09/03/2011
Réalités diminuées
La réalité augmentée, c’est lorsque, vous promenant dans une ville inconnue, vous disposez d’informations qui se superposent à la perception des lieux que vous parcourez. Vous portez par exemple des lunettes qui, lorsque vous regardez tel monument, vous affichent son nom et sa date de construction. Si vous êtes à Provins, vous pourrez lire en surimpression : « Tour de César, XIIème siècle ». Si vous vous flânez dans un arboretum, ce sera : « Ginkgo biloba, arbre aux mille écus, Japon ». Vos lunettes reconnaissent le lieu où vous êtes, ce que vous regardez, et elles le combinent avec les informations qu’elles tirent d’une base de données.
Anne-Caroline Paucot - http://www.dicodufutur.com/ - qui n’est jamais en manque d’imagination, proposait que l’on dispose à l’inverse de lunettes « à réalité diminuée » pour s’épargner des perceptions désagréables. Ainsi, l’on allègerait certaines réunions en gommant les stupidités qui s’y disent et les grimaces des hypocrites.
En fait, notre appareil cognitif combine déjà les deux modes : réalité augmentée ou réalité diminuée. On sait par exemple maintenant que ce que nous prenons pour la perception pure d’un objet résulte en fait, pour 75% au moins, d’une reconstruction du cerveau. A partir de quelques détails significatifs, celui-ci identifie l’objet probable et rajoute des pixels comme un peintre remplit les blancs de sa toile. On voit les avantages et les inconvénients de ce mode opératoire. Il est économe et rapide, mais peut porter à l’erreur, comme ce maréchal de Napoléon qui, apercevant dans un couloir sombre une statue voilée, crut avoir affaire à un fantôme. Il peut aussi laisser de côté les signes de changements lents au profit d’une image stable, surtout si elle nous rassure. « Du pétrole, il y en aura toujours. »
Dans le registre de la réalité diminuée, vous avez sans doute vécu cette expérience désespérante d’être pour certaines personnes - parents, hiérarchiques, enseignants – et malgré les années, les épreuves, les efforts, le travail sur soi, « toujours le même ». « Tu ne changeras jamais ! » L’effet Pygmalion ici ne joue pas en faveur de l’évolution ! Vous connaissez sans doute aussi des gens qui regardent toujours le monde à travers la même fenêtre. Quelque information qu’ils puissent avoir sous les yeux, rien n’entrera jamais dans leur esprit qui ne soit en accord avec leurs préjugés. J’en connais qui ne voient, partout, que multiplication de femmes voilées, et d’autres que lendemains qui chantent grâce à la science et à la technique. Réalité augmentée ou diminuée ?
Dans mon domaine, celui de la prospective et de l’intelligence stratégique, j’ai principalement affaire à deux attitudes : on ne voit que ce qui change ou on ne voit que ce qui ne change pas. Ce qui change et ce qui ne change pas peut d’ailleurs être l’objet d’un traitement sélectif au sein d’un même individu: dans un domaine, il ne verra que ce qui change, dans un autre que ce qui ne change pas. Une majorité, globalement, me semble portée à ne pas voir la portée possible de ce qui change. Pour elle, demain sera comme aujourd’hui. Tout au plus vous concèdera-t-elle quelques % de variation : peut-être y aura-t-il un peu moins de sel et un peu plus de poivre, mais, dans l’ensemble, c’est la même recette, le même goût. On a l’impression que ces gens-là n’ont pas de perspective historique, qu’ils ont oublié combien le monde a changé en cinquante ans, et qu’ils n’admettent pas qu’il puisse connaître des changements de même ampleur. Surtout, ils ne peuvent pas imaginer que la course de l’Histoire puisse bifurquer.
Lorsque vous animez un exercice de prospective, les participants qui ont cette structure mentale constituent un frein permanent. Impossible pour eux, même par hypothèse, que demain soit radicalement différent d’aujourd’hui ! Ils freinent des quatre fers et empêchent les autres d’avancer. Tout ce que vous pouvez relever comme « signaux faibles » est renvoyé dans l’insignifiance : « Oui, mais vous avez vu les chiffres que vous donnez, c’est marginal ! » Impossible même de leur faire accepter qu’une constellation de signaux faibles puisse suggérer une forme en émergence. Il me reste alors à leur rappeler l’improbabilité, selon leur mode de raisonnement, qu’un spermatozoïde de 5 microns et un ovule de 60 puissent devenir un lourdaud de cent cinquante livres !
Notre malheur est en partie là, dans ce refus de suspendre notre jugement pour nous rendre perméable au futur. Ce refus nous condamne à attendre que les évènements se produisent et à en être les jouets.
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25/02/2011
Les héritiers de Malebranche
Malebranche (1638-1715), caricature de Descartes dont il se voulait l’héritier, avait beau jeu de battre sa chienne en affirmant que les cris de la bête n’étaient pas la manifestation de la douleur mais les simples grincements de la machine. Qui pourrait rationnellement le contredire, qui pourrait prétendre : « Je sais ce que l’animal ressent » ? Quelque empathie que l’on puisse avoir, on ne ressent jamais ce que ressent l’autre, on ne peut que l’imaginer. C’est une chose d’avoir la migraine, c’en est une autre d’avoir un enfant qui se plaint d’un mal de tête au moment de partir à l’école. Dans un cas, vous n’avez aucun doute sur la réalité de la douleur, dans l’autre vous en êtes réduit à décider ou non si elle est réelle. Pour avoir ainsi laissé la raison l’emporter sur l’empathie, j’ai commis un jour une erreur cruelle. La raison nous fait homme, mais elle ne nous fait pas humains. Parfois, c’est même le contraire. Comme l’écrivait le philosophe Alain : « Un fou, ce n’est pas quelqu’un qui a perdu la raison, c’est quelqu’un qui n’a plus que la raison ». Si vous avez des doutes, relisez « Les bienveillantes ». Et rappelez-vous que, jusque fort avant dans le XXème siècle, on opérait les nouveau-nés sans anesthésie, partant d’une conviction scientifique analogue à celle de Malebranche : leur système nerveux était jugé trop peu développé pour ressentir la douleur.
Dès lors qu’on s’en remet à la rationalité pour juger d’une douleur qu’on ne ressent pas soi-même, on se donne une formidable autorisation de faire ou de permettre n’importe quoi. En outre, moins l’autre me ressemble, plus je peux imaginer qu’il ne ressent pas ce que je ressentirais dans la même situation. Emouvez-vous, par exemple, des conditions d’abattage des animaux et vous aurez toujours un subtil convive pour s’exclamer, des trémolos goguenards dans la voix: « Moi, c’est le cri de la laitue qu’on arrache à sa plate-bande qui me déchire le cœur ». Notez que ce sera souvent le même bof qui frisera l’hystérie en évoquant les musulmans qui, à l’Aïd el Kebir, égorgent un agneau dans la baignoire. Mais c’est peut-être la baignoire qu’il plaint : toute rationalité a sa cohérence. Au vrai, stricto sensu, personne ne peut se mettre dans la peau du porc ou dans le cœur de la laitue. On ne peut pourtant en rester là. Pour moi, cela signifie une chose : la rationalité est une lumière qui peut aveugler.
Tout cela pour en venir à ce que je considère comme une des hontes actuelles de notre espèce : la façon dont elle traite le monde animal. Je ne fais pas ici référence à des cas isolés, même s’ils sont odieux, par exemple ces gamins qui, pour rire un bon coup, ont mis le feu à un chien ou jeté un chat sous une voiture qui passait. Ce sont des horreurs marginales et que nous savons aussi bien infliger à nos semblables. De même, je laisserai de côté, pour aujourd’hui, la façon dont nous dévastons les biotopes et détruisons les espèces un peu partout. Je veux parler de faits accomplis chaque jour à l’échelle industrielle, de faits intégrés au fonctionnement normal de nos sociétés et dont nous sommes les bénéficiaires quotidiens. Je ne donnerai que deux exemples parmi beaucoup. Dans la plus grande usine à poulets du monde, aux Etats-Unis, une machine tourne en permanence pour broyer vivants les poussins mâles : ils ne présentent aucun intérêt puisqu’ils ne pondent pas. 145 000 par jours. Vous pouvez aller vérifier : http://www.notre-planete.info/actualites/lireactus.php?id.... Oui, je sais : des poussins, ça ne doit pas ressentir grand-chose, ça va sans doute très vite, et « on n’est pas dans le monde de Walt Disney ». Merci, celle-là, on me l’a déjà faite. Pour moi, ce rapport que nous établissons au vivant, traité comme du non-vivant, est tout simplement moche et avilissant.
Mais revenons près de chez nous. Vous pensez peut-être que la production de viande porcine, dans notre pays épicurien, est essentiellement l’affaire de petits élevages familiaux. Toute la publicité, les étiquettes, les illustrations, les clips, suggèrent autour de la côtelette ou de l’andouille une atmosphère de « tradition ». Cependant, afin que celles-ci arrivent dans votre assiette au meilleur prix - tout en rémunérant aussi convenablement que possible la filière concernée jusqu’au distributeur- 96% des 25 millions de porcs qui sont abattus chaque année en France n’ont jamais foulé le sol naturel, jamais mis le groin à l’air libre. Les bêtes passent leur vie dans des stalles où elles peuvent seulement se lever et se coucher, sans la possibilité de faire aucun autre mouvement. On les gave évidemment d’antibiotiques pour prévenir les épizooties qui, dans un tel confinement, deviendraient explosives. Ce n’est pas tout. Comme les hormones mâles laissent un léger goût à la viande que le consommateur moderne – paraît-il - n’apprécie pas, on castre les porcelets. A vif. Cela va plus vite et coûte moins cher. Comme, en outre, leur concentration excessive induit chez les animaux une compulsion à se dévorer, on leur coupe la queue et leur meule les dents. A vif aussi. Il est vrai que, si l’on s’en rapporte à Malebranche, déjà cité, ils ne sentent rien du tout. Quant aux porcelets jugés non viables, on les prend par les pattes de derrière et on les assomme contre un mur.
Vous en pensez ce que vous voulez. Je ne suis pas végétarien. J’ai, comme vous, une dentition d’omnivore et j’aime bien rôtis, grillades, charcuterie et plats en sauce. Mais, désormais, je boycotte à ma table tout morceau de cochon issu de l’élevage industriel. Ce n’est pas parce que manger de l’animal est naturel que nous devons traiter les bêtes n’importe comment. Je préfère payer plus cher et en manger moins souvent. En plus, mon médicastre m’assure que ce sera tout aussi bien pour ma santé.
« Moins de tout, mais de qualité », en définitive c’est peut-être la devise d’une décroissance digne et heureuse.
http://www.notre-planete.info/actualites/actu_2713_elevag...
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22/02/2011
De l'ordre...
Qu’il soit inique ou oppressif, en toute saison les privilégiés d’une époque préfèrent l’ordre. L’ordre, c’est rassurant. A tout le moins quand on en est le bénéficiaire : il nous garantit le maintien de nos avantages et de nos menus plaisirs et tant pis pour ceux qui sont moins bien lotis. Il faut voir les doctes considérations de certains à propos du vent de liberté qui souffle sur la rive sud de la Méditerranée : l’économie commence à souffrir, mauvaises perspectives pour le tourisme, les marchés s’inquiètent, les statistiques, etc. C’est qu’il y a beaucoup de privilégiés, des grands et des petits, pour qui l’accès des peuples à la démocratie est moins que secondaire. Oui, même nous, vous et moi, quand nous nous sommes fait du souci pour nos vacances, nous avons eu un réflexe de privilégiés. « Enfin, mon cher, ces gens-là, de quoi se plaignent-ils ? Nous leur apportons nos sous quand même. Ils croient qu’ils vont s’en sortir s’ils ruinent le tourisme ? N’est-ce pas déraisonnable ?» Pour un peu, on croirait entendre parler d’enfants qui ne veulent pas quitter la cour de récréation pour revenir aux choses sérieuses - comme de travailler pour leurs maîtres, ceux de chez eux et ceux d’ici. « Ils n’ont pas de pain ? Ils n’ont qu’à manger de la brioche ! » Et s’ils préfèrent se serrer la ceinture pour reconquérir leur liberté ?
Certes, le désordre est redoutable. En tout premier lieu, il est destructeur de certitudes. La question qu’il nous pose et que nous n’aimons pas : et si nous devions changer d’avenir ? Les perspectives dans lesquelles nous nous étions installés, d’une reconduction illimitée d’un présent qui nous va si bien, ne sont plus gravées dans le marbre de nos palais. Oui, j’entends bien : le désordre ouvre bien sûr la porte au meilleur comme au pire. Nous en savons quelque chose, nous, les Français, les apôtres de la démocratie, qui sommes passés de la Terreur à Bonaparte puis de Bonaparte à Napoléon. Cependant, il est le prix à payer pour passer d’un état social à un autre. Est-ce la faute des peuples si le désordre est sur la route de la liberté et de la justice ? Non, c’est la faute de ceux qui refusent de desserrer l’étau. Quand on ne veut pas d’une évolution, on finit par avoir la révolution. Cela peut prendre du temps, faire verser beaucoup de sang, mais c’est inexorable. Je me souviens de Jules Roy, à Vézelay, en 1971, nous contant le projet du gouvernement Blum pour la démocratisation de l’Algérie. Ce projet a été rejeté par les privilégiés d’alors. La sanction a mis une vingtaine d’années à tomber. On la connaît. Par le choix de conserver les avantages immédiats, on a liquidé l’avenir.
Un peut partout et depuis quelques années, il semble que les privilégiés de notre époque s’inquiètent. Leur peur du désordre se ressent même dans notre pays : ce qui s’est passé récemment à Anduze ou devant le tribunal à Toulouse, relève de tout sauf d’un pouvoir serein et débonnaire. Comme s’il fallait vite éteindre la moindre étincelle, de peur qu’elle mette le feu aux poudres. Et sans doute a-t-on raison de le craindre. Alors que, malgré les agitations de nos inconsistants de service, la précarité et l’appauvrissement gagnent, le législateur marque une tendance croissante à obliger d’une main et à interdire de l’autre. Alors, que le bol se remplisse au point de déborder, ce n’est point surprenant.
Des exemples ? Il y a la multiplication de ces misérables trop voyants qui font… désordre dans le paysage, multiplication qui au surplus risque de nous révéler ce qui se passe. Alors - suivez mon regard ! - on légifère. Au-delà de la protection du paysage contre la présence de gueux de tout poil, on ressent aussi – mais là c’est du billard à trois bandes – comme une volonté de nous cantonner aux produits et services de l’industrie de haut vol. On a ainsi des lois, des décrets, des décisions publiques, qui protègent les forts – par exemple les grands semenciers – de la modeste liberté des faibles. Demandez aux gens de Kokopelli ou aux homéopathes ce qu’ils en pensent. Le soupçon d’activités sectaires est aussi très à la mode : out of the blue, on envoie la force publique chez des gens dont le seul crime est de produire des modes de vie allergiques aux artefacts de l’époque…
Les plus riches – les hyper-riches – se doutent quand même qu’il y a du risque à en vouloir toujours plus. Ces dernières années ils ont acheté d’immenses domaines, des kilomètres de rivages, aussi loin de tout que possible. Ils s’y construisent des châteaux-forts, y cultivent de quoi vivre en autarcie et recrutent des milices. Leur vision de l’avenir serait-elle celle d’îles bienheureuses, au milieu de l’océan d’une magna turba exploitée, vaccinée et anesthésiée ? Milice ou pas, comment voulez-vous que cela ne se termine pas à la fourche ?
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