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18/11/2019

Le fruit de la Terre et du travail des hommes

 

 

Parmi les choses que chacun d’entre nous peut faire pour atténuer notre impact sur l’écosystème et nos prélèvements sur des ressources de plus en plus comptées, il y a la réduction du gâchis. Je vous donne sûrement l’impression d’enfoncer une porte ouverte. Faut-il rappeler, cependant que, par exemple, rien de moins que 30% des aliments que nous produisons finissent à la poubelle ? (1) La bonne volonté ne suffit pas. L’enfer est pavé de bonnes intentions, nos sens peuvent nous tromper, le poids des comportements sociaux peut constituer un frein, et il y a des formes de gâchis que nous ne percevons pas.

 

« Si l’on veut amorcer un changement durable,
l’information doit s’appuyer aux registres des émotions,
des sentiments, de l’imaginaire, de la culture ou de la spiritualité: de l’histoire que l’on se raconte à propos de ce que l’on consomme. »

 

Peut-être par atavisme, je suis très sensible au gâchis. Autour des années cinquante, dans ma famille que, à l’échelle d’une petite ville comme Villeneuve-sur-Lot, on pouvait alors qualifier d’aisée, ma mère reprisait les chaussettes. Je la revois glisser un oeuf rouge, en bois, dans le talon à ravauder. Je revois aussi les fers que le cordonnier clouait aux extrémités de nos chaussures d’écolier afin d’en limiter l’usure. A cette époque, bien sûr, pas question de laisser de la nourriture. On rouziquait les os et la dernière bouchée de pain servait à astiquer l’assiette. Pourquoi donc, si nous étions aisés ? On peut évoquer la guerre de 39-45 et se dire que ces habitudes s’étaient prises en raison des rationnements que l’Occupation et le gouvernement de Vichy avaient imposés aux Français. Mais je crois qu’il faut remonter encore plus loin: à une époque où la valeur des choses n’était pas diluée par la substitution des machines au travail humain et où l’usage intensif de la chimie, le resserrement drastique de la population paysanne et les bacs débordants de la grande distribution ne donnaient pas aux productions de l’agriculture le statut banal d’une marchandise industrielle. A une époque, aussi, où mes ancêtres, tous de modestes paysans, savaient la valeur des choses. Quelle qu’en fût la raison, mon souvenir est que l’on respectait la nourriture et que ce respect se traduisait notamment par le refus du gâchis.


« Le fruit du travail des hommes »

La représentation que nous nous faisons de la réalité dépend davantage des perceptions répétées de nos sens que des informations que notre intellect peut recevoir directement. L’impact en nous de ce que nous savons pour l’avoir appris est inférieur à celui des choses que nous voyons, sentons, touchons. A l’époque dont je parle, la production des aliments était proche du consommateur, quand celui-ci n’était pas lui-même son propre producteur. A Fumel, la cité industrielle à une vingtaine de kilomètres de Villeneuve-sur-Lot, les ouvriers qui faisaient les trois-huit avaient une deuxième activité : le potager familial. Je me souviens d’ailleurs d’une variété de haricots verts particulièrement savoureuse que l’on cultivait dans certains jardins et que le ramassage mécanique avait fait disparaître du commerce. Où que l’on habitât, on n’avait que quelques pas à faire pour voir les maraîchers à l’oeuvre, tôt le matin jusqu’à tard le soir, sans l’aide d’aucune mécanique motorisée. Même les grandes villes, avant l’explosion de l’urbanisation, s’alimentaient largement à des jardins intra-muros. Au XIXe siècle, Paris comptait une centaine de maraichers qui, à raison de huit rotations de culture par an et avec un savoir-faire très élaboré, lui assuraient l’autosuffisance alimentaire.

La double activité que j’évoquais fut fréquente. Tailleur d’habits en semaine, le dimanche mon grand-père maternel s’occupait de sa vigne dans sa « campagne », au pied du « mont » Pujols (2). Je le vois encore activer la sulfateuse - un bidon de cuivre aux bretelles de cuir dont il se harnachait - dont le poids me semblait écrasant et qui, en soufflant sur les pampres des ombres bleutées, semblait respirer. En vacances en Vendée, dans mon autre branche familiale, je retrouvais cette intimité entre le potager et ce qu’il y avait sur la table. Une scène me revient en mémoire: quand mon oncle, avec délicatesse, fouissait le sol de ses mains pour en extraire les asperges. Les soirs d’été, juste avant la tombée de la nuit, il y avait aussi le rituel de l’arrosoir que, cette année, ayant fait pousser mes premiers légumes, j’ai retrouvé avec bonheur: c’est un moment de sérénité, de contemplation, un moment de communion entre le jardinier et ce microcosme qu’est le jardin. Je me demande parfois si avoir deux métiers, dont un qui nous retient d’être hors-sol, qui sauvegarde notre relation à la terre et au vivant, à leurs lenteurs et à leurs subtilités, ne fait pas des hommes plus équilibrés.

En tout cas, voir dans notre nourriture tout ce que je viens d’évoquer aide à comprendre avec son coeur et non seulement son intellect l’expression eucharistique : « fruit de la terre et du travail des hommes ». A moins de mépriser celui qui a travaillé la terre, vous ne pouvez pas, le coeur léger, laisser pourrir un fruit ou un légume et le jeter à la poubelle si vous y voyez le soin, l’intelligence, la peine et peut-être l’amour qu’il y a mis.

 

« A moins de mépriser celui qui a travaillé la terre,
vous ne pouvez pas, le coeur léger,
laisser pourrir un légume et le jeter à la poubelle… »


« Le fruit de la Terre »

Notre nourriture est aussi le « fruit de la Terre ». Or, l’on sait maintenant que le sol peut s’appauvrir et peut-être même mourir (3). On a aussi la mesure des exterminations animales et végétales exigées par l’agriculture intensive. Sous l’avancée de l’artificialisation et des pollutions, l’on voit se rétrécir les surfaces fécondes. On devrait trouver là suffisamment de raisons de ne pas gâcher ce que la Terre produit. Mais ce que je viens d'écrire n’est pas de l’ordre d’une évidence accessible quotidiennement à nos sens, d’autant que, même si nous partions dans la campagne, ce que nous verrions autour des fermes ne viendrait pas illustrer mon propos: grâce aux intrants, le sol, quel que soit son état, est forcé de produire. L’infériorité des effets de l’information par rapport à ceux qu’engendrent les sensations est une difficulté que l’on retrouve souvent et qui explique en partie nos difficiles passages à l’action. C’est pourquoi, si l’on veut amorcer un changement durable, l’information doit s’appuyer à d’autres registres: ceux des émotions, des sentiments, de l’imaginaire, de la culture ou de la spiritualité: de l’histoire que l’on se raconte à propos de ce que l’on consomme.

 


La chair et le sang

Si gâcher des fruits ou des légumes devrait nous être désagréable, que dire de la viande ? La viande provient d’un être sensible auquel on a ôté la vie après l’avoir, parfois, élevé dans des conditions détestables. Je ne vais pas vous faire un couplet larmoyant sur les agneaux, les lapins, les poissons ou les canards. Je ne suis pas végétarien, je reste omnivore, mais je rends honneur aux végétariens. Quelle que soit la manière dont on se nourrit, je considère que ce qui provient d’un être vivant doit être traité avec respect. A ce titre, d’une part, j’ai réduit ma consommation de viande, car il ne faut point abuser de ce qui coûte des vies et la banalisation est le début du gâchis; d’autre part, je suis attentif aux conditions d’élevage et d’abattage des animaux. Le respect ne doit pas être seulement dans la cuisine et l’assiette. En tant que consommateurs disposant du pouvoir d'orienter nos dépenses, nous devons l’exiger dès l’élevage et encourager les filières éthiques. Je vous accorde que ce n’est pas toujours facile à discerner et que cette difficulté peut constituer, dans le doute, un encouragement à s’éloigner de la viande.

 

« La banalisation
est le début du gâchis »

 

Mais il ne s’agit pas seulement des bêtes que nous transformons en aliments. Il serait trop long d’évoquer tout ce dont nous nous rendons coupables, sans raison valable, à l’égard du règne animal. Un seul exemple: vous connaissez tous les désastres engendrés par la production de l’huile de palme, ce carburant « vert » pour bobos gogos que l’on retrouve aussi dans des produits tels que le Nutella. Vous savez, bien sûr, que l’habitat des orang-outans se réduit à une peau de chagrin devant l’avancée inexorable des plantations. Peut-être savez-vous même que les orang-outans sont traqués et abattus sans pitié, comme l’ont été jadis les natifs qui occupaient les territoires convoités par les colons pour la culture de la canne à sucre. Vous le savez et, peut-être, vous continuez à acheter du Nutella. « Parce que les enfants aiment ça ». Les enfants: ils sont le cheval de Troie du consumérisme au sein de la famille. On ne veut pas leur faire de peine, on veut leur éviter les critiques et la honte, alors on cède à leurs désirs issus de la publicité et amplifiés par la cour de récréation. Mais, imaginez maintenant que vous soyez témoin de ce qui se passe tous les jours dans ces régions du monde où se développent les palmeraies. Que vous entendiez les cris des animaux que l’on massacre, mâles, femelles, adultes, petits. Que vous voyiez leurs corps sanglants peut-être encore frémissants, avec dans leurs yeux, avant qu’ils se voilent, cette lueur terrible d’incompréhension. Vous recevrez alors la décharge d’adrénaline et d’empathie qu’il vous faut pour prendre la décision que vous avez jusqu’ici reportée.

 

Objets inanimés (4)

Lors de mon déménagement de la région parisienne en Vendée, j’ai vécu un moment très désagréable. Quand vous saurez de quoi il s’agit, vous penserez sans doute que j’ai le don de faire une histoire de rien du tout. Je vous raconte cela quand même. Des études d’un de mes fils, il me restait un bureau ministre en bon état, parfaitement fonctionnel mais dont je n’avais ni l’utilité ni la place. Autant je me déleste avec aisance des objets qui me rappellent de mauvais souvenirs, autant cela m’est plus difficile lorsque c’est l’inverse. Pour me consoler, je me disais que ce bureau pourrait continuer sa carrière auprès d’un autre étudiant ou peut-être d’un petit chef d’entreprise, d’un auto-entrepreneur. C’est ainsi que, quarante ans auparavant, j’avais assuré au bureau de mon défunt père une deuxième vie honorable chez de jeunes entrepreneurs qui, depuis lors, ont magnifiquement réussi - et qui l’ont gardé. Mais, là, je ne connaissais personne que le meuble pût intéresser, les sites de petites annonces ne donnaient rien, le couple qui avait acheté mon appartement n’en voulait pas - et la date du déménagement approchait. J’ai appelé l’antenne locale d’Emmaüs qui a bien voulu prendre quelques autres meubles, mais pas le bureau. A quelques jours de là, il y avait la collecte mensuelle des encombrants: il est parti. En morceaux. J’en suis encore révulsé.

 

« Nous devrions cultiver la conscience
qu'un objet sorti des mains d’un être humain
et des ressources de la nature
est plus qu’un prix, une valeur marchande ou une fonctionnalité. »

 

Affectivité mise à part - mais pourquoi la mettre à part ? - un objet dans un état convenable, s’il est récupéré, peut évidemment rendre service à des personnes qui manquent de moyens, mais il limite aussi les prélèvements que l’on doit faire sur les ressources terrestres puisqu’il se substitue à un objet qui n’a plus à être fabriqué. Un bois de lit ou une armoire réutilisés, c’est un arbre de moins à abattre. C’est moins d’espace et d’énergie consommés tout le long du processus de production et de transformation, moins de transports - moins de carburant, de pollutions, de risques d’accident. C’est aussi un peu de respect pour le bûcheron qui a abattu l’arbre et le menuisier qui l’a transformé, même s’ils sont morts depuis longtemps. C’est renouer avec un continuum historique et le cortège des générations au lieu de vivre une vie suspendue dans un présent aussi prétentieux que futile. J’insiste à nouveau sur cette notion de respect: nous devrions cultiver la conscience qu'un objet sorti des mains d’un être humain et des ressources de la nature est plus qu’un prix, une valeur marchande ou une fonctionnalité.

L’ennemi le plus puissant des objets d’occasion est la mode. Il faut être bien bas dans l’échelle des revenus pour passer outre à ses injonctions. La mode affecte à peu près tous les domaines, du vêtement au mobilier en passant par la décoration, l’électro-ménager, la voiture et même les moeurs. La mode nous manipule en s’adressant non, comme nous le croyons, à notre sens esthétique ou de l’efficacité, mais à notre ego. La preuve: ce que nous avons trouvé beau hier, sans rien qui ait changé, devient ringard aujourd’hui et nous aussi par la même occasion si nous ne nous en défaisons pas au profit de son plus récent avatar. Le marketing peut ajouter à cela des promesses purement fantasmatiques, comme le montre la publicité télévisée des fabricants automobiles. Il jouera aussi sur le récit du progrès. Je me souviens de l’apparition du « Formica ». Tout soudain, à côté de cette matière lisse et brillante, facile d’entretien et à qui l’on faisait incarner la modernité, tous les meubles des grands-parents sont devenus affreux. Combien en a-t-on alors jeté au feu !

 


La sottise coercitive

« La mode nous renvoie
à cette vaste machine à conformer
qu’est la société. »

 

Avec ses sortilèges et son imposture, la mode nous renvoie à cette vaste machine à conformer qu’est la société. Je me rappelle qu’enfant je me rebellais quand - parce que je n’étais pas comme eux évidemment - on me donnait « les autres » en référence. « Mais enfin, pourquoi ne fais-tu pas comme tout le monde ! » Cette critique, appelant une masse obscure - « les autres » - à me juger, avait déjà pour moi un relent que je qualifierais aujourd’hui de sottise coercitive. Je n’ai guère changé, mais c’est une situation douloureuse quand on est tout jeune et que l’on ne peut pas à la fois se respecter soi-même et être en harmonie avec son milieu. D’autant que la sottise, dès la cour de récréation, verse facilement dans l’ostracisme et le harcèlement, comme si reconnaître à quelqu’un son droit d’être lui-même sans qu’il fasse de tort à quiconque, pût déranger le cours des planètes. Ramené à l’essentiel, cette sottise arrogante fait un scandale des personnes tant soit peu différentes et leur jette à la face : « Mais enfin, comment peut-on être comme tu es ! »

 

« Pour solitaires que nous puissions parfois nous sentir,
notre entêtement est nécessaire
car notre exemple est important. »

 

L’être humain a besoin à la fois d’authenticité et de reconnaissance, d’estime de soi et de fraternité. C’est pourquoi ce genre de situation, étant particulièrement pénible, peut engendrer des renoncements. J’en reviens à mon propos: en plaidant contre le gâchis et pour le respect des êtres vivants et des choses, j’invite à agir de manière encore très décalée par rapport aux valeurs et aux comportements dominants. Or, ceux-ci, à travers la pression sociale, peuvent à la longue nous décourager de nos plus sincères engagements ou nous les faire vivre dans l’insatisfaction et la gêne. Que vont penser mes voisins ou mes collègues quand ils vont apprendre que mes enfants se consolent chez eux du Nutella que je leur refuse à la maison ? De quoi vais-je avoir l’air avec ce vélo de grand-mère récupéré au fond d’un garage avant qu’il aille à la décharge ? Avec ce smartphone qui a déjà quatre ans ? Avec cette « caisse » digne d’un Gilet Jaune ? (5) Et le comble: avec ce jardin potager d’apprenti permaculteur encore balbutiant ? Quelles remarques dois-je me préparer à entendre dans cette rue digne de Wisteria Lane (6), où les pelouses taillées façon moquette et les sols cimentés ou macadamisés - « C’est plus propre, plus facile à entretenir! » - écrasent la pulsion de vie de l’humus ?

Vous avouerez qu’il y a là de quoi passer pour un original et même un intrus aux yeux des « braves gens qui n’aiment pas que / L’on suive une autre route qu’eux » (7) ! Être un original, une sorte d’hurluberlu, au surplus éventuellement désapprouvé, n’est pas facile à assumer. J’aime citer cette phrase de Rob Hopkins : « Nous avons besoin de nous raconter des histoires délicieuses sur l‘avenir ». Quelle histoire allons-nous raconter - et d’abord à nous-même - pour sauver, en même temps que notre engagement, le sentiment de notre dignité ? Je vais vous dire: qu’à la fin nous susciterons l’envie de nous imiter. Pour solitaires que nous puissions parfois nous sentir, notre entêtement est nécessaire car notre exemple est important. Il permet de fortifier ceux qui, autour de nous, pour le moment, ne se dévoilent pas et osent moins que nous. Nous ne savons pas les abandons invisibles que notre renoncement pourrait entraîner parmi eux. Et, pour nous fortifier, regardons ceux qui marchent devant nous sur la route du vrai progrès.

 

(1) https://www.lemonde.fr/les-decodeurs/article/2018/06/07/l... 

(2) Altitude: 188 mètres, mais c’est une expression locale.

(3) Cette expression a été contestée. Peut-être est-elle par trop métaphorique. Reste que du point de vue micro-biologique, nos sols ne sont pas en bon état: https://blog.defi-ecologique.com/interview-de-claude-lydi... 

(4) “Objets inanimés, avez-vous donc une âme qui s’attache à notre âme et la force d’aimer ?” Lamartine.

(5) Ceci est un clin d’oeil. 

(6) Rue où habitent les héroïnes de la série américaine Desperate housewives.

(7) Georges Brassens évidemment.

PJ: dessin de Mordillo.

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07/11/2019

Domaine Mas-del-Sartre, Nadaillac, le 11 novembre

 

 

Mon amie Dominique Viel y donnera, chez mes amis Martine et Pierre-Yves, une conférence de 10:30 à 11:30, suivie d'un échange convivial.

Si vous êtes dans la région et souhaitez venir, vous êtes les bienvenus, n'hésitez pas! (1)

 

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Dominique Viel

Spécialiste des enjeux écologiques,
actuellement présidente de groupes de travail pour le Ministère de l’Ecologie: sur la prévention des déchets sauvages, sur la réduction des déchets marins, et sur les ressources minérales de la transition énergétique,

Dominique, également administratrice de Sol et civilisation, a entre autres publié:
L’Ecologie de l’Apocalypse, 2006, Editions Ellipses,
Les Poissons, 2011, Editions Amyris,
Des articles, dont le dernier : « Tour d’Horizon des Enjeux Ecologiques », Cahiers Français, N°41, Documentation Française, 2017.

 

(1) Mais prévenez-moi ! 

 

 

26/10/2019

Entre l’autruche et l’apocalypse: choisir le bon récit

 



Les histoires qu’ils se racontent sont les logiciels d’exploitation des êtres humains. On parle souvent de «représentation du monde», mais l’expression évoque une image, comme un tableau, quelque chose de fixe, alors que la vie s’inscrit dans un mouvement du passé vers l’avenir et ne peut donc être représentée que par le mouvement, en conséquence par des récits. Ces récits, nous ne pouvons pas nous en passer. Sans eux, nous serions englués dans l’immédiateté et nous serions réduits à quelques réflexes instinctifs, du genre fuir, se battre ou se figer. Les histoires que nous nous racontons nous permettent de nous projeter au loin, dans le temps et dans l’espace, et de nouer, avec notre environnement et avec nous-même, des relations plus subtiles. Par dessus tout, elles proposent un sens - une signification et une direction - au mystère qu’est l’existence. Mais, en fonction de leur nature, elles nous propulsent ou nous enferment, elles nous conditionnent ou nous libèrent. Si l’on prend à la lettre le terme de logiciel « d’exploitation », une histoire peut être un outil d’asservissement. Le passé comme le présent regorgent d’exemples dans ce sens. Le plus redoutable de nos jours est que, dans notre monde occidental, la science a remplacé la religion comme référence transcendantale et que nous en sommes à produire des histoires qui se refusent à toute mise en question, comme celles que véhicule la doxa économique.

 

Changer de logiciel

Le 31 janvier dernier, à l’initiative de la Fabrique Narrative, s'est tenue à Paris une journée remarquable intitulée « Le 7e récit » (1). L’idée de ses promoteurs, au premier rang desquels mon ami Pierre Blanc-Sahnoun, était que, victimes de six récits qui ont produit le monde dont nous sommes aujourd’hui prisonniers et qui, au surplus, est en train de s’autodétruire (2), nous ne survivrons qu’à la condition d’en inventer un 7e qui emporte les esprits et les coeurs. Cette démarche, qui relève typiquement du courant des Approches narratives, rejoignait la conviction exprimée quelques mois plus tôt par Rob Hopkins (3), l’initiateur des Villes en Transition, lors des Assises de Sol & Civilisation (4): « Pour nous mettre en marche, il nous faut nous raconter, avait-il dit, des histoires délicieuses sur l’avenir ». Hélas! ce que je vois proliférer en progression géométrique depuis le début de l’année relève surtout de la grande famille des récits d’effondrement ou, pour utiliser le terme devenu commun, de la collapsologie (5).

 


De l’autruche à l’éco-anxiété

Avant d’aller plus loin, il me faut dire où j’en suis rendu de mes réflexions dans ce domaine. Depuis 1962 et «Printemps silencieux» (6), 1970 et le premier Rapport au Club de Rome, et malgré les nombreuses Cassandre qui se sont succédées depuis lors pour nous alerter, je n’ai pas perçu de progrès vraiment décisifs dans notre rapport au vivant et à la planète. Les six récits énoncés et dénoncés par Pierre Blanc-Sahnoun sont toujours à l’oeuvre avec un acharnement suicidaire. Peut-être ceux à qui ils profitent pensent-ils que la fortune qu’ils leur permettent d’accumuler leur donnera de jouir, le jour de la débâcle, d’une base de repli aussi douillette qu’inexpugnable. Les choses étant ce qu’elles sont et les humains ce qu’ils sont, j’ai tendance à partager le point de vue de l’historien et chercheur Jean-Baptiste Fressoz (7). Selon lui, nous sommes déjà rendus trop loin pour conjurer les périls qui se profilent. Croire que, maintenant, on peut s’en sortir en se mettant debout sur la pédale de frein est une illusion, une perte de temps et une erreur stratégique. L’espoir et la vie sont du côté de l’acceptation de ce qui viendra et de notre préparation. C’est un choix entre l’adaptation en survie et l’adaptation en évolution. C’est aussi le choix de l’histoire que nous allons nous raconter à partir de ce qui nous arrive.

 

Que l’on partage ce point de vue collapsologiste ou que l’on accepte seulement de considérer que notre situation est tout de même quelque peu préoccupante, reste que, ce dont nous avons besoin, ce n’est évidemment pas de récits qui évacuent la lucidité et nous aveuglent, comme ceux que la publicité nous dispense par tous les canaux imaginables. Mais pas davantage n’avons-nous besoin de récits qui nous brisent le coeur, qui sapent notre énergie et stérilisent notre imagination. « Je ne sais même pas si mes enfants verront leur majorité » déclarait il y a peu une jeune vedette du petit écran (8). Certes, cette déclaration pathétique est émouvante et il convient de ne pas s’en moquer. Elle témoigne d’un phénomène qui serait en train de se développer et que résume un néologisme réducteur: « l’éco-anxiété ». Mais cultiver l’éco-anxiété n’est pas ce dont nous avons besoin. Ce dont nous avons besoin, ce sont de récits qui, en respectant la lucidité indispensable, stimulent nos capacités de résilience. Des récits qui nous rendent en même temps joyeux et efficaces, créatifs avec enthousiasme, aventureux (9). Parce que, en réalité, ce que nous avons à démarrer est rien de moins que le chantier d’une nouvelle civilisation, d’une nouvelle alliance avec le Vivant, et si une telle perspective n’est pas jubilatoire, alors, que nous faudra-t-il ?

 

Effondrement ?

Le mot « effondrement » provoque instinctivement l’image d’un phénomène soudain et écrasant. Sur la côte vendéenne, pas très loin de la baie de Cayola, j’ai assisté à l’effondrement d’une maison. La première fois que je l’ai vue, je n’étais encore qu’un enfant, elle était déjà en ruine, ouverte aux quatre vents, envahie d’herbes et de sable. D’année en année, chaque été, je la retrouvais et elle me semblait à jamais figée dans cet état. J’ai vécu plus de la moitié de ma vie avant de constater sa disparition finale. Aujourd’hui, je ne saurais même plus dire où elle se trouvait. C’est avec cette notion du temps long qu’à l’invitation d’un très cher ami (10) j’ai donné il y a quelques années une conférence dont le titre dit tout du récit que j’ai commencé à me conter : « Crise ou métamorphose ? » J’y citais notamment le concept de Françoise Dolto: le «complexe du homard». Alors qu’il grossit, vient pour cet animal le moment de se dépouiller d’une carapace devenue trop petite. De ce fait, pendant un certain temps, il est en quelque sorte nu et vulnérable. Dolto utilisait cette image pour évoquer les inconforts de l’adolescence, entre l’enfant que l’on n’est plus et l’adulte que l’on n’est pas encore. On pourrait aussi prendre pour image l’effondrement de l’empire romain, qui s’est étalé sur plusieurs siècles, jusqu’à l’apparition d’une civilisation de nouveau stable. Je pense que, pour la construction d’un septième récit, il y a là un élément à prendre en compte - que l’on pourrait appeler « l’entre-temps ». Cet entre-temps inconfortable, éventuellement angoissant ou déprimant, est d’abord celui que nous vivons lorsque nous sommes entre deux Weltanshauungen, entre des représentations de la vie - de la réussite, de l’avenir, de ce qui est bon ou mauvais - qui relèvent de registres différents.

 

Le sol et l'âme (11)

Autour du concept de 7e récit, il m’est venu une autre réflexion. Comme un arbre pousse ses racines dans le sol et traverse des strates de plus en plus anciennes pour y puiser l’énergie de sa croissance, un nouveau récit peut avoir avantage à plonger ses racines dans des récits pré-existants, là du moins où ils sont encore vivaces. Ce n’est pas d’aujourd’hui que certains d’entre nous ont ressenti les carences narratives de notre société et sont partis à la recherche d’autres choses à se raconter sur la condition humaine que le « toujours plus » de la civilisation occidentale. Par exemple, au cours de ces dernières années, nous avons vu à plusieurs reprises des représentants des nations amérindiennes attirer dans nos salles de conférence un public non négligeable. Nous avons vu, entre autres, des indiens de Colombie, les Kogis, traverser divers cénacles et même faire la une d’un journal d’entreprise. Andreu Sole dans Créateurs de mondes nous conte la rencontre saisissante qu’a été pour lui la confrontation avec l’univers radicalement différent d’où ces visiteurs nous parlent. Cet intérêt pour des cultures lointaines n’est pas propre à la France : face à la menace de la gigantesque carrière projetée par Redland-Lafarge sur l’île de Harris (12), c’est un chef Mi’Kmaq que requerra Alastair McIntosh, l’enfant du pays, pour stimuler la prise de conscience des insulaires.

 

A la recherche d’âmes-soeurs

Sur un tel sujet, il vaudrait la peine de faire une incursion dans le domaine de la fiction, car celle-ci révèle souvent les aspirations qui nous hantent. Mais la matière est trop riche et, dans le cadre de cet article, il ne peut qu’être esquissé. Il me revient en particulier le souvenir de deux romans et d’un film qui me paraissent significatifs: Chaman de Jean Bertolino (13), L’Evangile du Serpent de Pierre Bordage (14) et Blueberry, de Jan Kounen. Inspiré d’une histoire vraie – celle de l’ethnologue suisse Bruno Manser - Chaman campe un missionnaire catholique qui, de la prédication de l’Evangile, passe à l’animisme et à la révolte. Il conduit la lutte contre les destructeurs de la forêt primaire indonésienne et crée rien de moins qu’un mouvement « éco-mystique » mondial. Dans L’Evangile du serpent, autour de celui qu’on surnomme le « Christ de l’Aubrac » - un jeune amazonien adopté par une famille auvergnate - toute une population découvre qu’elle est malade de son rapport au monde. Enfin, Blueberry met en scène un marshal alcoolique, torturé par son passé. Le casting comprend un véritable chaman, Kestenbetsa, de la tribu des Shipibos. Blueberry se conclut sur l’initiation chamanique du héros et sa vision du serpent cosmique qui relie l’ensemble des êtres. Judik, le personnage de Jean Bertolino, a appris quant à lui à percevoir l’esprit des arbres et à converser avec eux. L’invité Mi’Kmaq d’Alastair McIntosh fera, sur l’île écossaise, cette déclaration qui montre la convergence entre les exemples tirés de la fiction et des aspirations qui émergent au sein de notre société : « Grâce à nos aînés, cette génération-ci […] s’est éveillée de nouveau à la relation spirituelle avec la Terre Mère».

 

Il me semble cependant que, quelqu’enrichissantes ou réconfortantes que soient ces rencontres exotiques, elles témoignent surtout de notre sentiment de solitude et de l’effort que nous faisons pour trouver les âmes soeurs que notre nouvelle sensibilité ne décèle pas dans notre propre environnement culturel. Cependant, pour la vigueur des nouveaux récits dont nous avons besoin, je pense que l’enracinement, afin qu’il puisse « prendre » comme disent les horticulteurs, doit être plus proche de nous. Pour donner un exemple, dans le récit chrétien, la notion de transformation est fondamentale. L’amour de la Création et des êtres vivants est illustré par l’histoire et les poèmes de saint François d’Assise, le sens d’une humanité en évolution dans les écrits de Pierre Teilhard de Chardin. Indépendamment du lien que l’on peut faire entre les péchés capitaux et l’état actuel de l’humanité et de la planète (15), dans ce terreau de deux mille ans un « septième récit » n’aurait aucun mal à prendre. Il donnerait même un nouveau registre d’expression à un christianisme qui n’a plus à résister aux persécutions des Romains mais aux sirènes des « Big six ».

 

Mille et un septièmes récits

On peut rêver qu’un génie tel qu’Homère nous chante un jour la nouvelle Odyssée de l’humanité et que nous nous trouvions tous, où que nous soyons à la surface de la Terre, à la reprendre en choeur. Pour le moment, nous n’en sommes pas là et il faut nourrir notre imaginaire pour qu'il surmonte les conditionnements des "Big six" et nous anime face aux changements à venir ou à décider. Alors, ce que nous pouvons faire de plus pertinent, selon moi, est de stimuler la production de milliers de "septièmes récits" qui s'adaptent aux différents médias qui, jour après jour, déversent dans nos yeux et nos oreilles les mèmes des "Big six": les romans, les chansons, les films, les poèmes, les jeux vidéos, les feuilletons, etc.

 

Faute d’un Homère qui nous emporterait tous dans son lyrisme, je ne crois pas qu’il nous faille un septième récit unique. Ce serait démotivant, dangereux et contre-productif. L’humanité est diverse et il est souhaitable qu’elle le reste. Si l’on peut promouvoir quelques constantes transversales, nécessaires à tous les septièmes récits qui pourraient se développer en subversion des « Big six », il convient, selon moi, d’aiguillonner sans la monopoliser l’activité créatrice. Campbell, dans Le héros aux mille visages, nous a montré que la diversité des mythes n’empêchait pas une sorte de résonance par delà les époques et les lieux. Ne faisons pas avec nos septièmes récits l’erreur que nous avons faite avec le vivant. Si les graines que nous sèmerons veulent bien germer et porter fruit, gardons-nous d’en réduire les variétés comme nous l’avons fait des espèces animales et végétales. 

 

(1)

https://www.lafabriquenarrative.org/blog/communautes-narr... 

(2) Les « Big six »: la croissance infinie comme perspective unique, la rentabilité maximale pour l’actionnaire, la performance et la compétition incessantes, la dictature de la conformité et du changement permanent. 

(3) https://fr.wikipedia.org/wiki/Rob_Hopkins 

(4) https://www.soletcivilisation.fr 

(5) Encore qu’il y a de multiples courants y compris celui de l’Apocalypse joyeuse. 

(6) Rachel Carson.

(7) https://www.youtube.com/watch?v=lO0r5O4-2wU 

(8) Lucie Lucas, actrice principal de la série Clem: https://www.telestar.fr/people/video-lucie-lucas-et-la-fin-du-monde-peut-etre-que-mes-enfants-n-atteindront-pas-437696  

(9) C’est le cas des trois récits vécus que conte Béatrice Barras dans Chantier ouvert au public, Moutons rebelles et, le tout dernier, Une cité aux mains fertiles. 

(10) Jean-Marie Balout, hélas! prématurément décédé. 

(11) Emprunté au titre du livre d'Alastair MacIntosh, cf. infra. 

(12) Une des Hébrides.

(13) Jean Bertolino, Chaman, Presses de la Cité, 2002.

(14) Pierre Bordage, L’Evangile du serpent, Le Diable Vauvert, 2001.

(15) Cf. Ma série d’articles sur ce blog.