement, ce sont a priori des gens honnêtes, non ? » répliqua Danièle un peu vivement.
- Ah! oui ? Et comment tu les trouves ?
- Rien ne prouve d’ailleurs qu’ils savent déjà travailler la terre ?
Claudius précisa alors:
- La commune de Paris avait salarié des jardiniers professionnels pour accompagner ses indigents.
Danièle complète:
- On a ici quelques « néo-paysans » qui aideraient sûrement aussi. C’est dans leurs valeurs. Mais comment entrer en contact avec les gens dont parle Serge et savoir à qui on a affaire ?
Le Schtroumpf noir se leva d’un bond, repoussant brutalement sa chaise qui tomba avec fracas derrière lui.
- J’en ai assez entendu ! Si vous voulez continuer avec vos billevesées, ce sera sans moi! Bonsoir la compagnie !
Il sortit sans même relever son siège et claqua la porte derrière lui. Les amis se regardèrent, mi-gênés mi-amusés.
- C’est dommage qu’il ait des a priori et un aussi un sale caractère, car il a le coeur sur la main." commenta Danièle.
Joel:
- Cela dit, je le comprends un peu… Faire venir des gens comme ceux dont tu parles…
Puis:
- Serge, tu ne m’as pas convaincu, mais j’aimerais quand même que tu développes ton idée.
- A vrai dire, l’idée n’est pas réfléchie. Elle m’est venue en voyant l’article apporté par Marc. Si l’on voulait l’explorer, il nous faudrait prendre contact avec des gens qui fréquentent en direct ces populations afin qu’ils nous disent si, d’après eux, certaines familles seraient capables de jouer le jeu.
Claudius:
- Il faudrait en premier lieu savoir ce que nous pouvons offrir: faire l’inventaire des friches et des maisons abandonnées pour voir dans quelles conditions les mettre à la disposition de ces nouveaux « colons ».
Serge:
- Cela permettrait d’avoir une idée de la faisabilité. Mais il faudra impérativement organiser des échanges avec notre population. Qu’elle s’empare du projet, qu’elle en soit co-auteure: c'est une condition de la réussite.
- Oui, il faut que les gens qui choisiraient de venir vivre ici se sentent les bienvenus...
- Ce n'est pas gagné. Des Onésime, il doit y en avoir d’autres dans le village.
Marc:
- Si l'on trouvait une famille candidate qui vienne se présenter et parler, cela aiderait. Souvent, cela bloque à cause des caricatures que les gens se font les uns des autres quand ils ne se connaissent pas.
Danièle:
- C'est un serpent qui se mord la queue! Par quel bout le prendre ? Les terres ? Les maisons ? L’accompagnement ? Le financement ? Les gens à inviter ? Les gens d’ici ?
- Et à partir de quand laisser filtrer l'idée ?
(La suite de l’histoire est laissée à l’imagination du lecteur)
* What if : référence au dernier ouvrage de Rob Hopkins Et si on libérait notre imagination. Cf. son site: https://www.robhopkins.net/
(1) http://lesincroyablescomestibles.fr/
(2) https://www.20minutes.fr/arts-stars/culture/2801659-20200...
(3) En France, sur la même idée Bernard Ollivier a créé Le Seuil: https://assoseuil.org/ .
06:56 | Lien permanent | Commentaires (3) | Tags : humanitaire, autonomie alimentaire, famine, pandémie, friches, villes moyennes, migrants, pauvreté
07/03/2020
Anthropogenèse (III)
Dans le film Un jour sans fin, Bill Murray joue le rôle d’un journaliste qui ne cesse de revivre la même journée de reportage, une journée qu’il trouve particulièrement ennuyeuse et qu’il vit sur le mode sarcastique. Il essaye d’échapper à cette récurrence par tous les moyens jusqu’au suicide. Mais, chaque lendemain matin, il se retrouve inexorablement à la même date, dans le même lit de la même chambre du même hôtel, avec la même salutation stupide du radio-réveil. C’est ce que j’appelais dans mon précédent article: le paradoxe du changement. Nous sommes la poule, notre décision est l’oeuf. Tant que nous resterons une poule, et alors même que nous souhaitons changer, nous ne pondrons que des oeufs de poule, c’est-à-dire des décisions trompeuses qui, quoique nous en ayons, après plus ou moins de détours, nous ramèneront à notre point de départ. La voiture électrique est un bon exemple de cela : pour vouloir faire dans la green economy, nous promouvons un véhicule au moins aussi nocif que ceux qui roulent au pétrole. La poule devrait donc pondre des oeufs qui ne soient pas des oeufs de poule. Mais comment peut-elle le faire si elle reste une poule ? Je ne sais plus quel psychanalyste disait : « le temps de l'inconscient est la répétition ». Jusqu’à ce que se produise - parfois - un mystérieux déclic, comme dans le rêve du scarabée que rapporte Jung (1).
Je dois avouer que pour écrire ce troisième article sur l’anthropogenèse, j’ai eu besoin de rafraîchir mon optimisme tant la machine qui façonne de nos jours notre humanité semble efficace, ceux qui la dirigent inébranlables - et ceux qu’elle conditionne aussi satisfaits que soumis. Mais, justement, ce que ce système se féliciterait d'obtenir de nous, c’est bien notre résignation. La résignation est la mère de la soumission et de l’asservissement. A ce titre, elle est ce que nous devons refuser. J’ai alors pris un livre qui vient de paraître: En route pour l'autonomie alimentaire (2) et ce fut comme d’ouvrir par magie une fenêtre dans un mur aveugle - une fenêtre permettant de découvrir, là, tout près de nous, au pied de notre maison, un paysage vaste et lumineux. J’y reviendrai, mais au delà des démarches et des techniques présentées, le fait qu’il existe dès aujourd’hui des êtres humains tels que ses auteurs et tous ceux qu’au fil des pages cet ouvrage nous fait découvrir est la preuve que le serpent peut arrêter de se mordre la queue. Mais comment ?
J’ai évoqué ailleurs le « moteur de conformité » (3) dont toute société a besoin mais dont le détournement conduit à la dictature décrite par George Orwell dans son roman 1984. Dès 1929, nous étions avertis. C’est l’année où Edward Bernays (1891-1995) publie son livre Propaganda : Comment manipuler l'opinion en démocratie. Dans ce domaine, Bernays est un maître. Le classique de Noam Chomsky: La Fabrication du consentement: De la propagande médiatique en démocratie, est venu plus tard nous rappeler dans quelle illusion organisée nous sommes élevés. La manipulation de l’opinion est renforcée par la promotion de valeurs, de moeurs et de modes de vie : ceux-là même dont nous devons nous extraire si nous voulons préserver l’avenir du vivant et de l’humanité. Heureusement, il y a des individus qui passent à travers les mailles du système. Il s’agit de ces divergents que Howard Bloom appelle « agents de diversité » parce que, face à des situations inédites, ils permettent à la société de produire de nouvelles solutions. Ces vilains petits canards sont maltraités par les organisateurs et les tenants du conformisme, mais ils sont là. Ce sont par exemple les auteurs de En route pour l’autonomie alimentaire et les hommes et les femmes dont les réalisations parsèment le livre. L’avenir nous dira s’ils parviendront à faire lever la pâte, mais d’ores et déjà la fenêtre qu’ils ont ouverte nous montre un avenir accessible et désirable.
Notre société, malgré son dispositif massif de conditionnement, n’engendre donc pas que des êtres conformes. La poule parvient à pondre des oeufs qui ne sont pas inéluctablement des oeufs de poule. Comment cela se passe-t-il au niveau de la psychologie individuelle ? Je ne m’intéresserai pas à ceux qui n’ont pas eu d’efforts à faire pour se libérer du conditionnement, mais aux gens comme moi qui doivent se frayer un chemin entre les appels de leur conscience et leurs pesanteurs comportementales. Je crois que la source de notre capacité de transformation est que chacun d’entre nous a en lui, en germe, un ou plusieurs divergents. Chacun d’entre nous héberge, fût-ce bien cachées, des versions de lui-même imparfaitement conditionnées par la machine à conformer, et capables dans un certain contexte d’émerger et de s’incarner. Chacun d’entre nous recèle en lui, derrière l’arbre convenablement taillé qui la cache, une forêt de possibles, certains proches de ceux qu’il cultive au quotidien, d’autres plus éloignés, mais tous potentiellement sensibles à des degrés divers aux interactions avec l’extérieur telles que rencontres, évènements, atmosphères singulières. C’est grâce à la présence de ces possibles que notre poule pourra pondre des oeufs différents ou, si vous préférez, que nous pourrons produire des décisions et des comportements qui ne réinitialiseront pas sans cesse le même scénario. A un moment, un élément extérieur entrera en résonance avec l'un d'entre eux et, pour évoquer encore Un jour sans fin, le personnage de Bill Murray échappera alors à son cercle vicieux. Dans le meilleur des cas, émerge une nouvelle représentation de soi, ou plutôt, comme le terme de représentation évoque quelque chose de statique, un nouveau film de soi que l’on se projettera. Alors, par exemple, on commencera à se voir faire autre chose que maugréer contre la situation que l’on vit sans parvenir pour autant à lui échapper ou bien l'on sera à même de produire des solutions qui ne nous ramènent pas à notre point de départ.
La rencontre d’un tel autre soi-même peut tourner court. Comme un embryon que l’on porte, la possibilité entraperçue a besoin d’être accueillie et nourrie afin de se fortifier et de nous faire passer du rêve à la décision et de la décision aux actes. Ce qu’elle implique peut nous faire peur au point qu'elle restera à l’état d’un rêve progressivement refoulé. Si ce n’est nous-même, elle pourra effrayer ou déranger notre entourage et liguer contre elle des résistances extérieures. Elle peut aussi tout simplement dépérir du fait de notre paresse ou de notre inconsistance. Sans en faire l'occasion d'une autoflagellation stérile, nous devons nous méfier de nos faiblesses et prévoir des dispositifs qui nous en protègent, nous rassérènent et stimulent notre motivation: cercle de complices, activités, lectures, récits, etc.
Nous sommes confrontés à une machine à conditionner l’humain comme il n’en a jamais existé même sous les pires dictatures. Elle exploite toutes nos faiblesses, toutes nos pesanteurs. Elle conduit à la dissolution de toute transcendance. Or, sans transcendance, nous sommes de la chair sans squelette. Mais « ce qui compte, ce n’est pas ce que l’on a fait de nous, c’est ce que nous faisons de ce que l’on a fait de nous » (4). Nous devons nous emparer de nos leviers intérieurs pour, en quelque sorte, nous donner à nous-mêmes une autre éducation que celle dont cette machine nous gave en permanence. Nous devons nous réapproprier l’anthropogenèse.
(1) Cf. https://fr.wikipedia.org/wiki/Synchronicité
(2) François Rouillay et Sabine Becker, En route pour l’autonomie alimentaire, Guide pratique à l'usage des familles, villes et territoires, éditions Terre vivante, février 2020.
(3) Howard Bloom.
(4) Jean-Paul Sartre.