08/07/2011
Nostalgies
J’ai connu la maison où mon père était né et où il avait grandi : une bourrine vendéenne blanchie à la chaux, dans le hameau de la Martinière, près de Grosbreuil. J’ai moi-même grandi dans une maison étroite, haute de deux étages, près du centre de Villeneuve-sur-Lot. Pas sur la « place aux cornières », qui est le vrai centre, le centre historique, mais tout près. J’ai connu aussi la maison où ma mère avait vécu son enfance, à quelques pas de là, au dessus de l’atelier de tailleur de son père. De son balcon, nous avons vu passer – je m’en souviens - le Général de Gaulle. J’ai même connu le village du Lot – Thédirac – où le père de ma mère avait été élevé. Jusque là, il y a une communauté de souvenirs: dans ma mémoire, plusieurs générations d’origines diverses se retrouvent dans des décors que mon cinéma intérieur est capable de reconstituer.
Ma fille et mes fils n’ont pas du tout connu la maison qui fut celle de mon enfance, celle que je quittais le matin pour me rendre à l’école. Tout au plus, la leur ai-je montrée de l’extérieur, en passant dans la rue des Frères-Clavet. Je ne sais même pas s’ils en ont le moindre souvenir. Mes deux aînés ont connu, pour y avoir vécu un peu leur petite enfance, la maison que mon père avait achetée et où nous avions emménagé avec mes grands-parents maternels l’année où je suis entré au lycée. J'y vivais encore quand ils sont nés. Même le petit dernier, qui est né plus tard à Toulouse et a grandi à Montastruc-la-Conseillère, en a un vague souvenir car nous y venions passer les fins de semaine, de temps en temps, auprès de ma mère. D’ailleurs, il est pris en photo dans le parc. Mais, pour lui, la vraie maison de son enfance, c’est celle de Montastruc-la-Conseillère. Là-dessus, la famille a franchi la Loire pour emménager fugacement une première fois à Eaubonne, dans le Val d’Oise, avant d’effectuer un repli stratégique à Montastruc et, quelques années plus tard, de revenir à Eaubonne, cette fois en ordre dispersé. Nous y sommes toujours en ce moment où je prends ma retraite. Une échéance, vous l'avez compris, qui invite à de nouveaux choix géographiques…
Pour moi, mes années d’enfance et de jeunesse se résument à la même ville et à deux maisons. Pour mes rejetons, quel sera le lieu de vie qui marquera le plus leurs mémoires, qui est déjà pour eux le décor qui symbolise majoritairement leurs origines ? Probablement cet appartement de la chaussée Jules-César, avec Paris à quelques minutes de train, qui correspond à leurs années d’adolescence et d’accès à l’âge adulte. Un appartement dont je me serai sans doute défait dans une paire d’année, excluant alors toute possibilité de retrouvailles saisonnières dans un lieu de mémoire commun… Restera heureusement notre ancrage vendéen et le territoire commun de nos mémoires sera peut-être la baie des Sables d’Olonne qu’à travers des lieux de séjour divers et variés nous avons fréquentée, les uns et les autres, depuis l’âge le plus tendre.
La mobilité – que je ne critique pas dans son essence - a dépossédé notre communauté familiale de lieux de mémoire communs. L’enfance de mes parents et la mienne communiquent encore, comme on dirait de certaines pièces d’une grande maison. J’ai vécu dans les mêmes lieux et, a minima, connu la même ville que mes parents. J’ai eu les mêmes pièces pour décor de référence, j’ai souvent utilisé les mêmes meubles, parfois mangé dans les assiettes que nos ancêtres avaient utilisées. Mais mon enfance et celle de ma fille et de mes fils ont déjà plus de mal à se trouver des passerelles. Il n’y a plus d’indivision. Pour refaire les liens, il faut quelques souvenirs précis. La maison de mon adolescence, c’est pour eux « la maison de mamie »: « Ah ! mais oui ! Je me souviens ! On avait fêté Noël à Villeneuve cette année-là. »
C’est peut-être parce que, l’un après l’autre, mes enfants se préparent à prendre leur envol et que, moi-même, d’une certaine manière, je suis en train de me défroisser les ailes. En tout cas, je ressens la nostalgie non du temps passé, mais d’un lieu qui réunirait nos mémoires, qui réunirait dans le même espace physique les vivants d’aujourd’hui et ceux qui les ont précédés. Un lieu où nous pourrions même imaginer retrouver un jour nos descendants. Bref, une demeure familiale.
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07/07/2011
Le docteur Fox, les fantasmes du citoyen et la démocratie
J’aime bien l’inventivité des psychologues américains. Elle a permis de mettre en lumière de manière frappante des phénomènes comme la tendance à la servilité (Milgram), les effets sur les autres des croyances que nous avons sur eux (Rosenthal) ou les bases triviales des excès de pouvoir et de la cruauté (Zimbardo). Si les expériences que je viens de citer sont assez connues, celle dont je vais parler, baptisée « Effet Dr Fox », me semble l'être un peu moins.
Au début des années 1970, des chercheurs organisèrent une conférence sur La théorie mathématique des jeux et son application à la formation des médecins (Mathematical Game Theory as Applied to Physician Education). Cette conférence, donnée par le Dr Myron L. Fox, s’adressait à un public averti : des psychologues, des psychiatres et des spécialistes de l’éducation. D’une durée d’une heure prolongée par une demi-heure de débats, elle fut donnée trois fois et rassembla au total une audience de 55 personnes. Les évaluations des participants furent globalement très positives.
Cependant, la lecture du texte de la conférence, telle qu’elle fut donnée aux trois publics, montre que le Dr Fox jargonne sans honte, multiplie les néologismes douteux et ne craint pas d’aligner sophismes et affirmations contradictoires. En fait, cette conférence n’est qu’un tissu d’incohérences. Et pour cause : c’est un canular. Quant au Dr Fox, c’est un acteur qui ne connaît rien au sujet. Il a appris le texte par cœur et les organisateurs de l’expérience lui ont demandé de se montrer vif et chaleureux, et d’enrober d’humour les réponses absurdes qu’il improvise en réponse aux questions.
Croyez-le ou non : personne n’a détecté le canular !
La leçon de cette histoire est évidente : même devant un public averti, le comportement de l’orateur, sa personnalité, l’emportent sur la qualité de son discours. Les chercheurs qui ont ainsi fait apparaître « l’effet Dr Fox » avaient pour champ d’investigation la relation entre les enseignants et leurs élèves. Moi, j’ai envie de pousser le bouchon plus loin. Les discours de nos politiques actuels, formés à la rhétorique et au story telling, entourés de spécialistes de la communication, sont-ils autre chose que des exercices de théâtre où l’emporte l’acteur le plus talentueux ?
Au moment où j’écris cela, cependant, je me dis que la chose, pour ne pas être moins trompeuse, est peut-être moins simple. L’expérience du Dr Fox montre que le personnage, plus que le contenu du discours, induit l’adhésion du public. S’agissant d’un acteur, le jeu est prescrit par le metteur en scène. S’agissant de nos politiques, un tel rôle de composition ne tiendrait pas longtemps. Tout au plus peut-on leur conseiller de canaliser les dérives possibles de leurs tendances naturelles. « Sur ce sujet, M. le Président, n’hésitez pas à vous montrer modeste, à faire amende honorable. Là, à l’inverse, les gens aimeront que vous soyez catégorique et simplificateur… » Il en est alors de Picrochole comme de Gabin : on ne leur demande pas de faire autre chose que du Gabin pour l’un et du Picrochole pour l’autre.
Alors, eh! bien, si ce qui exerce sur nous une séduction déterminante c’est la personnalité de l’acteur, il est urgent de nous demander par quels biais psychologiques nous choisissons certains individus pour conduire les affaires de l’Etat. Quel miroir de notre « moi idéal », de notre fantasme de puissance, nous tendent-ils ?
09:50 | Lien permanent | Commentaires (6)
03/07/2011
Napo
Première époque
Napo avait eu le malheur de naître dans une de ces familles des plus terre-à-terre où régne avec bonheur la trivialité confortable du quotidien. – « Quel temps fait-il aujourd’hui ? » - « Que mange-t-on ce soir ? » - « Quelle chemise vais-je mettre ? » Il avait eu aussi celui d’hériter un physique qu’il jugeait ingrat. Je ne saurais vous dire s’il se trouvait trop maigre ou trop petit, s’il aurait voulu avoir le front plus haut, les dents mieux plantées ou le menton plus contondant. Les psychanalystes évoqueraient sans doute aussi de probables insatisfactions plus intimes, mais, en ce qui me concerne, je ne m’étendrai pas sur le sujet. Toujours est-il que Napo en était venu à ne point trop s’aimer et il s’était cherché des compensations. Mais, pour couronner le tout, il était venu au monde avec une naïveté qui lui avait très vite valu des expériences cuisantes. En résumé, dans la cour de récréation, il avait découvert à ses dépends l’humanité. Cependant, il avait l’esprit vif et une grande capacité d’observation. Ces expériences, que d’autres auraient vécues sans même s’en rendre compte, elles avaient été pour lui l’école de la vie. Elles l’avaient déniaisé et il en avait tiré des leçons sur la nature humaine. En attendant de pouvoir exploiter cette compétence dans le vaste monde, il faisait des expériences sur ses condisciples, apprenant à promettre ce qui attache les sots et les ambitieux, testant les ressorts qui font les bandes, les actes qui subjuguent et rendent puissant. Dans ces apprentissages, il fut souvent le digne précurseur de Leland Gaunt, le héros du Bazaar des rêves, de Stephen King. En complément, pour tromper son ennui d’être encore trop jeune, il s’était mis à lire des épopées. Ah ! la chevauchée d’Alexandre le Grand ! Et celle de Cortes ! Et celle de Rockefeller ! Sa cervelle en avait été enflammée comme celle, jadis, du chevalier de la Manche.
Le jour vint où, adulte enfin, il put prendre son baluchon et commencer à écrire sa propre histoire. Ce serait celle d’un conquérant.
Deuxième époque
Quelques décennies plus tard, se trouvant à l’étroit sur sa planète d’origine dont il avait acquis jusqu’au moindre arpent et surtout jusqu’à la dernière âme, Napo s’en alla visiter discrètement d’autres univers. Il en trouva bientôt un qu’il lui aurait bien plu de s’approprier. Mais il était si éloigné que l’acheminement de troupes de conquête eût été trop onéreux. Il se souvint de ses débuts, lorsqu’il avait recruté sa première bande de prédateurs – aujourd’hui des maréchaux couverts de dentelles, de brocard et de décorations - et, avec un battement de cœur enthousiaste, décida de remettre ses pas dans les pas de sa jeunesse. A l’angle d’un jardin public où passait une foule oisive considérable, il monta sur une pierre et commença sa harangue. Il raconta qui il était, ses hauts-faits, les empires qu’il avait érigés, et parla de lui et de son histoire comme Homère parle d’Achille et de la conquête de Troie. « Voilà à quoi, moi, Napo, j’ai la générosité de vous inviter ! Venez à moi, vous aurez d’abord le privilège de partager l’aventure d’un grand souverain, infaillible, moderne et éclairé, et je vous promets la grandeur, la gloire, la richesse ! Venez à moi et je ferai de vous des conquérants et des créateurs !»
Du flux des chalands qui avait continué de s’écouler paisiblement sans faire attention à lui, quelques individus s’étaient détachés et, à quelques mètres, ils l’observaient sans mot dire. Lorsqu’il eut achevé sa péroraison, ils échangèrent un regard, partirent d’un grand éclat de rire et s’éloignèrent en secouant la tête. Ce fut la seule réaction qu’engendra son appel. C’était la première fois qu’il vivait une pareille expérience depuis les lointaines avanies de la cour de récréation. Il repassa dans sa tête les leviers qui avaient toujours grossi la cohorte de ses affidés et qu’il avait placés dans sa harangue. Aucune faute ! Tout y était. Toutes les blessures archaïques qui font des hommes des êtres de peur, insatiables, narcissiques, toujours en quête de quelque chose de plus, revanche, jouissance ou sécurité, il les avait sollicitées. Tous les rêves qui prolifèrent sur les miasmes du manque, il les avait invités. Tous les mécanismes de soumission et tous les moteurs de conformité que les cultures, de tout temps et partout, ont transmis, il les avait convoqués. Et de même, plus profonde, biologique, viscérale, l’attraction qu’exerce le mâle dominant, qu’il avait cultivée au plus haut point. Et on ne l’avait pas écouté ! Il n’y avait même pas eu, signe discret mais significatif, le regard soudain figé d’une femme qui reconnaît l’effluve de la puissance. Pour réponse, il n’avait eu que les rires niais de quatre imbéciles !
Le soir venu, Napo laissa traîner ses oreilles dans les tavernes et les lieux publics. Il écouta les conversations et, lorsque minuit sonna, il s’était fait une opinion. Fin observateur et psychologue subtil, il avait accepté qu’il n’y eût rien à faire avec cette race étrange : ils étaient si petits qu’ils n’avaient même pas la conception de la grandeur. Ils n’aspiraient pas à autre chose qu’à l’usage de la liberté qu’ils s’étaient déjà donnée. Alors, il prit ses affaires et s’en alla chercher dans d’autres mondes des êtres avides de servitude.
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