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19/08/2011

Les pauvres, parlons-en!

 

Je crois que notre monde est une tapisserie : le motif que vous voyez tout petit, lorsque vous vous reculez et le voyez assemblé avec d’autres, crée une grande image qui reproduit sa forme, et ainsi de suite, peut-être à l’infini. Certains diraient que la réalité est fractale ou hologrammatique. Une autre formulation, issue de l’Antiquité, affirme aussi que « ce qui est en bas est comme ce qui est en haut ». Pour simplifier, disons  que le grand est à l’image du petit et que l’on retrouve à moyenne et grande échelle ce que l’on peut observer à petite. D’où l’importance de savoir ce qui se passe dans notre cœur ou dans notre esprit, pour ne pas nous plaindre en toute inconscience des événements qui surviennent dans le monde.

 

Pourquoi les bourses sont-elles au plus mal ? Parce qu’il y a en circulation dans le monde – et, notez le bien, en dépit de la crise de 2008 – d’énormes volumes monétaires en quête acharnée de croissance.  Parce que quelques sociétés et quelques milliers de gestionnaires de portefeuille sont payés pour maximiser le profit des propriétaires de ces masses énormes d’argent. Parce que, derrière ces masses d’argent, il y a des fortunes  mais aussi des millions de petits épargnants qui, sans penser à mal, ne serait-ce que pour arrondir leur pension de retraite, ont donné à ces gestionnaires une force de frappe qui serait bien moindre sans eux. Il n’y a pas que les « gros » qui veulent faire de l’argent avec de l’argent. Devrai-je rappeler l’anecdote de ce salarié américain qui a perdu son emploi parce que l’annonce de 5000 licenciements ferait monter à la bourse le titre de la société qui l’employait ? Et qui était derrière la manœuvre ? Le fond de pension à qui il avait confié son épargne ! C’est ce qui s’appelle se tirer une balle dans le pied. Nous en sommes tous là et nous le resterons tant que nous continuerons de nous plaindre sans voir que le monde sur lequel nous gémissons est notre production.

 

Une autre histoire maintenant, et cette fois je pars de la petite échelle. Un homme que j’ai connu, pas plus méchant que cela, avait une maison qu’il louait, avec un tout petit jardin de façade dans lequel poussaient quelques rosiers un peu exubérants, quelques pieds de menthe et trois mètres carrés de gazon que les locataires laissaient parfois s’ensauvager. Un jour, il décida de couler du ciment sur tout cela, et, ensuite, avec une fierté qui ne se cachait pas, il disait : « Cela fait plus propre, n’est-ce pas ? C’est plus facile à entretenir ! » Où veux-je en venir ? Eh ! bien, cette représentation-là de la propreté est éminemment symbolique et dangereuse. Entre les deux guerres, en France, il était de bon ton d’avoir un enfant unique. Aujourd’hui encore, pour certains milieux, les « grandes » familles – entendez : plus de deux enfants – « cela fait désordre ». Des études sociologiques ont suggéré que la chute des naissances en Allemagne depuis la seconde guerre mondiale, était liée à l’idéal de l’Ordnung des jeunes ménagères: l’irruption d’un bébé, c’est la pagaïe dans l’appartement bien rangé et dans la vie bien organisée. La source de ce besoin d’ordre est, comme pour mon bétonneur de jardinet, à rechercher du côté du besoin de maîtrise, du besoin de soumettre la réalité à une représentation que notre esprit façonne. En creusant là-dessous, on trouverait sans doute une peur.

 

Maintenant, passons au niveau de la grande échelle sans cesser d’observer nos petits hérissements intimes afin de ne pas rater des liens éventuels. Parlons des pauvres : en voilà qui sont tout à l’opposé de cette volonté de maîtrise et qui nous empêchent, en plus, d’exercer la nôtre comme nous le voudrions ! La première chose qu’on dit d’eux dans les conversations de café du commerce, c’est qu’ils sont innombrables et qu’ils se reproduisent comme des lapins. Oui, ils font des enfants sans la moindre retenue, ma pauvre dame, même pas la pudeur de leur sexualité ! Avec cela, quand ils débarquent chez nous, vous les entendez ? Des accents qui transforment notre beau français en une langue de barbares ! Des coutumes qui vous donnent le haut-le-cœur ! Notre espace, nos oreilles, nos valeurs - sans parler de notre pétrole, de plus en plus rare, de notre air déjà bien pollué, et de ce qu’ils nous coûtent en soutiens divers… C’est de la mauvaise herbe, proliférante, incontrôlable et qui va nous étouffer si nous n’y prenons garde ! - Dans les tréfonds archaïques de notre psyché, l’ennemi  n’est-il  pas celui qui pullule ? L’image va loin : qu’est-ce qui, par coïncidence, définit le cancer ? La multiplication anarchique des cellules. Voilà, un petit peu, ce qui, avec plus ou moins d’intensité, grouille dans nos inconscients quand on parle des « pauvres » au niveau planétaire. Les pauvres ou : comment s’en débarrasser…

 

Depuis la seconde guerre mondiale et le nazisme, l’eugénisme est une notion lourdement connotée.  L’idée d’une race inférieure encombrante, cependant, est bien antérieure à Hitler et à son délire. Les génocides n’ont pas été inventés par le XXème siècle et les génocidaires ont compris depuis longtemps qu’il est plus facile d’éliminer ceux que l’on ne met pas au rang de ses semblables. Il ne faut pas que les exécuteurs puissent s’identifier à celui qu’ils vont faire souffrir. Pour les Romains, les premiers chrétiens n’étaient que de la racaille. Pour la soldatesque à la bannière du Christ, les cathares étaient des hérétiques, les Aztèques et les Incas des païens. Peu de pèlerins à la conquête de l’ouest, Bible dans une main, fusil dans l’autre, se sont posé des questions quant aux indigènes qui encombraient les territoires convoités. A la fin des années 50, les westerns qui marchaient le mieux aux Etats-Unis étaient encore ceux où l’on tuait des Peaux-rouges ! Pour certains peuples d’Amérique du sud, ce fut encore plus limpide : des théologiens considérant qu’ils n’avaient pas d’âme, on pouvait les occire comme des pucerons. Les exemples sont innombrables où le déclassement de l’autre, la décision de son infériorité, ont autorisé les pires traitements. C’est pourquoi je me méfie de ceux qui contestent le principe démocratique de l’égalité des humains entre eux. On ne sait pas sur quoi pourrait déboucher la brèche qu’ils essaient d’ouvrir dans ce principe sacré.

 

Alors, serez-vous maintenant surpris d’apprendre que l’idée d’un eugénisme utile et nécessaire survit encore, non comme une nostalgie, mais, peut-être, comme un projet ? Où cela ? Si ce n’était que dans d’obscurs groupuscules pronazis, ce ne serait pas trop inquiétant. Mais on la trouve aujourd’hui discrètement caressée par certains membres de l’establishment, à la fois chez des écolos purs et durs – les deep ecologists - et dans les hautes sphères de la ploutocratie mondiale. Oh ! bien sûr, il ne s’agit pas de passer aux actes, mais on a bien le droit de penser, non ? Alors, des chiffres traînent ici et là, calculés on ne sait comment, tel celui de 2 milliards d’habitants qui - d’après X ou Y - serait l’optimum pour la planète. Méfiez-vous des chiffres qui circulent, que personne ne vérifie, que personne ne conteste : un jour, présents dans tous les esprits à force d’avoir été répétés, ils s’imposent comme une évidence. Pour en revenir à la planète et à son peuplement humain, réfléchissez bien et vous verrez que c’est logique. Combien les deux milliards d’individus qui savent produire de la richesse perdent-ils d’énergie et d’argent, depuis des décennies, à lutter contre la misère des autres ? Qui sont ceux pour qui il faut sans cesse mettre la main au portefeuille ? Qui sont ceux qui nous obligent, par leur nombre, à limiter l’usage de notre richesse à cause de l’empreinte écologique ? Toujours les mêmes, bien sûr, aussi incapables de s’en sortir qu’il y a dix ans, vingt ans ou trente ans ! Et que nous rapportent-ils en échange de nos sacrifices ? Mais rien ! D’ailleurs, entre nous, faut-il aller, pour constater cela, sur d’autres continents ? N’y a-t-il pas déjà, en Occident, dans nos pays, des populations qui nous envahissent, que l’on entretient à grands frais parce qu’elles n’ont plus de place dans une société évoluée, et qui trouvent en plus le moyen de nous empoisonner la vie par leurs comportements, leurs chapardages et leurs agressions ? Finalement, on ne les aurait pas, tout ne serait-il pas plus simple ? On ferait des économies sur les dépenses de sécurité, on pourrait sortir de chez soi en laissant les clés sur la porte comme jadis ; on pourrait rembourser cette foutue dette publique et on baisserait ces saloperies d’impôts qui nous ruinent ! On y perdrait des consommateurs, dites-vous ? Vous voulez rire : ils ne consomment qu’avec notre argent ! Et un jour, pour survivre, ils seront fichus de nous voler nos jardins d’agrément pour y faire leurs potagers!

 

Voilà le champ de bataille de notre époque, du moins tel que certains se le représentent. D’une part, une population de happy few – les deux milliards, mais peut-être bien moins dans certains esprits - dont les grands besoins de consommation seraient suffisants pour faire tourner la machine économique - on garderait juste ce qu’il faut de pauvres pour assurer une nécessaire domesticité. Et, de l’autre côté de la mer ou de la rue, des gens qui ne présentent même pas l’intérêt de devenir un jour des consommateurs. Bref, rien de mieux que des êtres humains. Si on voulait les tirer de leur condition, il faudrait réinventer les Trente Glorieuses avec les systèmes sociaux et fiscaux, les conséquences écologiques et énergétiques que vous imaginez. En attendant, ils sont coûteux, ils polluent et ils enlaidissent de leur misère, de leurs maladies et de leurs mioches innombrables le visage de la Terre. En outre et surtout, comme ils commencent à s’indigner, ils peuvent devenir dangereux…

 

Imaginez, à l’inverse, combien la Terre serait belle et préservée, la vie facile et paisible, s’il n’y avait que quelques gens riches, bien éduqués, raffinés, satisfaits de leur sort. Imaginez l’espace et les richesses que cela libèrerait ! Soyons réalistes : ce constat n’autorise-t-il pas à se demander, au nom de l’évolution de l’espèce elle-même et en s’affranchissant de toute sentimentalité ridicule, comment « gérer » ces populations encombrantes ? On pourrait déjà cesser de gaspiller nos moyens à prolonger leur agonie. D’ailleurs, avec la crise de la dette souveraine, bon gré mal gré, c’est sans doute ce qui va se passer. Ensuite, des rumeurs vont et viennent qui parlent d’OGM ou de bactéries expérimentales pouvant malencontreusement s’échapper de quelque laboratoire. Ou encore de campagnes de vaccination qui pourraient entraîner - tout aussi accidentellement - la stérilité des enfants vaccinés. Paranoïa, fantasmes ? Il suffit d’un germe d’idée dans un esprit pour que la menace soit là. Et le germe est là, je vous l’assure, et en outre les circonstances sont en train de se réunir pour que des idées inavouables, finissant par paraître bonnes à un assez grand nombre de décisionnaires, on en fasse l’expérience. On a attendu la Libération pour se rendre à l’évidence des camps de la mort, alors que, dès avant la guerre, l’information filtrait, y compris dans les chancelleries. Mais, pour les uns, c’était trop gros pour qu’on y croie, et, pour les autres, hélas ! c’était honteusement désirable…

 

06/08/2011

Refuser de comprendre

 

 

Deux événements ont marqué mon éducation économique. Le premier, au début des années 80, avait trait à la dette du Mexique. Encouragée par les institutions financières internationales quand le pétrole avait fait affluer les devises dans les caisses du pays, encouragée aussi par les Etats-Unis pour qui c’était un levier d’influence sur son gouvernement, la dette du Mexique avait explosé. Puis, le prix du pétrole avait baissé et vous imaginez le reste. Les jongleurs étaient passés du rire aux larmes, de l’euphorie à l’angoisse fébrile. Un expert, un jour, avait expliqué que, si les banques prêteuses – qui étaient plusieurs centaines – provisionnaient dans leurs comptes, à sa vraie valeur, la dette du Mexique, la plupart et non des moindres pourraient se déclarer en faillite. Autrement dit, tant qu’on faisait semblant de ne pas savoir tout continuait à fonctionner, mais un simple trait d’écriture avait le pouvoir de provoquer une catastrophe. Le second événement qui m’a fait réfléchir a été le krach de 1987. Les grandes entreprises françaises n’avaient pas eu d’aussi bons résultats depuis longtemps. Pourtant, emballement de la machine – qu’on a attribué à des logiciels qui vendaient ou achetaient automatiquement en fonction de certains critères, – et la bourse dégringola méchamment.

 

Entre temps, ayant intégré une banque mutualiste, je m'étais intéressé à l’histoire de Friedrich-Wilhelm Raiffeisen et de ses émules, et j’avais compris que l’enrichissement des usuriers provenait moins des intérêts auxquels ils soumettaient les emprunteurs que de la spoliation de ces derniers quand ils ne pouvaient plus rembourser. En rapprochant ces trois faits, la dette du Mexique, le krach de 1987 et le véritable fonctionnement de l’usure, je me suis forgé une idée assez frustre des rapports entre les financiers de haut vol et l’économie dans laquelle, vous et moi, nous avons notre vie. Je sais que quelque Diafoirus économiste pourra me démontrer doctement que mes idées sont simplistes et que je suis un arriéré mental qui n’a rien compris. A vrai dire, je m’en contrefous ! Il y a un moment - peut-être vous-mêmes l’avez-vous déjà ressenti - où comprendre trop bien c’est devenir complice. D’ailleurs le mot « compréhension » n’a-t-il pas deux acceptions ? Quand la RATP, trois ou quatre fois par jour, remercie les passagers de leur « compréhension » pour les incidents de parcours qu'ils ont subis, elle ne manifeste pas sa gratitude pour un acte d’intellection ! A quand des messages de Goldman Sachs remerciant les peuples à exsangues de leur « compréhension » ?

 

L’Histoire n’a pas attendu notre époque pour développer la rhétorique qui permet de montrer aux esclaves et aux misérables qu’ils sont à la place qu’ils méritent, à leur juste place, et que la faim, la souffrance et l’exploitation résultent de lois justes, voire sacrées. C’est le discours de l’usurier promu économiste. « Mon pauvre ami, je ne suis pas responsable de la maladie de la pomme de terre. Vous êtes venu me demander de l’argent, j’ai bien voulu vous le prêter. Maintenant, vous me dites que vous n’avez pas les moyens de me rembourser, que la récolte a encore été mauvaise. C’est bien regrettable, mais je n’en suis pas responsable. Je ne fais pas le temps et les bestioles. Je vous ai prêté de mon argent que vous vous êtes engagé à me rembourser. Vous me dites que le taux d’intérêt est trop élevé, mais vous l’avez accepté. Vous avez jusqu’à demain, sinon, en application de notre contrat, vos biens m’appartiendront ! » Il faut se souvenir que c'est en réaction à cela que le mutualisme du XIXème siècle s'est développé. On peut aussi se souvenir que l'Eglise fut longtemps opposée au prêt à intérêt, position qui est aujourd'hui encore celle de l'Islam.

 

Au delà d'un certain volume, il est douteux que l'argent ajoute beaucoup de plaisir à la vie. Il permet simplement de s'offrir plus de biens qu'on n'a de temps pour en jouir. Sans fréquenter la jetset, vous vous ferez une idée de la chose en comptant les paires de chaussures de quelque coquette un peu friquée qui n'a au mieux que deux pieds comme vous et moi. Evaluez le "temps de plaisir" que lui procure chacune de ces paires, dont le nombre d'ailleurs augmente de jour en jour. Vous pouvez remplacer les chaussures par des voitures, des datchas, des bijoux ou des avions, c'est la même chose. Le premier et véritable avantage de l’argent, ce ne sont pas les objets qu'il permet d'acquérir, c’est le pouvoir qu’il donne. Et c’est ce pouvoir que, nonobstant les prétendues lois de l’économie, il faudra accepter d’ébranler. Et ce sont les prêtres de cette religion qui fait main basse sur la planète au profit d’un tout petit nombre qu’il faudra oser condamner.

 

Mais peut-être devrons-nous aller jusqu’à imiter Ulysse : nous faire lier au mât de notre radeau et nous colmater les oreilles de cire pour ne pas entendre les discours dont on essaiera de nous désarmer. En tout cas, pour fortifier notre résolution, regardons le mal à sa source : est-il juste que quelques humains, sans produire de richesses réelles, aient pu accumuler une telle force de frappe financière ? L'argent qui nous a fait défaut, ne serait-ce pas celui-là même qu'ils se sont approprié, que nous leur avons emprunté et dont ils se servent pour nous étrangler ?

04/08/2011

Les raisins de la colère

 

 

J’ai revu avant-hier soir le film tiré par John Ford du roman de John Steinbeck, avec le jeune Henry Fonda dans le rôle central. Alors que la Grande Dépression, partant de Wall Street, s’est abattue sur l’économie mondiale, l’Oklahoma et l’Arkansas sont en outre frappés, durant plusieurs années consécutives, par des tempêtes de poussières – le Dust bowl - qui ruinent l’agriculture. Les malheureux fermiers, dans l’incapacité d’honorer leurs dettes, sont violemment expulsés et, par millions, fuient sur les routes en direction de la Californie, où la cueillette des fruits a besoin de main d’œuvre. Tom Joad, qui vient de sortir de prison, arrive dans une ferme familiale désertée et finit par retrouver les siens chez un oncle, au moment où tous s’apprêtent à prendre la route dans leur vieux camion.

 

L’histoire aurait pu s’intituler Vae victis ! – Malheur aux vaincus ! Mais il y a tant d’histoires à qui ce titre irait bien ! Le malheur des uns a toujours procuré des opportunités au bonheur des autres. Les propriétaires et les prêteurs envoient leurs sbires s’assurer que les malheureux s’en vont bien et qu’ils ne seront pas tentés de revenir. Les bulldozers renversent les modestes bâtiments de bois, on les arrose d’essence, on les brûle. Les pauvres gens voient détruire ce qui a été leur vie. Après avoir cultivé la terre, ils sont devenus une mauvaise herbe qu’on arrache. Ils regardent, incrédules, ceux qui exécutent des ordres aussi cruels. Comment peuvent-ils faire cela ? Ne nous connaissions-nous pas ? Et c’est la réponse, toujours la même, de tous les fourriers de malheur depuis des siècles : « Je n’y suis pour rien dans ce qui vous arrive. Je ne fais que mon travail. Je suis payé pour cela. »

 

Il y aura un moment d’humanité, lorsque, dans un snack au bord de la route, une serveuse émue par la petite fille cède des friandises – et, par respect, sans le dire - en dessous de leur prix. Pourtant, deux minutes auparavant, la même femme avait refusé de ne vendre que du pain, la seule chose que la famille avait les moyens de payer, au motif « qu’ici ce sont des repas complets que l’on sert ». Ce n’était peut-être pas la réponse qu’elle avait envie de donner, mais celle, à son idée, que son chef attendait d’elle. Encore un réflexe de tous les temps. Heureusement, le chef intervient et ordonne qu’elle vende le morceau de pain. Au passage, on aura aussi reconnu une autre rengaine sempiternelle : en appeler aux normes, aux procédures et aux règlements pour se défausser de sa responsabilité personnelle.

 

Parvenus en Californie, ce sont d’autres avanies qui attendent les exilés. Ils viennent pour travailler et ils sont accueillis comme de la racaille. Il n’y a rien qui fasse davantage peur aux riches que les pauvres sans qui ils ne seraient pas riches. Police ou milice, contremaîtres ou chiens de garde, le mépris et la brutalité sont de règle. La famille est parquée, avec des centaines d’autres, dans un campement enserré de barbelés, aux rares points d’eau, et logée dans une baraque rudimentaire. Les salaires sont loin de correspondre aux promesses des prospectus : la « loi du marché » est à l’œuvre. Le gain d’une longue journée de travail permet à peine d’acheter de quoi manger à l’épicerie du camp. Loin d’être la terre promise, les grands vergers ne sont qu’un autre lieu d’exploitation de la misère.

 

Nous avons là la combinaison de trois phénomènes qui confèrent à cette histoire une actualité très sensible. Le Dust bowl de l’Oklahoma est une catastrophe écologique d’origine humaine : c’est le résultat d’une érosion causée par l’abus des labours. Le vent a fait le reste. La Grande Dépression, quant à elle, résulte de l’interaction entre l’économie réelle et les activités financières. Le troisième phénomène est social : quand la société, sous prétexte de vertu économique, ne fait qu’organiser la loi du plus fort. Les raisins de la colère : une histoire d’hier ou d’aujourd’hui ?