18/02/2012
« Je n’ai pas envie de jouer les héros ! »
« Je n’ai pas envie de jouer les héros ! » Voilà une phrase qui avoue, qui signe une capitulation. On me la rapportait encore récemment à propos d’une conduite scandaleuse que tout le monde réprouvait mais que personne n’osait dénoncer. L’ensemble de ceux qui pouvaient y mettre un terme était pourtant plus fort que ceux qui en auraient indisposés. Mais voilà, chacun de ceux qui condamnaient dans leur for intérieur ces agissements se sentait seul. Soit il redoutait que son franc-parler se retournât contre lui-même, que l’aveu de sa critique ne fût porté à la connaissance des personnes concernées par quelque ambitieux en quête de se faire valoir. Soit personne ne considérait que les autres, bien qu’ils partageassent le même point de vue, seraient assez courageux pour, le moment venu, avancer à découvert en même temps. La confiance manquait donc dans au moins deux domaines : l’honnêteté des autres ou leur courage. Certains appellent cela « être réaliste ».
C’est ainsi que, grâce au « réalisme » des honnêtes gens, les abus de toute sorte perdurent. Comme l’a dit je ne sais plus qui, le plus grand danger ne vient pas des vrais méchants, car ils sont rares. En vérité, le plus grand danger vient des honnêtes gens qui laissent faire les méchants. Chacun se remémorera des exemples historiques ou personnels qui illustrent ce constat. Les seuls d’entre nous qui ont quelque peu retenu notre monde sur la pente de la barbarie sont ceux qui, nonobstant les plus grands risques, ont été - parfois un seul instant mais quand il le fallait - des héros. Tous ceux qui ont dit à voix haute ou dans leur barbe : « Je n’ai pas envie de jouer les héros », tous ceux-là, qui croyaient rester honnêtes parce qu’ils ne tenaient pas directement l’arme du crime ou ne profitaient pas de celui-ci, se sont faits les complices du diable.
Les hommes ont très tôt compris que, pour entraver les agissements néfastes au bien public, il fallait pallier la lâcheté de l’individu à qui le pragmatisme conseille toujours d’abdiquer sa responsabilité. C’est pourquoi, à toutes les époques et partout, on trouve des fraternités ou des confréries dont les membres se jurent le soutien réciproque qui engendre le courage et l’abnégation : les Chevaliers de la Table Ronde, les Trois Mousquetaires, les Sept Samouraïs, les Incorruptibles… Dans certaines communautés, il y avait même des épreuves initiatiques destinées à évaluer la capacité de résistance des impétrants à la tentation de se démettre. Ces communautés sont exposées, comme toute chose, aux dérives de l’entropie. La solidarité qui fait leur force peut un jour se détourner de l’idéal fondateur pour s’enliser dans la conquête et la conservation des seuls biens matériels. Les Templiers, à l’époque de Philippe IV le Bel, seraient un exemple de cette dérive. Certaines fraternités, d’ailleurs, d’entrée de jeu, se sont construites sur l’objectif d’améliorer la situation de leurs membres et leur pouvoir sur toute forme d’autorité. Mais, si l’on n’accepte pas le risque de dérive, rien n’est envisageable. Ce ne serait pas si mal si, déjà, l’on retrouvait pendant quelques lustres la noblesse d’âme des chevaliers de jadis. Nous avons besoin de héros.
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16/02/2012
Que vive la Grèce !
Autour de mes vingt ans, j'eus la chance de vivre une expérience qui, à, l’époque, devenait rare : une sorte de rite de passage à l'âge adulte. Ce rite a pris la forme d'un voyage en Grèce avec une poignée de copains qui sont restés pour moi comme des frères. Certes, ce ne fut pas la « grosse Wanderung » des jeunes diplômés allemands, ou le tour du monde qu'est en train de faire Estelle, ou le wwoofing dans l’hémisphère austral que vient de faire une autre Estelle. Ce ne fut qu'un mois dans un pays d’Europe. Mais rappelez-vous un premier détail qui avait son importance: dans ces temps maintenant si lointains, il n’y avait pas l’Internet et pas davantage de cellulaires, et, dans la Grèce d’alors, il y avait fort peu de cabines publiques et de lignes téléphoniques de qualité. Vous vous en doutez, ce n’était pas pour nous déplaire : nous étions – enfin - des chiens sans laisse ! Ce fut donc, à l’abri de la sollicitude et de l’autorité parentales, un vrai mois de liberté. Au surplus, ce fut un mois de nomadisme, à courir à la rage du soleil des routes sèches et caillouteuses, à dormir sous la tente en rase campagne – une expérience que nous faisions aussi pour la première fois. C'était en aout 1971 et le pays de Socrate était alors sous la botte des colonels. L’idée de ce voyage nous était venue l’année précédente, comme nous aidions l’un d’entre nous à décrépir une vieille ferme. Nos imaginaires nourris d’humanités s’étaient aussitôt emballés à cette perspective et nous n’avions plus rêvé que d’entrer dans ce livre aux images si familières, et ainsi, dans les mois qui suivirent, chacun finit par triompher des résistances familiales.
Nous avions établi un itinéraire qui nous faisait faire le tour complet du pays. Nous nous sommes déplacés de site en site et nous trouvions à dresser nos tentes dans la campagne environnante. Le soir de notre arrivée, cependant, au moment d’organiser notre premier bivouac, nous eûmes un moment la crainte que les choses ne soient pas aussi faciles que nous les avions imaginées. Nous venions de longer la mer dont la variété des nuances avait ébloui les moins poètes d’entre nous, et, pour installer notre bivouac, nous ne trouvions que des terrains de hautes herbes, ce qui n’est pas le sol idéal pour planter des sardines. Et voilà qu’en plus, sorti d’on ne savait où, un gars courait vers nous à toutes jambes en poussant des cris que nous prîmes pour une injonction de déguerpir. Quand il fut plus près de nous, nous vîmes une physionomie rassurante. Il nous répétait un mot qui ne nous évoquait rien. A force de gestes, il nous fit comprendre que ce n’était pas un bon endroit car les herbes abritaient des serpents. Nous nous apprêtions à nous éloigner, mais il nous fit signe de le suivre. Nous nous retrouvâmes bientôt devant une maison en construction – tout juste hors d’eau, comme on dit dans le bâtiment – au bord d’une petite plage, face à la mer. Et là, notre hôte – car c’est ce qu’il était en train de devenir – nous fit comprendre que nous pouvions y passer la nuit, à l’abri des reptiles et du froid. Gratuitement. Puis, il disparut.
Il n’y eut pas une soirée où les Grecs ne nous manifestèrent ainsi leur gentillesse et leur délicatesse. Le scénario se répétait à peu près toujours le même. La nuit suivante, par exemple, nous la passâmes près d’Olympie, dans nos sacs de couchage, à regarder les étoiles filantes en faisant des vœux. Nous avions frappé à la porte d’une ferme et demandé l’autorisation de nous installer. On nous avait montré un emplacement à un jet de pierre, sur un talus. Nous avions fait réchauffer quelques rogatons sur notre bouteille de Butane et c’est seulement quand ils virent que nous avions fini notre dîner que nos hôtes s’approchèrent, avec une bouteille de retsinata et un gros morceau de fromage. Je vois encore les jeunes filles, fort timides, qui restaient un peu en retrait tout en se poussant du coude et en pouffant. Les échanges n’étaient pas faciles. Les plus lettrés de la bande avaient une bonne connaissance du grec ancien, mais l’avaient davantage pratiqué sur le papier que dans le dialogue. Nous étions plusieurs à avoir, comme nos hôtes qui avaient vécu l’Occupation, une teinture d’allemand. J’avais au surplus, par précaution et par curiosité, suivi une poignée de leçons de grec avec la méthode Linguaphone. On mélangeait tout cela, on s’en arrangeait et on passait une bonne soirée. J’avais notamment appris à dire: « Nous sommes français ». Ce qui donne phonétiquement, si ma mémoire est bonne : « Emis imaste gallika ». Je trouve que c’est une politesse de pouvoir se présenter dans la langue de ceux dont on foule le sol. Un jour, j’eus cette réponse : « Ah ! Gallika ! De Gaulle ! Brigitte Bardot ! » C’était bon enfant et c’était un vrai bonheur. Même aux abords des grandes villes, quand la densité des touristes augmentait et que les terrains disponibles s’entouraient de grillage et de méfiance, il était rare qu’il n’y eût pas une rencontre chaleureuse. Un nom m’est resté : Spiro Damascos, un jeune architecte qui passait sur son scooter et qui nous proposa de nous montrer le chemin jusqu’au bal populaire où il se rendait.
La Grèce, bien sûr, c’est Homère, Socrate, Epicure, Platon, l’Acropole, Delphes, Délos, Corinthe, et tous ces lieux et ces esprits si nombreux qu’il faudrait des pages et des pages rien que pour les citer. La Grèce et l’âme de l’Occident sont indissociables. Mais, la Grèce, c’est aussi ce peuple de gens simples et hospitaliers que j’ai côtoyés pendant un mois. Alors, quand je vois ce qu’il est en train de vivre, ce peuple, j’en ai mal aux tripes. « Ce n’est que justice ! » s’écrieront les gardiens du temple de la finance, les sbires de ceux qui prétendent acheter le monde grâce à l’argent créé par l’usure et la spéculation. Et moi, j’entends, en réponse, ce mot d’Albert Camus : « Je préfère ma mère à la justice ».
Non, la Grèce, sous prétexte qu'elle a péché, ne peut pas être réduite à ce corps encore palpitant qu’on livre aux équarisseurs de service. Je ne sais pas ce que nous pouvons faire pour elle. Peut-être, au moins, de peuple à peuple, pouvons-nous lui envoyer des signes de fraternité. C'est ce que se veut cette modeste évocation de mes souvenirs. En tout cas, nous ne devons pas nous faire d’illusion : la Grèce est un miroir dans lequel nous pouvons scruter ce qui nous attend.
UN CHOIX DE CHRONIQUES EXTRAITES DE CE BLOG A ETE PUBLIE
PAR LES EDITIONS HERMANN
SOUS LE TITRE: "LES OMBRES DE LA CAVERNE"
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14/02/2012
Le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes
Je vois passer de temps en temps une pétition concernant les OGM et les abeilles. L’an dernier, en Espagne, l’introduction d’un maïs de Monsanto a pollué les fleurs dont le pollen collecté par les butineuses, du coup, devint interdit à la consommation humaine. Cela n’empêche pas maintenant l’arrivée imminente de ce maïs en France. Hier, le clergé faisait la pluie et le beau temps sur le destin de ses ouailles, aujourd’hui, ce sont Monsanto et ses semblables qui en décident pour l’humanité. Je ne file pas la métaphore religieuse au hasard, il y a bien plus de croyance que de rationalité dans l’empire concédé à Monsanto. Que va-t-il se passer ? La pétition demandant que la culture de ce maïs soit interdite en France a déjà recueilli plus de 150 000 signatures, soit plusieurs fois l’équivalent de la population de la principauté de Monaco dont personne ne contesterait la souveraineté. En haut-lieu, on peut cependant juger que ce n’est pas assez pour être pris en compte et que le problème est marginal, de l‘ordre de ces dégâts collatéraux qui ne doivent pas entraver un grand dessein. Bien qu’à vrai dire, le grand dessein, un dessein à la taille des vrais enjeux de l’époque, on le cherche…
Il y a de grandes frustrations à jouer les Cassandre. Bien sûr, il faut compter avec ceux qui, en l’occurrence, signeraient volontiers la pétition mais ne savent même pas qu’elle existe. Il faut quand même être identifié sur certains réseaux pour recevoir ces alertes, car ce ne sont pas les grands médias qui vont nous les proposer à domicile avec une plume pour les signer ! Il faut compter aussi avec ceux qui croient encore que toute cette histoire est un délire de hippies attardés. Ceux-là, en général, ont appris à croire que technologie égale progrès et vice-versa. Puis il y a tous ceux, et ce sont parfois les mêmes, qui ont vissé dans l’âme et dans le corps le respect de ce qui est grand, de ce qui est gros, de ce qui a pignon sur rue, et qui se demandent comment un lambda peut se permettre de poser un jugement dans des domaines qui le dépassent nécessairement.
Eh ! bien, dans ces domaines qui nous dépassent peut-être, techniquement j’entends, nous devons revendiquer le pouvoir d’arbitrer ! La démocratie ne saurait être la substitution du pouvoir des experts à celui des rois ou de leurs courtisans pour continuer à nous ôter les décisions qui concernent nos vies. D’autant qu’on reconnaît aux experts, sans pour autant les faire descendre de leur chaire, la capacité de se tromper. N’ont-ils pas autorisé la mise en marché, sans être le moins du monde sanctionné, de médicaments dangereux voire mortels? N’ont-ils pas prédit que 2009, puis 2010, puis 2011, verrait la fin de la crise sans qu’on cesse de les voir vaticiner à la télévision ? Ne prêchent-ils pas encore et toujours l’évangile de la croissance alors que notre empreinte écologique a dépassé le supportable ? Si les experts ont le droit de se tromper, alors ce n’est pas au nom de l’expertise qui leur ferait défaut que l’on peut interdire aux peuples de vouloir être maîtres chez eux et de prendre des décisions qui les concernent, fût-ce au risque de l’erreur. Quant à moi, c’est clair, je préfère souffrir de mes erreurs que de celles d’un autre. Mais c’est plus facile à dire qu’à faire, car, en face, ce sont des rouleaux compresseurs qui avancent vers nous : législation européenne inspirée par les lobbies, campagnes de vaccination préconisées par Big Pharma, modèles économiques bâtis sur la coercition, chantage des banques, des agences de notation et de leurs clients, oukases du FMI…
Nous avons laissé filer notre pouvoir et il se retrouve entre les mains d’hommes et de femmes qui décident en fonction de ce qui est bon pour eux et de ce qui plaira à ceux dont ils attendent faveurs et considération - comme Picrochole et ses amis de la ploutocratie - ou, à l’instar sans doute d’une majorité d’honnêtes fonctionnaires, de ce qu’ils jugent bon pour nous. L’enfer est aussi pavé de bonnes intentions. Mais les possibles bonnes intentions de ceux qui se veulent nos suzerains ne doivent pas nous faire oublier la préservation de nos libertés essentielles : comment nous voulons nous nourrir et nous soigner, dans quel environnement nous voulons vivre et quelle représentation de la condition humaine nous souhaitons léguer à nos enfants. Ce pouvoir que nous avons abandonné, que chefs de meute politiques, experts de tout poil et capitaines d’industrie ont vampirisé peu à peu, s’est protégé de notre éventuel repentir. Il s’est mis à l’abri en accumulant au fil des années une multitude de gabions et de remparts, organisés en chicane et en labyrinthes de manière à être imprenables. Des organismes qui gèrent ceci, des règlementations qui prescrivent ou interdisent cela, des officines opaques, des commissions, des instances et des décisions ministérielles qui tombent de l’Olympe - sans parler des bons petits soldats atteints de paralysie éthique qui naturellement les accompagnent.
Je ne crois plus que les pétitions, même si je continue à en signer, suffiront à protéger les territoires qui nous restent et à reconquérir ceux dont on nous a illégitimement spoliés. Je ne crois plus que la seule négociation produira à coup sûr les fruits que nous espérons. Je crains qu’il faille soutenir de trop nombreuses et trop coûteuses procédures pour que le bon sens l’emporte de temps en temps sur la rapacité. A voir la production législative et règlementaire, j’ai le sentiment, tout au contraire, que le filet se resserre sur nous, sans doute parce que, comme l’écrit Pierre Blanc-Sahnoun dans Le roi qui croyait à la solitude : « de plus en plus de prisonniers secouent leurs chaînes, se rassemblent, se mettent à parler entre eux ». Cette agitation impudente de ceux que l’on croyait avoir transformés en zombies inquiète les prédateurs et les incite à mettre les bouchées doubles. Voyez ce qu’ont fait les Islandais mais voyez aussi ce qui se passe en Grèce maintenant. Les Etats, malgré la connivence de leurs dirigeants, ne sont pas assez complices du Système ? Ils ont le sursaut de vouloir protéger quelque peu leurs administrés ? Saignons-les! Les peuples refusent de travailler plus pour gagner moins afin d’engraisser les usuriers du monde ? Mâtons-les avant d’être débordés ! Au vrai, nous sommes entrés dans une période de violences nouvelles : celles qu’infligent aux peuples ceux qui ont réussi, par leurs détournements, à se constituer une force de frappe financière redoutable.
Je pense qu’il faudra en venir – qu’il faut en venir - à des engagements moins intellectuels. Je vous invite à lire le coup de gueule – mais aussi de détresse, si j’entends bien - de Stéphanie Muzard Le Moing : http://paroledecitoyens.blog4ever.com/blog/lire-article-1.... Il ne faut pas cesser de jouer les Cassandre, quelque frustrant que soit ce rôle, mais il ne faut plus s’en contenter. Il faut descendre sur le terrain et rejoindre ceux qui nous y ont précédés. Un Etat peut faire la sourde oreille aux pétitions et aux articles. Il peut appréhender, mettre au cachot et juger une poignée de faucheurs d’OGM. Mais il ne peut pas arrêter un raz-de-marée pacifique. Un seul martyr et ce serait la révolution. La désobéissance civique est en train de devenir notre seul recours. Les Européens aussi ont envie d’un printemps.
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