05/02/2011
Homérisation (1)
Je commence à éprouver une singulière répugnance devant le mainstream publicitaire qui a inondé nos écrans de télévision. L’être humain – nous, en l’occurrence ! – y est représenté systématiquement de manière pitoyable. Dans ces clips, la rencontre de n’importe quoi, pourvu que ce soit quelque chose qui génère des flux financiers pour les annonceurs, projette instantanément hommes, femmes, enfants, familles et réunions amicales dans des orgasmes grotesques.
Le problème que je soulève là n’est pas celui du ridicule. Je me place – pardonnez-moi du peu - dans le registre anthropologique. De ce point de vue, la question, aujourd’hui, c’est moins les objets qu’on nous vend – quelle boîte de petits pois choisir ?, comment payer le juste prix, etc. - que les effets sur nous des histoires qu’on nous raconte en vue de nous les faire acheter. Une des caractéristiques de l’humain, c’est sa plasticité. Quels sont les effets de cette irradiation quasi-permanente sur les structures psychiques et les comportements ? Nous sommes dans le monde même que dénoncent les Simpson (la série télévisée de Matt Groening). Nous sommes en voie d’homérisation.
On me dira que tout cela, c'est de l'humour, cela se prend au deuxième degré voire au troisième. D’abord, je n’en suis pas si sûr. L’inconscient ignore ce genre d’exercice et le conscient a besoin d’entraînement pour le pratiquer. Ensuite, même la prise de distance laisse quelque chose que je juge empoisonné : une sorte de sentiment de dérision dont nous sommes les victimes. Accepter que le monde marchand nous mette en scène de manière aussi ridicule, accepter que l’on se moque de nous et en rire, quand ce n’est pas l’œuvre d’un Molière qui nous tend un miroir, qu’est-ce que cela cache ? Qu’au fond, peut-être, notre vie, nous-mêmes, nos amours, nos projets, tout cela est de l’ordre du dérisoire. Après tout, se trahit peut-être là tout simplement le regard que portent sur nous ceux qui veulent nous vendre leur camelote.
11:00 | Lien permanent | Commentaires (6)
30/01/2011
De Transitions en Commencements...
Un peu de publicité...
Comme nous ne disposons plus du moindre exemplaire papier du numéro 2 de Transitions, nous en avons mis en ligne une version numérique, en accès libre, à cette adresse:
http://co-evolutionproject.org/index.php/2011/01/le-numer...
Bonne lecture!
17:49 | Lien permanent | Commentaires (2) | Tags : transitions, commencements, économie, écologie, modes de vie, prospective
29/01/2011
Flavia
Flavia m’est apparue, dans un train de banlieue, alors que je rentrais chez moi un soir d’hiver. Il y avait, dans un coin de la voiture, une poignée d’adolescents qui s’esclaffaient bruyamment, usant d’un vocabulaire qui, en une demi-heure de trajet, n’a guère mobilisé plus d’une trentaine de mots. Le langage de ces gamins, en outre, empruntait largement au registre sexuel et scatologique. Mais, plus que la pauvreté du vocabulaire et sa grossièreté, ce qui, je m’en rendis compte, me perturbait le plus, c’étaient les distorsions de rythme et d’intonation infligées à notre langue. En comparaison de ce français des banlieues, le patois ch’ti aurait semblé harmonieux. Bref, assis dans mon coin, le nez dans mon livre, je ne pouvais me défendre d’un agacement épidermique. Tout en ressentant confusément qu’il y avait quelque chose de faux dans ma réaction…
C’est alors que Flavia m’est apparue. Entendez par là qu’elle m’est venue à l’esprit, car Flavia est une patricienne romaine du IIIème ou du IVème siècle après Jésus-Christ – je n’ai pas pu la dater plus précisément. Flavia est, dans son époque, une sorte de Madame Verdurin. Elle a d’excellentes manières, des relations dans la bonne société de Rome, et elle s’enorgueillit de parler, avec l’accent juste, un latin châtié. Elle tient une sorte de salon où des poètes - dont l’Histoire n’a retenu ni les noms ni les œuvres - viennent déclamer leurs œuvres. Cependant, à l’insu de Flavia, le latin qu’elle parle est un peu moins pur que celui de ses parents et grands-parents.
Une des caractéristiques de Flavia est d’avoir des oreilles hypersensibles. Elle ne revient jamais d’une expédition au sein de la magna turba urbaine sans gémir de ce que ses tympans délicats ont enduré. C’est que l’Empire, au maximum de son étendue, laisse ou fait entrer, de plus en plus nombreux, de ces Barbares qui habitent les régions conquises. Ce sont des gens sans manières, au mieux des rustauds. Ils sentent fort, ils jurent et ils parlent du gosier. Flavia, qui est sur le retour, commence à avoir des idées fixes et à se répéter. C’est ainsi que, chaque fois que vous lui rendrez visite et même si c’est chaque jour, elle vous racontera, avec des frissons de dégoût, qu’elle a encore entendu le vulgaire mot « cruche » - testa – utilisé pour désigner le chef d’une personne, en lieu et place du noble caput. Elle a même surpris des enfants de bonne famille qu’avait contaminés cette horrible façon de parler ! Arrivée à ce point de son récit, d’ailleurs, son émotion est souvent trop forte, et notre patricienne menace de défaillir sur ses coussins.
Bien que Flavia dramatise beaucoup, elle ne va cependant pas assez loin. Elle n’ose pas imaginer la fin de son histoire : que ce latin qu’elle respecte, qu’elle aime, qui est l’âme de son identité, finira par devenir une langue morte. Il y faudra juste quelques siècles. Mais, si cette pensée l’effleurait, elle pourrait devenir folle furieuse ou se suicider.
Ridicule, Flavia ? Et si, ce à quoi nous assistions à notre tour, c’était la fin de notre langue, la mort programmée du français, vous en diriez quoi ? J’ai posé la question, il y a quelque temps, à un jeune historien. Etrangement, cet homme, qui me semblait rôdé à penser en termes de siècles et de millénaires, renâclait devant l’hypothèse. Nous avons, me disait-il, conjuré cela en formalisant, par exemple, nos règles de grammaire. J’entends bien, mais un livre que personne ne lit, des règles que de plus en plus de gens ignorent et dont, d’ailleurs, ils se moquent comme d’une guigne, en quoi cela peut-il sauver une langue ? Et, d’ailleurs, combien de langues ne meurent-elles pas, aujourd’hui, chaque année, tuées par le globish ou par l’extinction des peuples que notre mondialisation asphyxie? Il est vrai que tenter de penser sa propre mort n’est pas facile.
Malgré que nous en ayons, l’entropie est une loi de notre monde. Tout ce qui est né mourra. C’est une question de temps. Ne croyez pas que cela me réjouisse ! Mais, si le latin n’était pas mort, aurions-nous aujourd’hui notre propre langue ? Aurions-nous le français, l’italien, l’espagnol ? Aurions-nous les chefs-d’œuvre qu’ils ont produits ? Sûrement, d’autres langues attendent dans les coulisses de l’Histoire que la scène se libère pour faire leur entrée. Elles produiront à leur tour d’autres chefs-d’œuvre, d’autres beautés – et, plus important encore et nécessaire, d’autres façons de penser.
Vision vertigineuse. J’ai une tendresse complice pour Flavia et ses émois.
09:49 | Lien permanent | Commentaires (9)