21/03/2011
Démocratie (3)
Après un demi-siècle de société de consommation qui a disqualifié quasiment toutes les pratiques d’autoproduction individuelles ou collectives que nous pouvions avoir, le citoyen doit se méfier de sa tendance à tout déléguer à la puissance publique, de même qu’il a appris à s’en remettre aux marchands pour son approvisionnement en nourriture, en vêtements et en distractions. Or, « l’agent économique rationnel et égoïste » décrit par la théorie économique classique n’a rien d’un citoyen. C’est un cow boy solitaire qui, tout au plus, entre dans une catégorie commune avec ceux qui ont la même façon de vivre ou les mêmes choix de consommation que lui : propriétaires de 4x4, buveurs de thé, de bière ou de coca, collectionneurs de sextoys ou de CD. Mais, malgré un abus de langage, il ne forme pas pour autant « communauté » au sens plein du terme, il est incapable de construire un collectif musclé, pérenne et responsable, garant d’une vision de long terme. D’ailleurs - achèvement du néolibéralisme - ne se retrouve-t-il pas de fait, dans l’économie réelle, en concurrence avec tous ses semblables ? Je vous invite à lire « La dissociété » de Jacques Généreux.
Le citoyen, à l’opposé de l’individualiste économique, a le souci du bien commun. Il est et se veut membre d’une communauté de destin. Il s’engage et agit. Est-il, pour autant, un être idéal et imaginaire ? Je ne le crois pas. Pas plus en tout cas que « l’agent économique parfait ». L’être humain, au vrai, est infiniment sensible à l’effet Pygmalion. Il est capable de se faire individualiste ou communautaire selon l’Odyssée qu’on lui raconte (n’est-ce pas, Pierre ?). Cependant, sous cette plasticité, quelque chose résiste au modelage. Je n’en veux pour preuve que cette même idéologie néolibérale qui veut faire de chacun de nous un égoïste rationnel – en réalité un consommateur compulsif - reconnaît implicitement l’être social qu’il y a en nous, puisqu’elle cherche à le mettre à son service. Vous connaissez peut-être l’expression « corporate citizen ». Le « corporate citizen » suppose que, pour ses employés, l’entreprise a valeur de pays et de communauté. D’où les bannières, les slogans, les chartes, les « mission statements », les conventions, les grand-messes, etc. C’est une escroquerie. A d’infimes exceptions près, l’organisation de l’entreprise est davantage militaire que démocratique et ses « corporate citizens » ne sont que de bons petits soldats, appréciés pour leur docilité, même et surtout quand l’entreprise répand la mort et la désolation.
Il y a en nous des deux : du citoyen responsable et de l’individualiste égoïste. La question, c’est: auquel donnons-nous les commandes ? Dans « La tragédie des biens communs », de Garrett Hardin, on voit à travers des exemples historiques comment le citoyen vient réparer ce que l’égoïsme prédateur et aveugle a détruit. Mais aurons-nous toujours le temps de réparer ? Aujourd’hui, vous vous sentez plutôt « agent économique rationnel et égoïste » ou plutôt citoyen ?
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20/03/2011
Démocratie (2)
L’autre jour, sur Facebook, mise en ligne par un de mes « friends » d’un document sur la désobéissance civile. Je pense évidemment à un de mes philosophes préférés, Alain, et à sa théorie du « citoyen contre les pouvoirs ». Pour Alain, la pente du pouvoir est le danger permanent niché au cœur de la démocratie. En effet, la tendance naturelle de tout pouvoir est d’occuper tout l’espace disponible. C’est un phénomène analogue à l’expansion des gaz. Des institutions, une constitution, des chambres, des élections, une justice, une police, ne suffisent pas à le cantonner. Il passe par les fissures, les interstices, aussi invisible que dangereux. Si vous en voulez un exemple, vous avez les retouches discrètes faites récemment au Code minier, à point nommé pour les grandes compagnies qui guignent l’exploitation des gaz de schiste sur notre territoire (1). Mais l’espace ouvert à l’expansion du pouvoir n’est autre que celui de notre démission, à nous, les citoyens. De manière inaliénable, non transférable, c’est à nous qu’il revient de surveiller et de contenir sa tentation permanente de déborder. Etre citoyen, c’est être vigilant, exigeant, sans complaisance. Sans naïveté.
L’expert est à ranger dans la catégorie des gens de pouvoir. D’autant plus dangereux qu’il est « celui qui sait » face à des hommes et des femmes qui, sur son domaine, en savent forcément moins que lui. De là à lui laisser les rênes au nom de sa science, il n’y a qu’un pas, trop vite franchi. C’est qu’il en faut du courage pour s’opposer à quelqu’un qui en sait davantage que vous ! Aux yeux des autres ignorants qui courbent déjà l’échine, vous pouvez passer pour fou ou de mauvaise foi. La démocratie, pourtant, est à ce prix. Le citoyen doit renoncer à son complexe d’infériorité. Il lui faut savoir mettre entre parenthèse les solutions techniques, qui font brouillard, pour retrouver la vision du dessein profond. Il n’y a pas de bonne solution, si ce n’est par rapport à ce dessein. Mais l’expert, qui sait où il veut aller, vous répètera que, techniquement, c’est la voie qu’il faut choisir. Il saura vous en faire comprendre juste assez pour que vous vous sentiez incliné à lui donner raison.
L’urbanisme, de ce point de vue-là, donne des illustrations aussi contrastées qu’éclairantes. D’un côté, vous avez, majoritairement, les démiurges: architectes, ingénieurs, élus, directeurs de l’Equipement, qui décident – dans le respect des procédures, en toute légalité républicaine - de votre décor quotidien, des bâtiments dans lesquels vous logerez, parce qu’ils se sont institués experts de ce qui est bon pour vous. De l’autre, beaucoup moins nombreux mais dont on espère une nombreuse descendance, vous avez des pratiques différentes, comme celles de Lucien Kroll ou de Yona Friedman – merci, Christian, de me les avoir fait connaître! - qui travaillent avec les populations concernées pour les rendre créatrices de leur lieu de vie. Je vous laisse à décider de ce qui est le plus proche d’une saine démocratie.
Citoyens, ne raisonnez pas techniquement, comme vous y invitent les experts : la technique est leur cheval de Troie. Vous proposer une solution, comme l’exploitation des gaz de schiste, c’est avoir choisi le problème à votre place. Ce n’est pas démocratique.
(1) http://www.wikio.fr/video/alerte-gaz-schiste---coup-lepag...
09:05 | Lien permanent | Commentaires (3)
19/03/2011
Démocratie (I)
Rousseau, dans le Contrat social, avait bien pressenti que le problème de la démocratie était son contournement par ce qu'il appelait des "factions". Les factions sont des regroupements d'intérêts sectoriels en vue de court-circuiter l'intérêt général. On a assimilé les factions aux partis politiques et on se souviendra des anathèmes - justifiés - que de Gaulle jeta sur le "régime des partis". Nous en avons toujours l’exemple sous les yeux quand des mesures sont adoptées grâce à la discipline de parti, après un faux débat amenant un vote sans surprise. Il est bien rare que des députés, même s’ils ont reçu de nombreuses mises en garde de leurs électeurs enfreignent cette discipline. Etre mis au ban de la famille leur coûterait plus cher qu’une petite trahison à l’intérêt général.
Mais les factions qui font litière de l'intérêt général ne sont pas que les partis politiques. Nous avons aussi les « lobbies », du nom du vestibule où, aux Etats-Unis, les hommes d’affaires rencontraient les membres du parlement pour les acheter ou les influencer. Ces lobbies, au cours du temps, ont mobilisé des moyens, développé des stratégies, cultivé un savoir-faire et une influence considérables. Par exemple, selon l’agence indépendante Center for Responsive Politics - http://www.opensecrets.org/ - les compagnies pharmaceutiques américaines ont investi 900 millions de dollars dans leurs activités de lobbying entre 1998 et 2005. Rien qu’aux Etats-Unis, elles auraient influencé, entre 1998 et 2004, plus 1600 dispositions légales dans le domaine de la santé. A Washington – la capitale fédérale – le lobbying de Big Pharma emploie plus de 1200 personnes.
La stratégie du lobbying est de s’adresser à l’ensemble des acteurs qu’un sujet concerne de manière directe et indirecte et de jouer à chacun de son instrument préféré. Non seulement le Législateur, mais aussi les milieux professionnels, l’enseignement, les publications de recherche, certains chercheurs, certaines ONG, etc. sont approchés et caressés dans le sens du poil. Les moyens d’action varient en fonction de l’honnêteté, de la naïveté et des motivations de ces interlocuteurs. Ils vont du financement des partis politiques à celui de certaines bourses et recherches, en passant par la fourniture d’ « informations scientifiques » aux décideurs politiques, l’organisation de colloques et de séminaires, et la corruption.
Derrière les actions repérables du lobbying des grandes compagnies, on peut discerner aujourd’hui un plan d’ensemble : réduire l’économie de la gratuité au profit de l’économie marchande. Par exemple, le patron de Nestlé allait jusqu’à déclarer qu’il ne voyait pas pourquoi « on n’aurait pas le droit de faire payer aux gens l’air qu’ils respirent ». Quant à la stratégie, elle consiste à disqualifier tout ce qui n’est pas industriel. Pour cela, on fera s’alourdir les mesures règlementaires et on induira la promulgation de normes de plus en plus exigeantes. Il s’agit de rendre hors-la-loi les biens et les services issus de la gratuité et de plus en plus difficile l’équilibre économique des organisations de taille modeste. Avec, bien sûr, la main sur le cœur. Au nom de la protection du consommateur ou du bénéfice pour la société.
La protection du consommateur et le bénéfice de la société, c’est l’argument pour les naïfs ou pour ceux qui, toujours à courir, n’ont pas le temps de prendre du recul. C’est aussi une bonne recette pour influencer certains esprits inaptes à une vision globale des choses : vous noterez que la plupart des grandes erreurs viennent de s’être écrasé le nez sur un problème. La solution qui en résulte devient rapidement un problème à son tour.
Bien sûr, il y a d’autres leviers. Certaines personnes, on le sait, résistent difficilement à l’attrait d’un virement sur un compte en Suisse. Ce ne sont pas forcément les plus nombreuses et les plus dangereuses. Les plus dangereux, comme toujours, ce sont les honnêtes gens. Ceux qui n’accepteraient pas un sou mais dont on va panser les plaies narcissiques en les invitant dans des lieux prestigieux où, en noble compagnie, ils auront l’impression d’être reconnus par la cour des grands. Ceux qui ont une idée fixe, une idéologie, un complexe de justicier, à qui on va faire valoir la grandeur de la cause qu’on leur propose de défendre : la santé des populations, l’éradication de la faim et de l’obscurantisme, le progrès de la science et de la technique, etc. Ceux-là vont se sentir envahi par l’esprit du Saint-Office et, suivant leurs influences, enverront des médecins au tribunal, déclencheront des descentes de la maréchaussée, diligenteront les agents de la répression des fraudes. Si vous avez des doutes, confiez à Google des noms comme Martine Gardénal, Terre du Ciel ou Kokopelli.
Un aspect du lobbying est le développement de réseaux d’interlocuteurs dans tous les milieux sensibles. Cela permet de désigner les personnes ou les organisations qu’il leur paraît utile de harceler. Le tissage de ces réseaux permet aussi parfois des alliances étonnantes : par exemple, en France, où certains pratiquent la chasse aux sectes comme d’autres ont pratiqué le maccarthysme, on aperçoit de temps en temps la tentative d’un amalgame entre bio, médecines alternatives et dérives sectaires, mais on découvre aussi que certains pères la pudeur ne sont pas sans lien avec Big Pharma.
En conclusion, je vous laisse réfléchir sur cette citation de Jürgen Habermas : « Les déficits démocratiques se font sentir chaque fois que le cercle des personnes qui participent aux décisions démocratiques ne recoupe pas le cercle de ceux qui subissent les conséquences de ces décisions. » (in Après l’État-nation, une nouvelle constellation politique).
07:41 | Lien permanent | Commentaires (3)