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03/04/2011

Fukushima

Je ne sais pas si, ces derniers jours, vous avez essayé de vous imaginer habitant les parages de Fukushima, mettons depuis un demi-siècle.  Dans les années 70 et 80, vous auriez vu s’ériger et s’étendre la centrale. Auriez-vous ressenti de l’inquiétude en vous souvenant que l’entrée dans l’Histoire du nucléaire, ce sont les bombes de Nagasaki et d’Hiroshima qui ont frappé votre pays, avec toutes les retombées bien au delà du largage fatidique ? Mais sans doute vous aurait-on expliqué qu’il n’y avait rien à craindre, que c’était du « nucléaire civil », que la technologie était parfaitement maîtrisée grâce à la compétence des chercheurs, des ingénieurs et au sérieux de la mise en œuvre, contrôlée par les organismes adéquats. Que, de toute façon, comment entrer en croissance, construire un pays prospère, créer de bons emplois, préparer un avenir radieux pour les jeunes générations - et, peut-être même, prendre au plan économique la revanche sur la défaite des armes - sans se donner les moyens d’une énergie sans limite ? Aujourd’hui, alors que la vie et la santé de millions de gens et la vôtre sont en jeu, vous demanderiez-vous si cela en valait vraiment la peine ? Trouveriez-vous que le sinistre a été largement compensé par les décennies de progrès et de croissance, par les millions d’appareils photos, de postes de télévision et de voitures vendus chez vous et à l’Occident ?

 

Fukushima doit être le début d’une réflexion approfondie. On vient de voir que le drame a frappé plus de quarante ans après la décision de créer la centrale et que ses conséquences, si l’on consent à un travail acharné et dangereux, vont s’étaler encore sur plus d’un siècle. Plus de six générations sont ainsi impliquées dans l’affaire. Un ingénieur m’objectera sans doute que le problème de Fukushima ne vient pas de la fiabilité de l’ingénierie, mais des arrangements douteux qu’il y a eus - qu’on est en train de découvrir - afin d’alléger le coût des installations. Et alors ? Peu me chaut que le manque de fiabilité soit technique ou humain ! Vous connaissez un moyen pour nous assurer contre les turpitudes humaines dans une société qui a fait de l’argent l’étalon universel ? Première question : avons-nous le droit d’engager un avenir où ceux qui prennent les décisions aujourd’hui seront tous morts, au nom d’une vision que nous avons de la réussite et de la richesse, et en mettant en péril la vie, la santé et le milieu de vie des humains qui ne sont pas encore nés ?

 

L’exploitation des gaz de schiste va me conduire à ma deuxième question. La France, ici et là, s’agite. Un pour cent du territoire national sera en effet « impacté » par cette exploitation. Un pour cent, cela n’a l’air de rien et c’est pourtant considérable. Mais un pour cent pour devenir, si j’en crois les chiffres, la deuxième Arabie saoudite du monde, franchement, tant pis pour les écureuils, les paysans et les souvenirs d’enfance ! Mais là, je me pose ma deuxième question : jusqu’où a-t-on le droit de ne pas prendre en compte l’attachement des gens au lieu où ils vivent ? Où est la légitimité d’une démarche qui nous impose l’énergie – de même que, jadis, Dieu - comme critère de décision ? On me dira que l’intérêt général commande qu’il en soit ainsi ? Vous avez dit « l’intérêt général » ? Mais quand a-t-on débattu, dans ce pays,  de ce que l’on considère comme étant « l’intérêt général » ? Quand a-t-on débattu de différentes façons de vivre et de faire société ? Quand a-t-on envisagé d’étudier sérieusement des alternatives de vie à la course folle que nous avons organisée ?  Ah ! Il est vrai que, selon certains, c’est sans appel : ou on continue, ou on retourne à l’âge de pierre !

 

Vous noterez le manque d’arguments ou d’imagination, car le retour à l’âge de pierre ressort en permanence dès qu’on se pose la question d’autres manières de vivre. C’est déjà oublier que l’Histoire ne se répète jamais. C’est oublier que, si nous ne reviendrons jamais à l’âge de pierre, nous pouvons connaître et surtout faire connaître bien pire à nos descendants qui maudiront  nos certitudes arrogantes et notre boulimie aveugle. C’est oublier, volontairement ou non, qu’au long de l’Histoire nous avons abandonné de nombreuses pistes technologiques à partir desquelles nous aurions bâti d’autres civilisations. C’est oublier que, si nous allons toujours dans le même sens, ce n’est pas que nous l’ayons décidé en conscience, c’est que l’on nous convainc à tout moment que c’est la voie unique, le fameux One best way. C’est oublier que nous avons laissé se construire des monstres économiques et financiers et que ce sont eux qui ont faim de notre boulimie… C’est oublier, enfin, que si on s’intéressait à ce que nous gaspillons d’utile – près de la moitié de la nourriture produite, par exemple - et à ce que nous fabriquons d’inutile, nous aurions déjà de quoi apaiser un peu notre fringale d’énergie et limiter les risques à prendre pour la satisfaire.

 

Alors, et le bonheur dans tout cela ? Eh ! bien, si quelqu’un, pour nous éclairer là-dessus, venait de l’avenir proche que nous sommes en train de produire, il nous dirait peut-être que, le bonheur, ce n’est pas seulement le pétrole pour transporter dans nos grandes villes, à 9 km /  heure en moyenne, une tonne et demie de ferraille et d’électronique contenant en général moins de 200 kilogrammes de chair humaine. Que le bonheur, ce n’est pas seulement l’électricité dans la prise de courant pour brancher un écran ou un grille-pain, ou le Médiator pour abréger ses souffrances. Que le bonheur, ce n’est pas d’être une simple source d’enrichissement pour ceux qui n’en ont jamais assez. Sinon, cela signifie que l’humanité, jusqu’à Three-Island, Tchernobyl, Fukushima, Bhopal, les semences stériles, Lehmann Brothers et Picrochole, n’a connu que malheur et tristesse!

 

Le bonheur, c’est aussi de vivre dans un milieu sain et d’être entouré de beauté. Quand, par exemple, arrêtera-t-on de tout sacrifier à l’énergie, y compris la beauté ? Le drame de Fukushima, dont nous n’avons pas encore vu le bout, ne nous interpelle pas à propos des dangers du nucléaire. Il nous interpelle sur la civilisation que nous voulons. Il y a un silence préoccupant dans nos sociétés dites démocratiques, c’est celui qui couvre des choix aussi importants que le nucléaire ou les gaz de schiste. Comme si nous ne pouvions qu’être tous d’accord. Comme si le « bon sens » ne pouvait qu’acquiescer à ce choix. « Qui ne dit mot consent ! » Mais, derrière cet acquiescement tacite d’une possible majorité, à supposer qu’il existe, n’y a-t-il pas pour une grande part la peur d’être isolé dans ses opinions, et celle des renoncements auxquels il faudrait consentir si l’on décidait de dire « non » ? Car, c’est sûr, une société moindre consommatrice d’énergie, surtout par rapport au niveau débridé qui est le nôtre, ne ressemblerait pas à ce que nous avons sous les yeux.  Serait-elle moins vivable, moins propre à héberger le bonheur ? L’affirmer, c’est nier tout simplement la capacité d’invention de notre espèce.

 

30/03/2011

Le principe de précaution

 

 

L’avant-dernier jour de ses vacances, à l’heure où les ombres s’allongent, alors qu'elle remontait vers Paris au volant de sa voiture, Françoise avait fait étape dans une bourgade paisible.

De majestueux tilleuls étendaient leurs ramures odorantes autour d’un mail. Françoise imagina les familles qui venaient le soir s’y promener et, aux heures fraîches, les vieux y jouant à la pétanque. Pour l’instant, le lieu était désert. C’était l’heure où les gens du pays dînaient – dans ces régions on dîne de bonne heure. Françoise posa ses bagages à l’hôtel et s’empressa d’aller se promener sous les tilleuls.  Elle se retrouva seule, faisant le plein de la fragrance apaisante.

Elle se dit soudain qu’il y avait là de quoi se faire une excellente tisane qui lui rappellerait ce moment délicieux et, avisant une branche basse qui semblait l’y inviter, elle se mit à cueillir les fleurs du tilleul.

C’est alors que surgit une sorte de garde-champêtre :

- Vous faites quoi exactement ?

Françoise sursauta et, devant l’uniforme, se sentit prise en faute :

- Je ne pensais pas mal faire. Regardez, j’en prends juste un peu et je n’abime pas les branches...

- Ces arbres appartiennent au domaine public. Seuls les jardiniers municipaux sont habilités à les toucher! Bon, je suis un brave homme, je ne verbalise pas, mais ne recommencez plus !

Remâchant son humiliation, Françoise regagna son hôtel. Tout au long du dîner, elle se repassa mentalement la scène.

Le lendemain matin, à la première heure, d’un pas décidé, elle se dirigea vers la mairie. Elle fut surprise de voir un bâtiment moderne qui ressemblait à une écharde au milieu des maisons de caractère qui l’entouraient. Elle entra et demanda à parler à un jardinier.

La personne de l’accueil fut aussitôt sur la défensive :

- Nous ne sommes pas habilités à donner le nom de nos employés municipaux.

- Mais je ne veux savoir le nom de personne. Je veux juste demander un conseil, ajouta-t-elle prudemment.

Avec réticence, la secrétaire consulta une feuille et lui dit enfin :

- A cette heure-ci, vous devriez les trouver au monument aux morts…

Ayant trotté quelques centaines de mètres dans la direction qu’on lui avait indiquée, Françoise arriva au monument aux morts. Ils sont deux à s’affairer.

- Ce n'est pas à nous de cueillir les fleurs de tilleul. Nous, nous sommes payés pour l'entretien et éventuellement pour scier, abattre et enlever les restes. Déjà qu’on réclame une création de poste depuis des années et que le maire nous la refuse… Il est même question qu’au contraire on ne remplace pas le Domi qui va partir à la retraite ! Alors, les fleurs de tilleuls…

Françoise revint a la mairie, demanda à voir le maire qui était sur un chantier, et s'entretint finalement avec le secrétaire général.

- Pourquoi ne pas autoriser les gens à cueillir les fleurs puisque ce n'est pas dans les attributions des jardiniers ?

- Vous n’y pensez pas ! Les gens aujourd’hui font un procès pour un oui pour un non. On a déjà assez de problèmes avec la cantine scolaire : il suffit qu’un enfant attrape la diarrhée et on a l’association des parents d’élève sur le dos ! Alors, cueillir les fleurs de tilleul, cela voudrait dire que des gens montent dans les arbres, qu’ils utilisent des échelles plus ou moins sûres. Vous imaginez tous les risques d’accident ? Sans parler de ceux d'intoxication qu’on imputerait évidemment à la tisane de tilleul municipal ! 

- Il y a des assurances quand même pour couvrir ces risques !

- Alors que notre commune a de moins en moins de revenus, ce n’est pas le moment de créer des charges nouvelles

Il reprit son souffle et ajouta :

- Sans parler des dégâts qu’ils pourraient faire aux arbres. Vous le savez, les gens n’ont plus respect de rien. On aurait les écolos sur le dos !


- Mais vous avez bien des chômeurs  qui aimeraient se rendre utiles peut-être. On pourrait leur expliquer en quelques minutes comment faire?

- Chère Madame, on voit que vous ne connaissez pas la législation…

- Mais la vente des fleurs cueillies financerait peut-être les frais de cueillette, ne croyez-vous pas ?

- Notre métier n’est pas de faire de l’herboristerie.

- Eh ! bien, trouvez un herboriste et passez-lui un marché !

- La profession n’existe plus en France.

- Une association d’amateurs de tisanes ?

- Faudrait-il encore que les gens la créent!

 

Françoise revint à son hôtel, fit ses bagages en vitesse, paya sa note, et s‘enfuit de la bourgade en s’astreignant à ne pas regarder dans son rétroviseur les tilleuls croulant de tant de fleurs qui ne finiraient jamais dans une tasse…

Mais, pour dire la vérité, la nuit précédente elle s’était relevée et, autour de trois heures du matin, avec une sorte de jubilation, elle avait rempli un grand sac de fleurs de tilleuls qu’elle rapportait maintenant chez elle.

Depuis, elle a appris que la mairie avait fait abattre un certain nombre de ces tilleuls. On avait évoqué une maladie qui avait frappé les arbres, mais les mauvaises langues disaient que certains riverains du mail s'étaient plaint des fleurs qui, quand elles tombaient en grand nombre, bouchaient les gouttières des toits et les caniveaux.

27/03/2011

Gordien



Quand j'essaie de faire du rangement dans la documentation professionnelle que j'ai  accumulée depuis bientôt vingt ans, je suis toujours étonné des trésors que je retrouve. Là, c'est « Le défi de la  responsabilité sociale des entreprises, vers des partenariats constructifs » (Philip Morris Institute, 2001). Tout à côté, une collection de beaux classeurs à l'en-tête d'Euroforum, de l'Icad ou d'autres, de la fin des années 90: « Science et management », « Développez vos capacités d'anticipation », « Philosophie et management », etc. Je les feuillète et ils me rappellent de belles rencontres, des échanges profonds et pétillants, des perspectives enthousiasmantes. Et je pourrais vous en citer bien d'autres, comme la magnifique collection de la Society for Organisational learning, ou les ouvrages de Peter Senge, de Manfred Mack, de  Charles Handy... Des nourritures que j'ai dévorées avec appétit et délice.


Or, aujourd'hui, à les regarder sur leur étagère, je ressens un malaise que j'essaie d'analyser. Pourquoi ai-je envie, finalement, de hausser les épaules ?

Toutes ces idées, qui plus ou moins convergent au sein de cet impressionnant bouillonnement d'intelligences, jaillissent d'une magnifique croyance : celle que les hommes, majoritairement, sont rationnels, raisonnables, préoccupés du bien commun et du long terme... Que, par voie de conséquence, la grande entreprise, cette œuvre majuscule du XXème siècle, s'insère tout naturellement dans cette généreuse vision du monde. Qu'elle se  veut « apprenante », « systémique », « visionnaire », qu’elle a la noble ambition de « créer de la valeur globale », de prendre sa part du progrès humain – et du sauvetage des meubles.

Je revois aussi, en continuant mon inventaire, toutes ces propositions pour « libérer » l'intelligence,  la créativité, voire « l'âme » de l'entreprise et en tout cas celles de ses collaborateurs...

Or, que constatons-nous hélas ! souvent ? Que l'entreprise, quand elle doit choisir entre « plus de fric » et « moins de fric », choisit « plus de fric » même si elle doit pour cela jouer contre la société, l'humain et l'écosystème. (Au vrai, je n’en connais qu’une, Ardelaine, qui ait refusé un gros contrat au motif que ses valeurs fondamentales en auraient été fragilisées.) Que l'esprit d'innovation, quand on l’a réveillé chez les individus, se heurte très vite aux procédures, aux autocrates et à leurs contremaîtres garants du petit doigt sur la couture du pantalon. Qu'on a une magnifique production intellectuelle, de très grands élans, des formules altières, qui retombent en poussière au bas de l'écran quand le show est fini.

Et si c'était cela le nouvel opium du peuple ? Croire qu’en vendant son âme contre un salaire, on contribue en prime à une œuvre essentielle ?

J’entends bien que nous sommes dans un univers d’hyper-concurrence, que c’est la crise, qu’il est facile de critiquer ceux qui produisent des emplois et de la richesse, etc. C’est le nœud gordien : par quelque bout que l’on tire, il se resserre.  Je pense cependant au Requiem scénario que décrivent Peter Senge, Jo Jaworski, Otto Scharmer et Betty Sue Flowers dans Presence: les meilleures raisons du monde nous autorisent-elles à naufrager la planète et l’humanité pourvu qu’un petit groupe de happy few y conservent leurs oasis ? N’est-il pas temps de faire avec nos « impossibles » ce qu’Alexandre fit avec le nœud gordien ?