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20/12/2010

Conte de Noël

 

 

J’aime beaucoup ce petit conte que l’on attribue parfois à Gabriele d’Annunzio.

Un homme se promène sur un chantier. Il aborde un ouvrier et lui demande :

- Que faites-vous ?

L’autre de répondre :

- Vous le voyez bien : je taille une pierre.

L’homme poursuit sa promenade. Un peu plus loin, il aborde un autre ouvrier qui fait le même travail :

- Que faites-vous ?

- Je gagne ma vie.

Un peu plus loin encore, il en aborde un troisième :

- Que faites-vous ?

- Je construis une cathédrale.

Le même travail, le même labeur, la même pierre bien concrète, et, comme diraient mes amis « narrativistes », trois histoirisations différentes.

Que chacun d’entre nous se raconte une histoire qui lui est propre, c’est évident et cela ne surprendra personne. Histoire et identité sont le reflet l’une de l’autre. Ce qui est intéressant, c’est ce que cette « histoirisation » nous dit d’une attitude face à la vie, du champ qu’embrasse le regard et, peut-être, de la conscience de celui qui les produit.

« Je taille une pierre ». Peu importe, peut-être, la destination de la pierre, édifice sacré, prison ou résidence d’un bourgeois. Cette réponse-là, si frustre, est peut être celle d'une victime, entendez par là une histoire dans laquelle on se donne le rôle de la victime. C’est la pierre de Sisyphe. C'est peut être aussi une histoire de bof qui ne veut pas savoir de quoi il retourne. Celle, en d’autres temps, d’un  cheminot qui manœuvrera les aiguillages sans aucun souci de ce que le train transporte.

« Je gagne ma vie ». Cette histoire-là est un peu plus ouverte. Il y a le mot « vie ». Cette réponse parle peut-être même de solidarité familiale, d’affection, car, dans « ma vie », on peut mettre beaucoup de chose. Encore ne faut-il pas, à gagner sa vie, la perdre. Le cercle des humains avec lequel cet ouvrier ressent une solidarité, si tant est qu’il aille au-delà de sa personne, est restreint. Cela peut lui jouer des tours, car il est rare que l’on s’en sorte tout seul et « je gagne ma vie » est une histoire de solitude.

« Je construis une cathédrale ». Là, on a affaire à quelqu’un qui a besoin de donner un sens supérieur à ce qu’il fait. Cet homme ne peut se contenter du résultat matériel immédiat : une pierre taillée comme il se doit. Il ne peut se satisfaire de ce que cette pierre, une fois achevée, va lui rapporter en salaire. Il a besoin de se l’imaginer, de même que lui, insérée dans un ensemble, partie donnante d’un élan. Quand il évoque la cathédrale, c’est même plus que le monument qu’il évoque, c’est toute la vie à laquelle il va participer. Son regard embrasse large. Son sens de la responsabilité aussi.

Je m’en vais travailler, faire les courses ou placer mon argent : ces différents niveaux de conscience sont à ma disposition. Je peux agir comme une victime impuissante de la malédiction biblique. Je peux me soucier seulement d’en retirer le plus possible. Je peux m’inquiéter des conséquences de ce que je fais sur ma santé, mon bien-être, mon avenir et ceux de ma famille. Je peux me demander quel type de société mon labeur, mes dépenses et mes investissements encouragent. Je peux prendre le risque, comme disait Teilhard de Chardin, d’«aimer plus grand que moi ».

15/12/2010

Eloge de l'inégalité

De tout temps, les pauvres ont encombré les riches.

Les pauvres sont plus nombreux que les riches. Ils s’expriment mal. Ils n’ont pas de bonnes manières. Ils sont sales. Ils puent. Ils sont paresseux, serviles et hypocrites. Ils sont dangereux. En plus, justement parce qu’ils sont dangereux, les pauvres coûtent cher : si on prend le risque de les laisser aussi pauvres qu’ils le mériteraient, on peut se retrouver avec des jacqueries, des grèves, des émeutes, voire des révolutions. Donc, il faut sacrifier quelques miettes pour qu’ils se tiennent à leur place.

Cette inégalité du sort ne se laisse pas toujours dissoudre dans le cynisme. Alors, pour se donner la bonne conscience dont on a besoin pour rester riche ou l’être encore plus, on a inventé le karma, la prédestination, l’aumône, le darwinisme. Bref, si vous êtes riche, c’est que vous le méritez ; si vous êtes pauvre, c’est que vous le méritez.

Avouez qu’il n’a pas été facile d’être riche ces dernières décennies : les miettes à abandonner pour avoir la paix étaient de plus en plus grosses, elles finissaient par ressembler à des petits pains. Elles s’appelaient allocations familiales ou de chômage, cotisations de retraite, sécurité sociale, impôt sur le revenu et même – je rêve ! – impôt sur la fortune. Et j’en passe. Sous prétexte que vous aviez du bien ou que vous génériez du cash flow, des démocraties imbéciles prétendaient vous sucer le sang sans vergogne. A cela s’ajoutaient de ridicules mesures de protection. La fluidité du marché du travail, qui vous permettrait d’envoyer un ouvrier de Mazamet à l’île Maurice, avec à son salaire la retouche correspondante, a été ralentie par des règlements stupides. Arrondir sa fortune de quelques petits millions devenait un calvaire. 

Heureusement, une évolution, celle-là dans le bon sens, a commencé il y a quelques années. Il y avait à surmonter un sacré obstacle : cette satanée équation du père Ford. Pour le promoteur de la T, il fallait que la paie des ouvriers et le prix des biens produits par l’usine permettent à ceux-là d’acheter ceux-ci. On a d’abord réussi à déconnecter le revenu du travail du revenu du capital. Quelques dégraissages – les salariés, c’est bien connu, sont la graisse de l’entreprise, pas le muscle ou l’intelligence – quelques dégraissages ont limité la prétention de certains à mieux partager les fruits de la croissance. Puis, pour que ce ne soit pas trop douloureux et pour maintenir « la société de consommation » dont on avait encore besoin, on a développé le crédit. D’une pierre trois coups : les salariés peuvent jouir de plus de biens que leur salaire ne leur permettrait d’en acquérir, ils écoulent ce que le capital fabrique et ils enrichissent un autre magnat du Monopoly : la banque. 

Mais rendre les salariés emprunteurs plutôt que leur assurer des salaires plus élevés, cela restait du gagne-petit. La vraie trouvaille a été quand on a déconnecté la création de richesse de l’économie réelle, ce qu’en langage courant on appelle: faire de l’argent avec de l’argent. Même plus besoin d’avoir des consommateurs qui consomment ou des emprunteurs solvables – donc à qui assurer un revenu ! La cargaison d’un tanker change dix fois de propriétaire entre son port de départ et son port d’arrivée et on s’en met plein les poches sans que le volume de pétrole transporté ait varié d’un centimètre cube. On peut en faire de même avec les matières premières, les denrées alimentaires, les droits à polluer. On a appris à jouer et à gagner à la hausse comme à la baisse. Sur une tête d’épingle, le système et ses vassaux font des fortunes.

Les résultats sont là. Aux U.S.A., au cours de ces dernières années, les pauvres sont devenus plus nombreux et de plus en plus pauvres, les classes moyennes s’enfoncent nettement. A l’inverse, les riches, guère plus nombreux qu’hier, voient leur fortune se multiplier plus généreusement que les pains et les poissons bénis par le Christ. La brèche est ouverte. L’histoire ne fait que commencer.

Le troisième coup de génie a été, le système financier ayant connu une embardée, de faire cracher les Etats. On leur a fait valoir que la faillite générale du système bancaire engendrerait un séisme qui emporterait tout. Transis d’effroi, ils ont mis la main au portefeuille. Comme jamais ils ne l’auraient fait, notez-le bien, pour lutter contre la misère.

Les spéculateurs ont alors saisi qu’ils pouvaient désormais jouer contre les Etats qu’ils avaient affaiblis. Malheureux pays qui avez vécu à crédit, vous voilà à passer sous les fourches caudines de ceux que vous venez de sauver ! La Grèce est garrotée, asphyxiée. Dans le couloir des usuriers, les « pigs » se pressent. Le Royaume-Uni, exemplaire, adopte une politique d’austérité qui mettra ses sujets à genoux. Vous voyez la boucle qui se referme ? Pour sauver la note qui décide des taux d’intérêt appliqués à la dette publique, une seule solution : en finir avec les politiques sociales. C’est le retour de pauvres moins coûteux.

Nous ne sommes pas au bout du film cependant. Il reste un obstacle sur la route du capitalisme financier: cette Union européenne qui, malgré son imprégnation libérale, représente encore une tentative de régulation de la jungle. Mais, pour la puissante Allemagne, l’Euro est un joug qui la force à faire attelage avec des canards boiteux que les spéculateurs harcèlent à propos. Quelle tentation de revenir au Mark ! Or, que vole en éclat l’Euro et l’Union européenne se dissoudra et avec elle le témoin encombrant d’une société qui aurait pu être plus juste.

Jamais la ploutocratie mondiale n'a manifesté une telle voracité. Jamais elle n’a voulu payer moins d’impôts. Jamais elle n'a refusé avec autant de détermination toute forme de régulation. Jamais elle n’a acheté autant de kilomètres de côtes et de milliers d’hectares qu’en ce moment. Jamais il n’y a eu autant de milices privées pour si peu d’armées de conscription. Ce ne sont plus les régimes démocratiques, représentatifs d’une communauté nationale et d’un intérêt général qui structurent le monde. Ce sont les puissances d’argent à qui les Etats ont commencé de tout abandonner, y compris la santé et la police. Le monde sera bientôt organisé pour les riches. Dans notre pays, alors que la pauvreté s’étend, on réduit le soutien que l’Etat apportait au logement social en même temps qu’on interdit les habitats de fortune : l’essentiel, désormais, c’est que les trottoirs soient propres.

06/12/2010

Evasions

 

Les générations qui nolens volens vont quitter la scène ne supportent pas que la jeunesse puisse construire un autre monde - matériel et idéologique - que celui qu'elles laissent. De tout temps, les princes, comme pour se survivre, ont voulu enchaîner l’avenir. Ceux d’aujourd’hui n’échappent pas à la règle. Mais l’impermanence reprend toujours le dessus et à chaque nouvelle génération il est donné sa chance d’être un peu l’auteur du monde dans lequel elle va vivre.

Je veux donc croire que les princes qui règnent aujourd’hui n’empêcheront pas la métamorphose. Le monde que nous laissons à nos enfants et à nos petits-enfants est intrinsèquement inviable et injuste. Inviable : la croissance dont on attend le remède au chômage, à l’appauvrissement et au déclin de nos systèmes de protection sociale, cette croissance détruit l’écosystème dont nous dépendons. Pour cuisiner notre junk food nous brûlons le bateau qui nous porte. Injuste: ce monde est fait d’institutions, de comportements, mais aussi d’idées et d’idéologies. Au nom de l’infaillibilité des marchés, nous avons dérèglementé. Cela n’a servi qu’à rendre plus riches les riches et plus pauvres les pauvres - et surtout plus puissants ceux-là, plus faibles ceux-ci. La concurrence, dont les exigences - nous a-t-on prêché - sont source de tout progrès, a mis l’humanité à la botte des compagnies globales et des financiers.

On pourra me citer des interstices où l’exception confirme la règle. Je conseille de lire Un monde nouveau, le rapport de Federico Mayor, et j’invite à regarder l’évolution de la répartition des fortunes et des revenus aux Etats-Unis au cours de ces dernières années (cf. http://www.youtube.com/watch?v=H5OtB298fHY&feature=pl... ). S’il en est besoin, on peut aussi relire l’histoire des subprimes et attendre ses prochains épisodes.

Parallèlement, notre civilisation – si on peut encore lui donner ce nom – s’efforce de produire des obsédés de biens matériels et de paraître, qui soient en même temps de bons petits soldats. Des hommes et des femmes qui, chaque jour, se renoncent, abandonnant leur « temps de cerveau disponible » au nouvel opium du peuple que dispensent les médias et la publicité. Des hommes et des femmes pour qui la réussite consiste à toucher les gages et à porter la livrée dorée d’un valet du système. Cela tandis qu’à leur porte, chaque jour, d’autres humains se zombifient pour pouvoir survivre, acceptant ou mendiant des jobs de plus en plus creux afin simplement de payer leurs crédits et leur loyer et de préserver un minimum de dignité. La classe moyenne, dont l’importance et le niveau de vie sont le signe du progrès social, est en train de décrocher chez nous comme elle a déjà encore plus nettement décroché aux Etats-Unis. Or, comme dit le proverbe, quand les gros maigrissent, les maigres meurent: un peu plus loin, mais pas tant que cela, d’autres humains de plus en plus nombreux perdent pied. Ils dorment sur les bouches de métro ou se sont habitués à vivre d’activités plus ou moins criminelles dans les zones que la République préfère abandonner.

Il y a des paradoxes insupportables. Les spéculateurs prétendent qu’il faut mettre les peuples au régime alors qu’une pincée d’oligarques s’attribue année après année des parts de plus en plus grandes du gâteau de la croissance. Il faut soutenir la sacro-sainte consommation, mais, plutôt que leur en donner les moyens par du travail et des salaires, on préfère que les pauvres empruntent. A Paris, pendant que l’on retrouve dans les poubelles – à l’instar des autres grandes villes d’Europe - 40% de la nourriture produite, un jeune homme ou une jeune femme qui travaille honnêtement pour un SMIC, n’a plus un sou en poche une fois payé son loyer. A moins qu’il ou elle se loge au diable vauvert et rajoute trois à quatre heures de transports quotidiens à son temps de travail. Le mot d’ordre de ce monde semble bien être le Vae victis ! de Brennus.

Le système qui a produit ces règles du jeu tient bon car les fortunés et les politiques font désormais chambre commune. C’est qu’il s’agit pour eux de conserver la haute main sur ce que le philosophe allemand Peter Sloterdijk appelle « le parc humain ». Mais on ne retient pas l’eau, même en serrant les poings. Les nouvelles générations n’ont pas notre naïveté. Comme le dit la Bible : les parents ont mangé des raisins verts et les enfants ont eu les dents agacées. Les jeunes gens qui arrivent sur le marché du travail ont déjà commencé à refuser le parc qu’on leur destinait. Ils sont désormais moins nombreux ceux qui, pourvu qu’on les paie, se désintéressent des activités et de l’éthique de leur employeur. Ils le sont encore moins ceux qui, par besoin de reconnaissance, sont prêt à accepter n’importe quoi des chefaillons, cultivant même le syndrome de Stockholm. Certains sociologues les appellent « la génération Y ». Quel que soit le nom qu’on leur donne, les exemples se multiplient de jeunes gens brillants, qui pourraient entrer dans de grandes compagnies aux enseignes flatteuses, et qui choisissent une autre aventure, celle de l’art, de l’humanitaire, du care, de la micro-entreprise, voire de l’agriculture paysanne. Au risque d’être dépossédés d’eux-mêmes, ils préfèrent celui d’une moindre sécurité et d’un mode de vie plus modeste.

Il n’est pas étonnant qu’un feuilleton comme Prison break ait eu du succès. Il faut toujours se demander ce qui entre en résonance quand une histoire ou un film rencontrent la faveur d’une large audience. Prison break parle symboliquement de l’inconscient d’une population qu’un obscur sentiment d’injustice et de rébellion commence à habiter. Prison break, comme son titre l’indique, parle de briser les barreaux de la cage, de s’évader du parc des prisonniers. Ceux qui veulent léguer un monde ne varietur ont du souci à se faire.