09/05/2011
Fantaisie prospective
Le vieux se racla la gorge, but une gorgée de boukha pour s’éclaircir la voir et entama son récit.
« Cette année-là, l’Amérique attaqua la France. Notre nouveau président avait décidé d’interdire l’exploitation des gaz de schiste sur notre territoire et, complémentairement, de retirer notre pays de la zone euro. Il avait aussi annoncé sa volonté de sortir de l’OTAN, de l’OMC et de l’OMS, qu’il avait qualifiées de « suppôts du capitalisme le plus égoïste ». Cela avait déclenché un tollé dans la presse internationale. Les financiers de Wall street avaient dénoncé l’arriération culturelle voire mentale de la France et de ses dirigeants. Les agences de notation avait dégradé la valeur de notre dette afin que son service nous ruinât un peu plus. Les compagnies anglo-saxonnes, à qui notre précédent président – Dieu ait son âme ! – avait sous-traité indirectement l’exploitation des gaz de schiste, avaient menacé de convoquer notre gouvernement devant une juridiction d’exception. Les Français qui avaient le malheur de se rendre aux Etats-Unis étaient l’objet des tracasseries administratives les plus humiliantes et, quand ils étaient autorisés à poser le pied sur le sol de l’Union, se trouvaient souvent conspués dans la rue ou les restaurants.
Le Département d’Etat, aidé de la CIA, se mit à peaufiner une stratégie afin que notre pays rentre dans le droit chemin. Jusque là ils avaient disposé de complices jusqu’aux plus hauts postes de l’Etat français, mais ce temps-là s’était achevé avec la disparition prématurée de Picrochole 1er et notre nouveau gouvernement s’était employé à faire le ménage. C’est alors qu’un incendie dévasta le siège de MacDo. Les premières investigations désignaient un groupe américain d’activistes, les « locavores trotskystes », mais la CIA détecta chez nous une cible bien plus opportune. Quelques années auparavant, un gars avait saccagé un fast food du côté de Mende. Il avait eu l’impudence, parlant d’une compagnie américaine de la qualifier de « multinationale de la malbouffe ». Les bureaux visionnèrent tout ce qu’ils purent trouver sur l’individu : des articles, des photos, des vidéos. Il convenait à souhait : grosses moustaches, grosse pipe qu’on imaginait nauséabonde, accent à couper au couteau et, avec cela, une manière de massacrer l’anglais bien digne d’un Français arriéré. Pour faire bonne mesure, on truqua un peu les images, lui rajoutant un béret sur le chef, et, quand on le montrait en pied, avec un cabas d’où dépassaient gaillardement une bouteille, trois poireaux et une baguette de pain. Un chef-d’œuvre de la guerre des symboles. Le story telling de CNN fit le reste et un tsunami de francophobie balaya l’Union. A New York, Washington, Richmond ou Springfield, les manifestations anti-françaises se multiplièrent et il ne fut pas de jour où on ne vît dans leurs rues des cortèges brandissant des banderoles vengeresses « French Evil – French Devil ».
Le malheureux qui tirait tranquillement sur sa pipe au fin fond de la campagne française fut d’abord sidéré lorsqu’il apprit sur son vieux poste cathodique qu’on le soupçonnait d’être l’auteur d’un attentat au diable vauvert - sur un autre continent ! Mais c’était un stratège et il avait le sens de l’opportunité. A la sidération, succéda une idée qui, en outre, flattait son ego. Il contre-attaqua dans le registre symbolique et commença par s’aménager une cache introuvable dans les tréfonds du Larzac – là, justement, où les travaux d’extraction de gaz de schiste avaient été brutalement interrompus. Puis il enregistra et fit circuler sur Internet une vidéo où il reconnaissait crânement avoir inspiré l’attentat qu’on lui reprochait, annonçant que si les Etats-Unis ne mettaient pas immédiatement fin aux sanctions contre la France et si les multinationales américaines ne cessaient pas d’exercer leur pression pour introduire OGM et « autres cochonneries » chez nous, il y en aurait de pires. Il prononça des noms : Monsanto, Haliburton, Big Pharma… Un buzz incroyable enflamma la Toile. L’homme n’était connu que de groupuscules, mais il l’était dans le monde entier : pendant une trentaine d’années, de Rio à Lisle-sur-Tarn, de Villeneuve-sur-Lot à Wimereux, il avait fréquenté tous les « forums alternatifs ». Du coup, inspirés par l’incendie qu’il s’attribuait et par son discours, certains de ces groupuscules firent ci et là des attentats à la mesure de leurs moyens et de leur imagination, avec pour principal résultat d'accréditer la version de la CIA. Un gouverneur républicain fut par exemple enlevé et on ne le rendit à sa famille et à son compte en banque qu’au bout d’un mois de séquestration au cours duquel, chaque jour, il avait dû avaler trois kilogrammes de hamburgers. Ailleurs, les choses prirent un tour parfois plus dramatique. Au bout de quelques semaines, en tout cas, notre moustachu occitan était devenu l’Ennemi public numéro 1 d’une moitié de la planète et le héros de l’autre. Au point que, selon les analyses du Département d’Etat, cela devenait pour de bon dangereux. Il était temps d’intervenir militairement.
La suite, vous la connaissez. Au sein de l’Europe, nous étions isolés. Les pays latins auraient pu faire bloc avec nous, mais la plupart avaient depuis plusieurs années le nœud coulant de la finance internationale autour du cou. Le seul qui ne se portait pas trop mal n’avait d’intérêt que pour les frasques sexuelles déclinantes de son monarque cacochyme. La Belgique avait fini par se scinder en trois. Quant aux autres, ils se sentaient culturellement plus proches de l’Amérique. C’est ainsi que la CIA ressortit un vieux scénario, celui du Débarquement de 1944. La Grande-Bretagne voulut bien, une fois encore, accueillir les armées d’outre-Atlantique, et, une fois encore, les soldats américains foulèrent notre sol. L’Elysée explosa un jour où le gouvernement s’y trouvait au grand complet. Un missile lancé par erreur… Le président américain nous présenta ses plus vives excuses et nous promit des compensations qui ne tardèrent pas à arriver. Des faux billets, des OGM - et des vaccins bizarres qui firent l’objet de plusieurs campagnes soutenues par notre nouveau ministre de la santé."
Le vieux but une petite gorgée de boukha.
"... Voilà, mes petits enfants ! Vous me demandiez pourquoi nous sommes devenus maghrébins. Ce que je viens de vous conter est l’exacte vérité. Les gens comme nous, qui voulions vivre libres et à notre façon, ne pouvant résister, ont décidé de s’expatrier. Nous avons traversé la mer, en barque, à la rame, n’emportant presque rien, pour nous échouer sur les premières plages accessibles. Nous, nous nous sommes retrouvés en Tunisie comme vous le savez. D’autres ont émigré vers l'Algérie, le Maroc, la Lybie, etc. C’est sur cette rive de la Méditerranée que renaît la démocratie. Mais nous ne désespérons pas de reprendre un jour notre pays à l’envahisseur. Quelque part - mais seuls quelques initiés en connaissent l’endroit - nous avons mis à l’abri nos deux mille ans de civilisation, comme la recette du jambon de Tonneins que faisait si bien votre trisaïeule… »
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30/04/2011
Démocratie (4)
Le danger est l’opportunité de ceux qui veulent s’élever au dessus des autres. La protection qu’ils proposent aux plus faibles, aux plus démunis et aux moins courageux leur donne en échange le pouvoir. C’est ainsi que la féodalité émerge et cette forme d’organisation ne renvoie pas qu’à notre moyen-âge, elle innerve encore la société toute entière. L’économiste chilien Manfred-Max Neef montre que les humains, à tout moment, peuvent renoncer à la satisfaction d’un de leurs besoins fondamentaux, comme celui de liberté, contre de la sécurité, de la reconnaissance ou de quoi manger…
Mais, si l’on peut considérer que ce troc est éventuellement pertinent dans certaines circonstances, le problème est que, une fois installée, toute forme d’organisation tend à se perpétuer et au-delà même de la situation qui lui a fourni ses fondations. Le danger est passé et vous voilà prisonniers de votre protecteur ! C’est qu’aucun être vivant n’accepte de mourir et que les institutions sont constituées d’êtres vivants qui y ont fait leur niche et y trouvent leur compte. Alors, seraient-elles devenues inutiles qu’elles veulent cependant durer. Pis, plus que gourmandes de durée, elles veulent continuer à croître et à s’enrichir. A la vaillance des preux succèdent ainsi un jour, à grands frais pour le taillable et corvéable, les dentelles et les rubans de la cour de Versailles. Au service devenu sans objet succède l’exploitation. Vous trouverez à faire des parallèles très actuels, je n’en doute pas !
La dynamique féodale est toujours à l’œuvre. Malgré nos prétentions démocratiques, elle est, comme l’eau s’écoule vers le bas, une pente naturelle de notre manière de faire société. L‘entreprise, par exemple, se réfère sans cesse à la rationalité économique et tire de cette prétention sa légitimité à tout dominer. Pour autant, il faudrait être naïf pour croire qu’elle y échappe. Les processus à l’œuvre du haut en bas de la pyramide - nominations, alliances, statuts, avantages… – restent de l’ordre d’une économie du pouvoir et s’appuient sur la rémunération de vassalités diverses et, selon l’expression de La Boétie, sur la servitude volontaire consentie par beaucoup au profit de quelques-uns. Que sont les prébendes exorbitantes et cependant sans cesse renouvelées de certains dirigeants, sinon la preuve d’un système féodal ?
Dans cette économie, les dominants continuent de s’appuyer sur le danger. Ce dernier devient même un deus ex machina. Si l’Eglise ne recrute plus guère en nous proposant, en échange de notre obéissance, sa police d’assurance contre l’enfer, d’autres ont repris le « business model ». Comme on ne croit plus beaucoup dans l’au-delà, l’enfer dont notre docilité est censée nous protéger est dans cette vie. Si vous ne voulez pas vous retrouver sur le marché du travail, soyez un bon petit soldat. Si vous ne voulez pas que l’ogre islamiste vous dévore, votez pour moi. Si vous ne voulez pas mourir de pandémie, soumettez-vous à Big Pharma. Le tout se renforce évidemment de lois et de dispositifs qui, pour nous apporter leur protection, restreignent peu à peu notre liberté. Cherchez à qui le crime profite et qui sont les complices intéressés, fût-ce petitement, au butin…
Dans La dérobade, de Jeanne Cordelier, on voit comment les proxénètes mettent en danger les prostituées insoumises afin qu’elles se résolvent à se placer sous leur protection – et à accepter bien sûr d’être exploitées en retour. Poussant jusqu’au faux-semblant de largesse, le système prévoit le rachat par une fille de sa liberté - mais à un prix tel qu’il lui reste parfois peu à vivre quand elle est parvenue à le rassembler. Le proxénétisme est un modèle intéressant à plus d’un titre. Il crée le danger pour qu’on lui achète sa protection. On accepte d’être exploité pour bénéficier de celle-ci. Il engendre une aliénation, mais on peut recouvrer sa liberté - théoriquement. Une fois encore, je vous laisse faire des parallèles.
Les rubans et les dentelles de Versailles ont fini dans la Révolution.
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24/04/2011
Pâques 2041
Une des réflexions que peut nous inspirer cette grande fête de Pâques, c’est que nous voyons plus facilement ce qui meurt que ce qui naît. Il n’y a pas de jugement dans cette constatation, juste une mise en garde contre le pessimisme et la stérilité.
Ne voir que ce qui meurt, c’est souvent essayer de le retenir. C’est refuser la vie qui, elle, de toute façon, poursuit son chemin. C’est se lier à une épave et, finalement, couler avec elle. Or, ne voir que ce qui meurt, en refuser la disparition, c’est le grand risque des années que nous vivons, qui, pour être un début de siècle, regardent bien davantage, me semble-t-il, vers le XXème.
Il n’y a pas que les êtres qui meurent, il y aussi les représentations que nous nous faisons du monde, de la réalité, de notre vie d’humains. « Laissez les morts enterrer les morts » dit Jésus. Les Trente Glorieuses ont façonné notre vision de la vie, du bonheur, de la réussite. Elles se sont fait passer à nos esprits pour le « One best way », l’unique et exclusif modèle, et de ce fait elles enferment notre pouvoir créateur. Propulsées par des énergies peu chères que l’on croyait inépuisables et fleurissant sur une planète assez vaste pour accueillir tous les déchets et toutes les pollutions, ces Trente-là, que nous regardons encore comme l’âge d’or, sont derrière nous, dans un passé inaccessible, et elles ne nous appartiennent plus. Celles qui nous appartiennent, qui sont l’espace où incarner notre génie et notre courage, sont au contraire devant nous. C’est 2011-2041.
2011-2041 : nous pouvons en faire des années de construction, de création, de civilisation - ou de démission. Nous pouvons réinventer l'économie, la société et le bonheur ou, pour maintenir en vie des modèles qui nous entraîneront dans leur agonie, pour vouloir donner raison aux idéologies que nous avons excessivement adorées, nous épuiser dans l'acharnement thérapeutique. Alors, si nous voulons éviter le sentier où nous nous perdrions, sachons dire notre gratitude à ce que nous avons connu et aimé, mais sachons aussi lui dire adieu. Afin, l’esprit et le cœur libérés, de continuer, debout, notre aventure.
Joyeuses Pâques!
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