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16/01/2008

L'insoutenable légèreté de l'être

 

 

Cette note figure désormais dans le recueil

Les ombres de la caverne

Editions Hermann, juillet 2011

14/01/2008

Blink

J’ai bien écrit « blink », avec un k à la fin ! Il s’agit du titre d’un livre de Malcolm Gladwell* où ce dernier, entre autres histoires, conte celle du Millenium Challenge. Le Millenium Challenge est le cru 2000 des jeux de simulation - des wargames - que le Pentagone organise pour éclairer la stratégie des Etats-Unis. L’idée du Millenium Challenge est qu’avec Tempête du désert (1991), le temps des conflits conventionnels, armées contre armées, est fini et qu’il faut considérer maintenant la guerre comme l’affrontement de deux systèmes. La stratégie ne peut plus se limiter à l’échiquier du champ de bataille, elle doit viser aussi les piliers culturels, institutionnels, politiques et sociaux de l’adversaire. On ne peut, intellectuellement, que souscrire.

Dans le Millenium Challenge, on a comme d’habitude les bons et les méchants, baptisés respectivement Blue Team et Red Team. Bizarrement, les méchants semblent être les mêmes qu’en 1991, avec à leur tête un dictateur du Moyen-Orient… C’est la première fois, en tout cas, qu’on rassemble de tels moyens techniques et intellectuels autour d’un pareil exercice. Les experts du Pentagone qui organisent la simulation sont convaincus que désormais «Sa Majesté le Hasard» - selon la formule de Clausewitz - n’existe plus, évacuée qu’elle est par la capacité que donnent les technologies modernes d’observation et de calcul de tout savoir de l’ennemi. Pour le réalisme de la simulation, il faut donner aux Méchants un chef qui soit susceptible de penser différemment des stratèges du Pentagone. On va chercher Paul van Riper, un vétéran du Viêt-Nam, ancien patron de la Marine Corps University de Quantico. Van Riper est un grand lecteur de Napoléon et de Clausewitz. Il est connu pour sa conception traditionnelle de la stratégie : en définitive, le wargame du Millenium Challenge est d’abord l’affrontement de deux philosophies.

Au premier round, les Bons détruisent les moyens de communication modernes des Méchants. Ils espèrent ainsi les contraindre à recourir aux communications hertziennes, qu’ils sont en mesure d’espionner. Pour van Riper, qui est à la tête des Méchants, la ficelle est trop grosse. Il revient aux moyens de communication de la seconde guerre mondiale : les messages, cryptés dans des prières, sont acheminés à motocyclette et on utilise des signaux lumineux pour le décollage et l’atterrissage des avions. Puis, van Riper déclenche une attaque surprise, coule seize navires de la flotte adverse, pilonne efficacement quelques lieux de débarquement et met la pâtée à la Blue Team…

Le lendemain matin, cependant, quand il rejoint son poste de commandement, il découvre que les seize navires qu’il avait envoyés par le fond ont été miraculeusement renfloués, que mystérieusement ses missiles ont été interceptés et les zones de débarquement restaurées, et que son second donne des ordres complètement contraires à la stratégie qu’il a arrêtée. Il s’insurge en vain: les organisateurs du wargame ont décidé que les Méchants ne doivent pas gagner!

Ce récit met en lumière deux façons de gérer l’incertitude qui s’affrontent aussi dans les entreprises. Un autre parallèle, également, est possible : celui de la prise de décision. Dans le cas du Millenium Challenge comme de certaines réunions de conseil d’administration, s’agit-il d’explorer la réalité, de tester une stratégie – ou de justifier un choix qui a déjà été fait ? Sur un autre plan, quand on commence par me désigner un Méchant, quand on ajoute qu’une guerre sera peut-être nécessaire, et surtout quand on me démontre ensuite qu’on ne peut que la gagner, je m’inquiète. Certaines certitudes ne me rassurent pas. Toute référence à l’actualité serait loin d’être fortuite.

* Penguin Books.

12/01/2008

Du roman comme prospective

Au cours de ces dernières années, j’ai trouvé sous la plume des romanciers bien des textes singulièrement éclairants sur l’évolution possible de notre monde. Plus éclairants même, j’ose le dire, que ceux issus des laboratoires de prospective. Jean-Michel Truong, par exemple, n’a pas son pareil pour mettre en évidence les chemins sur lesquels notre façon de nous représenter le monde – avec ses paradigmes sous-jacents - nous emmène. Même si ce n’est pas le propos essentiel du récit, Le Successeur de pierre rejoint ainsi en la scénarisant la thèse d’un économiste comme Jacques Généreux* : l’individualisme extrême engendré par le dogme libéral et qui fait que les solidarités se dissolvent et que chacun d’entre nous devient une entreprise en concurrence permanente au sein d’un marché d’une impitoyable perfection. Dans Eternity Express, la même démarche jette une lumière crue sur un sujet bien actuel: on y voit appliqués dans leur banale rationalité les grands principes actuels de management – notamment celui de la délocalisation – afin d’améliorer le sort d’un troisième âge occidental à la fois pléthorique et de moins en moins argenté.

Bien des choses dans ce genre de littérature peuvent nous sembler outrancières. D’où la tentation de ne pas le prendre au sérieux. C’est oublier que la principale difficulté de la prospective est de penser l’extraordinaire. Autrement dit, d’accepter que l’outrance fait partie de l’Histoire. Même dans la recherche des ruptures, qui est la quête du Graal des prospectivistes, la rationalité maintient un insidieux empire. Elle s’oppose notamment à ce qu’on envisage la possibilité que les hommes accomplissent ou induisent des choses déraisonnablement monstrueuses. A-t-on eu le soupçon, lors de l’inauguration de l’Exposition universelle de 1889 – celle de la Tour Eiffel - que la barbarie de la Première Guerre mondiale attendait les enfants qui naissaient en ces années-là ? Ne nous a-t-il pas fallu, quelques décennies plus tard, le retour des survivants afin que nous admettions la réalité des camps de concentration ? L’Histoire s’est-elle montrée « réaliste » ?

La supériorité d’un romancier par rapport à un prospectiviste professionnel, c’est qu’il ne se sent pas tenu d’être « réaliste ». Il n’est pas astreint à l’obligation de réserve – en général issue de la pensée unique de l’époque ou d’un milieu. Il ne connaît pas non plus le déni qui fait détourner les yeux de l’horreur possible. Il peut se permettre d’aller jusqu’au bout de la logique qui se dégage du creuset où les ingrédients de son récit se combinent. Il se lâche. Du coup, il peut accéder à des hypothèses exorbitantes.

En 1898, un écrivain américain, Morgan Robertson, décrit avec une grande exactitude le naufrage du Titanic. Or celui-ci n’aura lieu qu’en 1912, quatorze ans plus tard. Au-delà de l’explication par la précognition, des études ont montré un possible « effet de contexte » : le tonnage du navire, sa structure, l’éthos qu’il symbolisait, les voies de navigation, tout cela le romancier a pu le puiser dans l’air du temps. Reste que Robertson a eu le génie d’assembler tous ces éléments et le culot d’aller jusqu’au naufrage, alors que le commandant du Titanic ne s’est rendu à l’évidence qu’après avoir percuté l’iceberg.

Alors, maintenant, quand je lis un livre comme Les chemins de Damas, de Pierre Bordage, je ne me hâte pas d’en rire…

* La dissociété, Le Seuil.