09/12/2011
Les pièges de la pensée mécanique
J’appelle « pensée mécanique » une pensée qui ne se pense pas. Sa manifestation la plus visible, ce sont les situations absurdes qu’elle crée et auxquelles elle n’apporte aucune solution, justement parce qu’elle ne se pense pas et que ceux qu’elle guide s’abandonnent à elle par esprit d’obéissance, par soumission sans réserve à la hiérarchie, ou tout simplement par peur ou paresse. Comme le disait le philosophe Alain, et j’aime bien l’image, cette pensée-là ne reflète que la loi de la pesanteur et la chute des corps. Malheureusement, l’absurde n’est pas son unique conséquence. Avec l’absurde, elle engendre aussi, parfois, la barbarie. L’Histoire nous montre à quelles cruautés elle peut conduire les peuples dits les plus civilisés. Dans Les raisins de la colère, l’homme qui s’apprête à raser une ferme devant ceux qui l’habitaient déclare : « Ce n’est pas moi qui décide. J’obéis aux ordres. » Pendant la Seconde guerre mondiale, combien de gendarmes ont-ils fermé les yeux et enfreint le serment d’obéissance qu'ils avaient fait à Vichy, alors qu’on leur demandait de déloger des enfants dont le seul crime était d’être juifs ? Il y avait des lois, des procédures, des ordres. Leur seule pensée était celle du chasseur : traquer le gibier et le livrer.
Vous me direz que cette époque est loin derrière nous. Ne croyez pas cela. La pensée mécanique, qu’on peut aussi qualifier de bureaucratique, n’est jamais morte. Elle n’est jamais morte parce qu’elle se nourrit de l'agonie de la vraie pensée qui est une flamme fragile toujours dépendante du courage : le courage d’être seul, le courage d’aller vers les autres, le courage de transpirer un peu du cerveau. Elle n’est jamais morte parce qu’elle fait lit commun avec cette forme de paresse qu’est l’irresponsabilité. « Je n’y suis pour rien. Je ne fais pas la loi. Je ne suis là que pour l’appliquer. » Je vois par exemple ce matin qu’à Grenoble, en toute légalité bien sûr – la pensée mécanique s’appuie toujours sur la légalité – une famille va être disloquée. Le père sera renvoyé au Danemark avec ses trois jeunes enfants tandis que la mère restera derrière les barreaux du Centre de rétention administratif. Notez que, déjà - la pensée mécanique est efficace - les enfants, qui étaient scolarisés, sont derrière les barreaux dudit Centre de rétention. Cela leur fera des souvenirs. Qu'est-ce qui a entraîné cette situation ? Les parents sont en situation irrégulière. Des « sans papier ». Et il y a des lois pour cela. Le juge n’a fait que son travail. Les policiers n’ont fait que leur travail. Les gardiens de la taule ne font que leur travail. Peut-être retrouverait-on même quelque bon citoyen de la république picrocholine qui, par un coup de fil, a facilité la tâche salvatrice de la police.
Pensée mécanique aussi, et bureaucratique, et irresponsable, que celle qui fait que nos dirigeants obéissent aveuglément à une tribu d’hommes et de femmes baptisée « agences de notation ». Cette tribu, d’ailleurs, telle la police de Vichy ou les fourriers de l’Inquisition, ne fait elle-même qu’obéir au système dont elle est le rouage. Je n’ai pas entendu dire qu’on y ait détecté des transfuges ou repéré des résistants. La soupe doit être bonne, ou alors les traîtres ont été discrètement réduits au silence. Pourtant, si nous étions des Martiens fraîchement débarqués qui regardent ce qui ce passe dans cet étrange bocal qu’est la sphère économique et financière terrestre, ce que nous verrions serait comique, ne fût-ce la misère qu’on est en train de semer. Cela, au nom d’une idéologie qui se prétend – demandez au fantôme de Milton Friedman – "la seule propre à accroître la richesse". Il est vrai que tous les prophètes du paradis ont sacrifié sans lésiner des générations au nom d'une terre promise qui n'existait que dans leur aveuglement. Mais, plus grave encore que la misère, ce qui est maintenant en jeu, c’est la démocratie elle-même, c’est-à-dire une représentation de l’homme qui soit plus qu’un pur agent économique, une vision de notre vie autre que soumise au double esclavage de la production et de la consommation.
Dans les romans policiers de mon enfance, le héros affirmait doctement : « Il faut chercher à qui le crime profite ». Alors, dites-moi, qui la pensée mécanique – « il faut obéir aux indices et à leur clergé » – est-elle en train d’enrichir ? Surtout, quel pouvoir est-elle en train d’accroître - démesurément - sur toute forme de vie, humaine mais aussi végétale et animale ? Pour les usuriers du monde, il ne s’agit plus de chasser les fermiers impécunieux que nous sommes, nous et nos Etats. Il ne s’agit même plus, prioritairement, de maximiser le profit qu’ils tirent de l’argent qu’ils nous ont prêté. Il s’agit de faire de la Terre leur domaine. Il s’agit de faire de nos représentants de bons vassaux et de nos personnes des facteurs d’enrichissement aussi peu coûteux et encombrants que possible – vous savez : comme les mineurs et les métallos d’avant Germinal.
Alors, à quoi ressemblera une Terre où règneront enfin les hyper-riches et leurs bras séculiers que sont les multinationales semencières et pharmaceutiques ou les groupes financiers propriétaires de la Presse ? A quoi ressemblera notre vie quand on nous imposera – pour notre bien et avec le soutien mécanique du Législateur et de la bureaucratie du bonheur - la variété de légumes que nous avons le droit de cultiver et de consommer, les vaccins que nous devons laisser entrer dans nos veines, les informations que nous avons besoin d’avoir et celles que nous devons donner, ce que nos enfants doivent apprendre et croire, le lieu où – selon le sacro-saint Marché - nous devons vivre et travailler ? Et à quoi ressemblera-t-elle, notre vie, quand, complémentairement, toujours pour notre bonheur, on nous interdira le reste ?
Qu’on ait pu respecter une religion dont le clergé, au nom d’un dieu d’amour, torturait et brûlait vifs des êtres humains, est resté pour moi un mystère. Qu’on puisse aujourd’hui servir, avec le système qu’elle a engendré, une idéologie qui réduit manifestement le monde à la possession de quelques-uns, ne peut que relever de la naïveté, de la paresse, de la stupidité – ou de la collusion. C’est au nom du droit et du contrat que l’usurier de jadis dépouillait les emprunteurs malheureux. Peu nombreux étaient ceux que cela émouvait : dura lex sed lex ! Cependant, quelques hommes ont placé leur conscience au dessus de ce que couvrait la légalité de leur époque. Ils ne pensaient pas mécaniquement selon les règles du temps. Ils ont créé des syndicats et fomenté des résistances. Ils ont construit des économies parallèles, organisé la solidarité et l’union des faibles face aux exploiteurs. Ils ont amélioré le monde contre ceux qui tentaient de s’en emparer. Ils avaient une éthique. L’éthique est au dessus des contrats. Ils avaient une pensée. Et penser, c’est déjà désobéir.
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26/11/2011
Management des organisations
1. Le Manager cynique
« Nous sommes entre nous, alors je vais vous dire, mon vieux : il faut être pragmatique. On peut jouer les imbéciles – et je sais faire – sans être un imbécile. Si vous prenez le QI d’une population, vous aurez une courbe de Gauss : aux extrémités, en faible nombre, les gens très intelligents d’un côté et les plus stupides de l’autre. L’immense majorité, 80% au moins, se trouve dans la brioche de la courbe. Une organisation chargée de créer de la valeur pour des millions de clients, que ce soit en fabriquant des voitures, des assurances, de la choucroute ou des gode-michets, doit tenir compte de cela : quelles que soient les complexités de son métier, elle doit fournir des produits simples à comprendre, aisés à se procurer et faciles d’utilisation. Les succès d’Ikéa, d’Apple, etc. démontrent cette vérité : le consommateur moyen a une intelligence moyenne. Non seulement, d’ailleurs, il a une intelligence moyenne, mais en outre il passe sa vie à l’anémier avec des loisirs stupides. Or, ce qui est vrai des consommateurs l’est évidemment des salariés, puisque ce sont les mêmes personnes. Pour être performante, l’entreprise doit donc s’organiser pour l’être avec des individus moyens. Moyens en intelligence et moyens aussi en motivation, car, pour la masse, travailler n’a pas le même attrait que consommer : je n'ai pas besoin de vous faire le dessin !
Contrairement aux grandes litanies des consultants New Age qui veulent nous vendre leurs utopies, la masse des individus n’a pas envie d’être créative, de réfléchir, et tout ce bullshit. Elle a envie d’un peu de fric pour acheter la lessive et les derniers gadgets que lui propose la télévision et pour se la jouer le week end avec les idiots qui lui ressemblent. Certes, nous devons y mettre des formes, parler à nos collaborateurs de leur intelligence, de leur « compréhension des enjeux », de leur engagement, etc. : il ne faudrait pas augmenter le nombre des tire-au-flanc qui est le point faible de toute entreprise. Mais, entre nous, dans la réalité, ne soyons pas dupes : tout doit être organisé pour atteindre l’excellence avec des zombies. C’est pourquoi le modèle militaire - avec ses fantassins, ses procédures carrées et sans intervention de la pensée, son obéissance mécanique, sa rapidité à exécuter le plan établi par les chefs - est le seul qui soit bon. Mettez là-dedans vos consultants « en intelligence collective » et autres irresponsables du même acabit, et vous verrez si vous gagnerez la bataille de la Marne ! Je ne donne pas trois jours pour que les gars jettent leurs armes et rentrent chez eux, sans se soucier de l’ennemi qui est sur nos talons ! Arrêtons les billevesées : oui, nous sommes en situation de guerre - de guerre économique. Une organisation efficace remporte les batailles avec 80% de godillots qui agissent intelligemment, non grâce à leur capacité de réflexion mais grâce aux ordres et aux procédures qui leur dictent ce qu’ils ont à faire à la seconde près. Et si la discipline est assez respectée et la procédure assez simple pour pouvoir rendre productifs les 10% les plus stupides de la population, alors vous marquerez des points sur vos concurrents car, comme on dit dans l’industrie, vous aurez trouvé une utilité pour les « stériles ».
Alors, bien sûr, il faut gérer les autres, les dix pour cent qui ont des prétentions au génie. Notez que, si vous vous référez à ce que je viens de vous dire, on n’est pas obligé d’en embaucher beaucoup. Des bacs + 5 et plus, c’est souvent la gloriole du DRH qui les recrute, mais ils croient que c’est parce qu’ils ont des idées ! Je les ai observés, croyez-moi. Les véritables leviers de la performance, ceux que je viens de vous décrire, très peu pour eux ! Ce n’est pas assez noble, pas assez intellectuel ! Alors, si vous ne voulez pas qu’ils deviennent une plaie, il faut les orienter vers l’exploitation de leur intelligence opérationnelle et leur faire oublier le babillard qui soulève des questions sans intérêt, provoque des débats sans fin et retarde l’action. Heureusement, en général, le reste de l’organisation que je vous ai décrite se charge de les assagir : quand vous êtes le seul de vos pairs à vous masturber les neurones, on vous remet vite au pli et le moule reprend le dessus. Alors, ils se calment ou ils s’en vont. Mon conseil ? Harassez-les de travail. Faites-leur aspirer à des titres dans la hiérarchie. Donnez-leur des signes extérieurs de la faveur dont ils jouissent auprès de vous. Payez-les bien mais laissez-leur espérer toujours plus, afin qu’ils nourrissent sans cesse de nouveaux besoins qui les feront courir en oubliant la part d’eux-mêmes qui pourrait encore avoir envie de cogiter. Souvenez-vous aussi que penser, c’est désobéir. Les gens qui ont le temps de penser finissent toujours par penser que le chef se trompe et commencent à se demander comment le renverser. Personnellement, être renversé ne m’inquiète pas. Mais un putsch en pleine guerre, c’est la défaite assurée pour le pays.»
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23/11/2011
Le gaspillage alimentaire: une manne ?
Alors que la misère s’accroît et que notre empreinte écologique a dépassé la capacité de régénération de la planète, le gaspillage alimentaire, à l’échelle où nos sociétés l’ont développé, n’est pas supportable.
Cependant, – une fois compris les mécanismes qui engendrent ce phénomène – c’est une réserve de richesse accessible, et rapidement. De telles opportunités sont rares !
Alors que nous nous enfonçons dans la crise, comprendre et réduire le gaspillage alimentaire est source d’effets bénéfiques du champ jusqu’à l’assiette, notamment pour le budget des ménages.
Après l’état des lieux le plus récent, ce sont la conviction et les pistes d’action que notre amie Dominique Viel, souhaite partager avec nous.
Contrôleur général au Ministère des Finances, ancienne élève de l’ENA, Dominique est actuellement chargée d’une mission sur le gaspillage alimentaire par les ministères de l’Ecologie et de l’Agriculture. Elle vient de publier : Les Poissons, consommons durable, aux éditions Amyris.
Conférence et dîner: 30 € de participation aux frais.
Inscriptions par mail à thygr@wanadoo.fr avant 29 novembre. Le lieu sera choisi en fonction du nombre de participants.
Rencontre organisée par l'association The Co-Evolution Project: http://co-evolutionproject.org
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