14/10/2024
Mystérieuses ressources intérieures
La blouse blanche
Lors de sa sortie en 1979, le film d’Henri Verneuil, I comme Icare, me fit découvrir ainsi qu’à beaucoup d’autres « l’expérience de Milgram » devenue célèbre depuis lors. Où se situe l’action du film n’est pas précisé, mais bien que ce ne soit pas aux Etats-unis l’assassinat du président de ce pays rappelle furieusement celui de John Fitzgerald-Kennedy le 22 novembre 1963. Incarné par Yves Montand, le procureur Henri Volney n’est pas convaincu par la thèse d’un tueur solitaire qui aurait agi de son propre chef, et il poursuit l’enquête. En fouillant dans le passé de Karl-Éric Daslow, l’assassin présumé, il remarque que celui-ci a participé à une expérience psychologique. Il se rend au laboratoire où, justement, se déroule la reproduction de cette expérience. Il s’agit de mesurer les effets de la peur d’être puni sur la capacité d’apprentissage. Un cobaye doit retenir des couples de mots et, en cas d’erreur, il recevra une décharge électrique dont l’intensité augmentera au fur et à mesure que ses erreurs se répètent. Les décharges sont envoyées par un aide recruté ad hoc par le laboratoire pour quelques dollars d’argent de poche. Bientôt, le cobaye, qui a multiplié les erreurs, supplie qu’on arrête l’expérience. L’aide hésite, mais sur un mot et un regard glacial du superviseur, un homme en blouse blanche debout à coté de lui, il appuie sur le bouton. Les mauvaises réponses se succèdent et les commotions sont de plus en plus douloureuses. Pris dans un dilemme, l’aide finit par insulter le cobaye: « Mais, bon sang, faites un effort ! Vous croyez que cela m’amuse ? » La colère qu’il ressent contre la victime lui permet d’envoyer une nouvelle décharge.
Comprendre le nazisme
Expérience inhumaine ? Au procureur Volney que scandalise ce spectacle, on explique qu’en réalité la personne qui reçoit les décharges électriques n’est pas le cobaye. C’est un acteur qui mime la douleur et les effets de l’électrocution. Le cobaye réel est l’aide recruté par le laboratoire et le véritable objectif de l’expérience est de mesurer jusqu’où un individu peut aller dans sa soumission à une autorité. Volney va ainsi apprendre que, parmi les personnes testées, Karl-Éric Daslow s’était montré capable d’administrer sans états d’âme des décharges potentiellement mortelles.
En 1963, quand Milgram organise l’expérience, on essaye de comprendre le processus qui a conduit les Allemands à perpétrer ou à couvrir les atrocités du nazisme. Certes, il y avait l’état de désespoir, d’humiliation et de colère dans lequel se trouvait la population allemande à la suite de la première guerre mondiale et du traité de Versailles. Il avait permis à Hitler, en promettant « du travail et de l’honneur », de se présenter comme un sauveur. Pour autant, cela ne suffit pas à transformer un peuple cultivé en bourreau. A cette situation - que l’on peut aussi créer artificiellement - il faut rajouter ce que l’on appellera plus tard « l’ingénierie sociale » qui commence par une mise en récit de ce qui est vécu.
I comme Icare met en avant quelques éléments, repris eux-mêmes de la véritable expérience de Milgram, qui accréditent l’autorité: les lieux - une université dans le film -, « l’uniforme » de ceux qui commandent - une blouse blanche de médecin - et la référence à la science. L’entonnoir de ce décorum qui peut paraître trivial conduit à la légitimité de ces ordres. En outre, se soumettre à l’autorité libère de la responsabilité des actes commis. « Je n’ai fait qu’obéir aux ordres. »
Aujourd’hui, dans notre société du spectacle, pour influencer des millions de personnes en même temps, on peut imaginer pour décorum une émission de télévision qui mettrait en scène un pseudo-débat, avec des chamailleries de détail qui laissent intact un socle de consensus: le message que l’on veut faire passer. Cela suffirait à préparer les téléspectateurs à accepter un récit et des consignes qui mériteraient pourtant leur scepticisme. J’imagine une expérience où, sur deux plateaux distincts, le même débat se déroulerait différemment: sur l’un préparé comme je viens de l’évoquer, et sur l’autre avec des gens qui s’opposent réellement. Un sondage permettrait d’évaluer leurs effets respectifs.
Ressources intérieures
Dans son livre « La soumission à l’autorité », paru en 1974, Milgram estimerait que, convenablement conditionnés, 80% des personnes accompliront des actes qu’elles refuseraient normalement. Seuls 20% ou 25% de la population auraient ce qu’il appelle les « ressources intérieures » de ne pas se soumettre. En gros, sans remonter à la Résistance, c’est ce que nous avons connu pendant le coronacircus avec une « pandémie médiatique »*, des épidémies de tests et des vaccinodromes que quelques millions de citoyens n’ont pas cautionnés. Mais que sont les « ressources intérieures » qu’évoque Milgram, qui étaient à l’oeuvre chez eux ? Manifestement, il ne s’agit pas d’intelligence, ou alors ce serait celle que l’on appelle « l’intelligence de la situation », qui reste difficile à appréhender. Serait-il raisonnable de dire de Michel Onfray, par exemple, qu’il n’est pas intelligent ? On peut être en désaccord avec lui sur beaucoup de sujets, mais du point de vue intellectuel force est de reconnaître qu’il est plutôt bien appareillé. En outre, c’est un philosophe, donc a priori quelqu’un d’immunisé contre les dérives de l’esprit. Cela ne l’a pas empêché de qualifier les personnes qui refusaient les injections expérimentales de « racailles », de « contaminateurs conscients d’avoir le sida », de « violeurs de jeunes filles ». Et que penser de Noam Chomsky, mondialement connu pour avoir révélé les techniques de la « fabrication du consentement » ? C’est pourtant bien lui qui tombe dans le panneau et, dans une vidéo du 24 octobre 2021, déclare que « la seule attitude convenable des non-vaccinés serait qu’ils se mettent eux-mêmes à l’écart de la société. » Puis, il précise qu’au besoin, il faut « les forcer à s’isoler ».
La télévision nous a abreuvé de ce genre de discours. Dans la bouche des vedettes des médias - qui avaient bien quand même un bout de cerveau, certaines se réclamant d’un titre scientifique - il n’y avait pas de malédictions assez féroces. Il fallait, les armes à la main, aller chez les « non-vaccinés » pour les injecter de force ou les interner dans des camps. Il fallait leur interdire l’accès aux hôpitaux, leur refuser des greffes d’organe vitaux. Il fallait suspendre le versement de leur pension. Il fallait - dixit le président de la République - les « emmerder »**. Ce déchaînement était d’autant plus suspect que les parlementaires et les membres de certaines professions étaient dispensés de cette protection miraculeuse. Pourquoi les priver d’un tel cadeau ? Bénéficiaient-ils d’une immunité naturelle due à leur mission ? Bref, je ne considère pas que c’est le manque de neurones, au sens habituel du terme, qui explique cette plongée dans l’absurde. Certes, parmi ceux qui ont hurlé avec les loups, on en trouverait sûrement qui, sans y croire, avaient un intérêt direct à le faire. Mais il y en eut aussi, j’en suis persuadé, qui étaient sincères.
Alors, si ce n’est pas l’intelligence au sens habituel du terme, quelles sont la nature ou la composition de ces ressources intérieures ? Si l’on peut comprendre que des scientifiques comme Didier Raoult, Louis Fouché, Christian Perronne, Luc Montagnier, Jean-Dominique Michel, Alexandra Henrion-Caude, Jean-François Toussaint et tant d’autres ne s’en soient pas laissé conter, c’est qu’ils étaient dans leur domaine d’expertise. Mais comment comprendre que des personnes comme - en vrac - François Asselineau, Alexis Haupt, Fabrice DiVizio, Ariane Bilheran et, dans la masse, votre serviteur et quelques-uns de ses amis, soient entrés en dissidence dès le début de l’histoire ? Cette question, je me la pose depuis que j’ai constaté l’incompréhension surprenante qui s’est immiscée entre certains de mes amis et moi. Qu’est-ce qui, en nous, les moutons noirs, a activé la vigilance et le refus ? Il me semble qu’il y a deux moments à distinguer et des « ressources intérieures » propres à chacun de ces moments. Le premier est celui de l’émergence de la suspicion, le second est de l’ordre de la cohérence personnelle et de la détermination.
L’émergence de la suspicion
La suspicion suppose en premier lieu que l’on « n’avale » pas un discours du simple fait qu’il émane d’une autorité. Il faut qu’il y ait cet entrebâillement du doute possible pour qu’une divergence puisse éventuellement se révéler. L’autorité n’est donc pas perçue comme fiable par principe. Elle peut être faillible mais aussi malveillante et cela nous fonde à lui résister. C’est le premier point où l’on perçoit peut-être le signe d’une ressource intérieure particulière: il semble que, pour beaucoup de personnes, cette représentation cynique de l’autorité crée un sentiment d’insécurité insupportable.
Le second signe d’une ressource intérieure spécifique est sans doute le rapport distant que l’on entretient avec les comportements collectifs. Pour le sceptique, le fait que la masse suive l’autorité n’est pas perçu comme une garantie de pertinence. On peut comprendre le réconfort de se confier aux choix majoritaires. On peut comprendre l’ivresse de s’abandonner au flot des émotions collectives, voire la difficulté de lui résister. Personnellement, j’ai l’impression de voir les gens s’y transformer en robots. La diversité des réactions qu’ils pourraient avoir se réduit à une seule. En ce qui me concerne, le fait que tout le monde se mette à tournoyer autour du veau d’or ne me donne pas envie de rejoindre la danse. Ce serait même plutôt le contraire.
Cette capacité de suspicion indique que la personne qui s’autorise au doute a confiance dans son propre jugement. Certains jugeront cette confiance incompréhensible et présomptueuse. Ils aimeraient parfois la décourager. Comme me l’a dit un de mes amis alors déterminé à recevoir les injections anti-covid: « Je n’ai pas fait d’études de médecine, je ne vais pas jouer Gros-Jean qui en remontre à son curé ». C’est le moment où celui qui exprime son scepticisme peut se faire traiter de paranoïaque. Pour autant, je sentais en moi une sourde résistance: quelque chose n’était pas clair dans la pièce qui était en train de se jouer. Qu’avais-je donc pu relever ? Si je n’ai pas les connaissances qui m’auraient permis de contester le récit officiel sur le plan scientifique, en revanche j’avais perçu des signes ténus qui ensemble formaient une constellation. Entraient en ligne de compte des incohérences que je repérais, mais aussi le crédit fragile que j’accorde aux émetteurs de messages: politiques, journalistes ou invités des plateaux télévisés.
En ce qui concerne les médias, le dissident potentiel n’est pas facilement séductible. Il se rappelle qu’il est dans la caverne de Platon. C’est une caverne modernisée: les ombres projetées sur les murs sont remplacées par les écrans du téléviseur, de l’ordinateur ou du smartphone. Peut-être, aussi, dans sa vie personnelle, le sceptique a-t-il été confronté à la trahison et sait-il subodorer ce qui fait le cocufieur et ce qui fait le cocufié (car il faut les deux). Cela n’a rien à voir avec une posture d’opposition systématique, du genre: « Du moment qu’ils le disent, c’est un mensonge ». C’est: j’ai la légitimité inaliénable d’écouter la méfiance que je ressens et de prêter attention aux signes qui l’éveillent.
On aurait donc, entre autres ressources intérieures possibles, une confiance en soi singulière, associée à la capacité de percevoir et d’interpréter des signes d’anomalie.
Question subsidiaire: en poussant la logique jusqu’au bout, admettre possible d’être seul à ne pas se tromper est-il théoriquement défendable, ou bien cela relève-t-il du seul délire de l’ego ?
Indices
Si l’on se repasse rapidement le film du Covid, dès le début les signes pointant une fraude possible ne manquaient pas. Déjà, la décision de classer « secret défense » les comptes-rendus du Comité scientifique en charge d’accompagner le Gouvernement faisait dresser l’oreille. Il y eut, je ne sais plus dans quel ordre, les masques interdits puis obligatoires, les médecins limités dans l’exercice de leur art, le reclassement soudain en substance vénéneuse de l’HCQ - jusque là en vente libre et utilisée depuis plus d’un demi-siècle par des milliards de personnes dans le monde. J’avais aussi noté le retrait en quarante-huit heures d’un article de deux chercheurs indiens qui, en examinant sa structure, avaient établi que le virus sortait d’un laboratoire. C’était également l’opinion du professeur Montagnier - un « prix Nobel » quand même - et cela lui valut, prononcée par les médias, une forme d’indignité nationale. Ne parlons pas du professeur Raoult, agressé lui aussi avec une violence médiatique inouïe, transformé en charlatan et quasiment en assassin. Doublée d’une censure brutale, cette violence ne fit qu’ajouter pour moi aux indices d’une anomalie. Je n’aurais garde d’oublier l’histoire de ces deux médecins généralistes qui, croyant œuvrer pour le bien, avaient partagé les protocoles efficaces qu’ils avaient expérimentés sur leurs patients. Ils furent sévèrement réprimandés par leur Ordre. L’un d’eux, écoeuré, se radia lui-même en séance. Le point culminant pour moi fut celui-ci : comment peut-on, au nom de la science, interdire l’expérience et le débat ? Comment peut-on, au nom de la science, décider qu’il n’y a pas d’autre solution que l’attente et le Doliprane ? Les connaissances humaines actuelles couvriraient-elles tout ?
D’une manière inversement symétrique, au fur et à mesure que le temps passait, que les mesures liberticides rivalisaient d’imagination et que le scepticisme des uns se fortifiait, la crédulité des autres atteignait des niveaux vertigineux. Comment peut-on accepter, sans avoir été conditionné, qu’en buvant un café debout plutôt qu’assis, on s’expose davantage à la contamination ? Comment peut-on croire, s’agissant d’un virus, qu’en mettant les jeunes dans une pièce et les vieux dans la pièce à côté, on protège ces derniers ? Cela a-t-il jamais empêché quelqu’un de transmettre un rhume de cerveau ou une grippe ?
Être un mouton noir
La conviction une fois acquise qu’il y a un « lézard » comme on disait jadis, deux obstacles apparaissent sur le chemin de la dissidence: consentir à des sacrifices en raison d’une sévère politique de discrimination et, dans le domaine relationnel, supporter d’être le mouton noir. Les sacrifices peuvent être d’importances très différentes: du bistro où l’on n’a pas le droit d’entrer à la suspension sans solde et sans indemnité de chômage qu’ont subie des milliers de soignants. Certes, on se garda bien de rendre les injections obligatoires. Mais si vous êtes un jeune cadre en pleine réussite, vous redouterez que votre attitude indispose la hiérarchie et vous écarte de l’ascenseur. Puis il y a tous ceux qui, sur fond de confiance dans les autorités, veulent tout simplement « mener une vie normale »: aller au restaurant et au cinéma et partir en vacances. Mais le plus dur peut-être, pour l’animal social qu’est l’homme, est d’être stigmatisé pour sa différence, d’être mis au ban de la communauté, dénigré, traité d’égoïste, désigné comme un assassin potentiel, etc. Dès mon premier jour de classe, je me suis senti différent. Que je me sois depuis lors adapté à la société, jusqu’à occuper avec succès certaines fonctions, n’y change rien: je suis et reste un ornithorynque. Alors, quand on se sent différent depuis si longtemps, devenir un mouton noir à cause de la politique sanitaire n’est peut-être qu’un avatar.
S’agissant des sacrifices, en tant que retraité, j’étais dans une position facile. Pas de repas au restaurant, de café, de cinéma, de voyages ? Il ne m’a pas été difficile d’ajuster ma vie et de remplacer les ressources interdites. Pour le café, j’ai pris ma bouteille Thermos et je suis allé le prendre sur la plage (pour autant qu’elle n’était pas « dynamique »). C’est d’ailleurs resté une habitude. Pour ce qui est du restaurant, outre que je me défends assez bien en cuisine, avec un groupe de comparses nous nous sommes invités à tour de rôle les uns chez les autres. En ce qui concerne les loisirs, j’ai une bibliothèque de plus de mille livres, quelques centaines de DVD et un jardin. J’écris aussi, vous en avez la preuve sous les yeux, et, comme je n’ai pas la plume facile, cela me prend du temps. Quant aux voyages, sans être de loin Sylvain Tesson, j’avoue qu’au cours de ma vie j’ai raisonnablement bourlingué et jusque dans des lieux étranges et lointains. Je n’en ressentais donc plus vraiment l’urgence depuis quelques années. Je me suis remis à des activités telles que le QiGong que j’ai partagées dans le moment avec quelques dissidents de mon acabit. Puis, j’ai aussi accueilli une amie qui ne se voyait pas confinée dans son appartement parisien et nous avons eu des conversations plus riches et plus toniques que ce qu’offrait le vingt-heures. En fait, je suis passé de l’entretien des désirs, que cultive à l’excès l’actuel système économique, à la satisfaction intelligente des vrais besoins. C’est une illustration du modèle économique de Manfred Max-Neef que j’ai déjà évoqué dans mes chroniques.
Est-ce que ce réaménagement du quotidien, outre de compenser des privations, remédiait aussi au fait d’être marginalisé ? En fait, certains adorent l’être, cela leur donne le sentiment d’appartenir à une élite ou d’être dans une sorte de compétition. Plus généralement, nous ne pouvions plus jouer à cache-cache avec la conviction que nous avions acquise. En toute modestie, nous avions le sentiment d’être des témoins qui devaient tenir bon pour qu’un jour la vérité ait des chances d’apparaître. Dire que, pendant les moments forts de cette période, je n’ai pas ressenti de la colère ou au moins de l’agacement, serait mentir. La colère permet parfois de tenir bon, mais je ne considère pas que c’est un affect à cultiver. Il y a ce que l’on ressent et ce que l’on choisit. Un de mes amis invisibles s’appelle François d’Assise, dont la prière commence ainsi:
« Seigneur, fais de moi un instrument de ta paix,
Où est la haine, que je mette l’amour.
Où est l’offense, que je mette le pardon.
Où est la discorde, que je mette l’union. »
Et Teilhard de Chardin, de son côté, a écrit: « la douceur est la plus grande des forces parmi celles qui se voient ». Je me suis donc efforcé d’apaiser quand il le fallait mes pulsions colériques et de prôner en parole et en exemple la non-violence. De toute manière, on ne gagne rien à malmener ses adversaires. On les prive de la possibilité de se rapprocher de nous sans perdre la face. Ce fut l’erreur commise par le pouvoir: à trop vouloir nous écraser, il n'a fait que nous durcir.
En guise de conclusion ?
L’humanité, selon moi, est à une bifurcation de son destin. D’un côté, partant d’Edward Bernays qui, dans son livre Propaganda (1928), affirme que la démocratie n’est viable qu’à condition de manipuler les peuples, une « superclasse » mondiale entend gérer la masse humaine à sa manière pour le bien de la planète. Elle en a d’ores et déjà les moyens; puissance financière qui surpasse celle de certains états et en rend dépendants beaucoup d’autres, et une idéologie largement diffusée parmi les élites politiques ambitieuses. C’est l’une des voies de notre avenir. Elle suppose que nous nous laissions déposséder de tout et que nous acceptions, en tout, de dépendre du système. « Vous ne posséderez plus rien et vous serez heureux. » C’est le bonheur du cochon dans un élevage industriel.
De l’autre côté, il y a la vraie démocratie qui demande du courage, des efforts, de la lucidité, de la résilience. En contrepartie, elle nous permet d’être co-créateurs du monde dans lequel nous voulons vivre.
* Stéphane Fouks, La pandémie médiatique, Elon, octobre 2020.
** Je n’invente rien, je ne fais que reprendre des archives: Internet a de la mémoire.
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01/09/2024
Affects
Avec la visite du Parc Oriental de Maulévrier, j’ai effleuré un sujet que je juge essentiel. Il s’agit de l’effet que nos oeuvres ont sur nous. En employant ici le mot « oeuvre », je lui donne un sens très large: ce peut être une oeuvre au sens artistique du terme, mais aussi des productions plus triviales comme une émission de télévision, un discours politique, ou encore une mode vestimentaire, un rapport au corps, un comportement, et jusqu’à notre langage et notre gestuelle. En résumé: tout ce que nous produisons.
C’est une expérience complètement différente de passer une heure dans une église, une boîte de nuit, un centre commercial, sur un sentier de randonnée, devant un film, le nez sur un écran de smartphone, en tête-à-tête avec un livre ou encore dans la compagnie de gens que l’on aime. Nous baignons en permanence dans nos productions et, de ces multiples expériences, nous ne sortons pas indemnes. Si j’en reste aux oeuvres au sens artistique, c’est aussi une expérience complètement différente de contempler le lever du soleil sur Norham Castle de Turner, le sapin de Noël en forme de plug anal de McCarthy, le tableau de Miriam Cahn qu’expose le Palais de Tokyo, la Cène de Léonard de Vinci ou celle de la cérémonie d’ouverture des Jeux Olympiques. En simplifiant, les unes nous redressent, les autres nous abaissent. Notre énergie s’en ressent et il ne s’agit pas seulement de « tonus »: vers quoi se tournent notre esprit et notre coeur, qui peut mettre en nous une aspiration, un élan ? Le blog de mon ami Gérard Lebrun* m’a opportunément rappelé de lointaines lectures de L’Ethique de Spinoza, qui vont inspirer la suite de mon propos**.
Je connais quelques orthorexiques: il s’agit de personnes qui accordent à leur alimentation une attention que certains qualifieraient volontiers d’obsessionnelle. Vu de mes soixante-seize ans, il semble qu’entre autres choses les allergies alimentaires se sont multipliées et diversifiées au cours de ces dernières décennies. Dans cette perspective, le premier soin si l’on veut préserver son confort et surtout sa santé est d’identifier les substances qui sont en cause: le gluten, le lactose, les fruits de mer, les féculents, les pesticides, etc., et d’en éviter la consommation. Au delà des allergies à conjurer, il y a aussi un certain nombre de pathologies sur lesquelles le régime que nous suivons peut avoir un effet. A cette pratique de restrictions peut s’ajouter celle d’ingérer principalement des aliments qui nous apportent quelque chose de bénéfique: il ne s’agit pas seulement d’éviter les substances allergènes ou toxiques, il convient aussi de procurer à notre corps des nutriments de qualité. L’on sait que le régime moderne est nettement déséquilibré - par exemple, en raison d’un apport excessif de sucre - et que les légumes dont la croissance est forcée sur des sols surexploités se retrouvent appauvris. Donc, en simplifiant, en ce qui concerne l’alimentation de notre corps, il y a des choses à rejeter et d’autres au contraire à privilégier.
Mais qu’en est-il de notre psychisme ? Quand, attendant à la caisse d’un supermarché, je regarde le contenu de certains caddies autour de moi, je ressens souvent la même chose que lorsque, en visite chez quelqu’un, je trouve le poste de télévision allumé qui continuera à diffuser BFMTV y compris pendant la conversation. Il semble que, de nos jours, quelques populations mises à part, il n’y a guère plus de sélectivité dans la manière de nourrir son corps que dans celle de nourrir son psychisme. Me vient à l’esprit l’exemple d’une réunion amicale où l’on évoquait joyeusement des voyages à organiser, jusqu’à ce que l’un d’entre nous, comme il était vingt heures, demande à voir les informations. « Quelques minutes seulement » plaida-t-il. On les lui accorda. Le résultat fut que les sujets présentés au journal télévisé squattèrent ensuite notre conversation qui, de gaie et entraînante, devint sérieuse, rabâcheuse et chargée d’animosité. Toute la frustration des Français à l’égard du personnel politique put s’étaler. Mais pour quel gain ? Nous passâmes d’affects heureux à des affects tristes, et du projet à la stérilité. Et pourquoi ? Pour avoir des informations dont nous pouvions nous passer, qui auraient pu attendre le lendemain. J’ai tenté de réintroduire d’autres sujets que les spéculations sur les prochaines élections, les agressions à l’arme blanche ou les guerres dont le monde est crucifié. Presque en vain: les passions tristes, semble-t-il, s’emparent plus facilement des esprits que les joyeuses.
Il y a de cela des années, j’ai lu que la France serait l’un des pays du monde où il se prescrit le plus de psychotropes. Là-dessus, la « crise sanitaire » et les mesures gouvernementales en ont rajouté une couche en accroissant les tendances à la dépression, en particulier chez les jeunes. Le ressassement politico-médiatique des menaces écologiques a suscité un nouveau phénomène et un nouveau terme: l’éco-anxiété. Le plus bel exemple en est Lucie Lucas, la star du feuilleton télévisé Clem, qui déclarait naguère qu’elle se demandait si ses enfants atteindraient leur majorité. Mais, déjà, en 2016, Edgar Morin faisait ce constat qui le laissait perplexe*: « Cette absence d'espérance et de perspective, cette difficulté de nourrir foi dans l'avenir, sont récentes. Même durant la Seconde Guerre mondiale, sous l'occupation et sous le joug de la terreur nazie, nous demeurions portés par une immense espérance. Nous tous - et pas seulement les communistes dans le prisme d'une "merveilleuse" Union soviétique appelée à unir le peuple - étions persuadés qu'un monde nouveau, qu'une société meilleure allaient émerger. L'horreur était le quotidien, mais l'espoir dominait imperturbablement ; et cette situation a priori paradoxale caractérisait auparavant chaque époque tragique. Soixante-dix ans plus tard, l'avenir est devenu incertain, angoissant. »***
Sans doute y-a-t-il une différence entre agir au coeur du danger et patauger dans le marais des fantasmes. Entre autres symptômes, la dépression se traduit par un désintérêt de tout, un manque voire une absence d’allant, un sentiment d’impuissance, une fermeture sur soi-même. C’est ici que je retrouve Spinoza. Celui-ci parle de notre « puissance d’agir » et dit qu’elle est influencée par des affects qu’il classe en deux catégories auxquelles j’ai fait référence plus haut : les « affects heureux » et les « affects tristes ». Ceux-ci abaissent notre puissance d’agir, ceux-là l’augmentent. Dès notre venue au monde, ils nous façonnent, et je citerai ici à nouveau la chronique de Gérard Lebrun:
Ce qui nous constitue, selon Spinoza, ce sont toutes les rencontres qui nous ont affectés depuis notre naissance, rencontres heureuses, qui conviennent à notre nature et augmentent notre puissance d’agir, rencontres malheureuses, qui diminuent notre puissance d’agir.
On aura compris qu’il faut entendre le mot rencontre au sens large: une rencontre est ce qui vient nous affecter. Pas seulement un être humain, mais tout ce à quoi nous nous exposons. Ce malaise de l’âme contemporaine que je viens d’évoquer ne devrait-il pas nous inciter à étudier l’atmosphère psychique qui favorise ces « rencontres malheureuses » et abaisse notre puissance d’agir ? Ne devrions-nous pas analyser la toxicité - donc l’efficacité réelle - de cette prétention à nous « conscientiser » en permanence à propos de tout ? N’allez pas croire que je sois en faveur de la politique de l'autruche: la vérité est première pour moi, qui n’a jamais été autant malmenée. Mais, d’une part, il y a des vérités anxiogènes qui ne sont pas aussi démontrées que veulent l’affirmer ceux qui les assènent, et, d’autre part, si la façon de les aborder produit l’effet inverse de ce que l’on attend, c’est être irresponsable que de ne pas en tirer des conclusions.
Au delà de la dureté des situations subies ou redoutées, le fondement du mal-être contemporain me semble être la perversité du système qui s’est emparé de nous. Il est pervers dans le sens où il attend de nous des choses contradictoires. Il excite des désirs dont il entrave en même temps la satisfaction. Il continue à créer de nouveaux "besoins" alors que le niveau de vie moyen de certaines catégories sociales a cessé de progresser et que des familles de plus en plus nombreuses glissent sous le seuil de pauvreté. En outre, alors que les revenus diminuent et confinent parfois à l’aléatoire, s’imposent de plus en plus de dépenses qui n’étaient pas nécessaires il y a quelques années, comme d’avoir un ordinateur ou un smartphone ou d’effectuer des travaux d’isolation thermique. Un autre élément de la perversité du système est ce que le philosophe américain Matthew Crawford nomme la « sur-administration » de la vie: une infatigable bureaucratie multiplie les obligations en même temps qu’elle ne cesse de rogner notre liberté. Il n’est jusqu’à nos pensées que des censeurs voudraient surveiller et sanctionner. D’une manière générale, souvent sournoise, nous sommes les victimes d’une dépossession généralisée qui, en raison des dissonances cognitives qu’elle engendre ou utilise, devient ontologique.
Poursuivant sa chronique sur l’Éthique de Spinoza, Gérard note plus loin :
Le problème c’est que, la plupart du temps, nous vivons au hasard de ces rencontres, sans discernement. Ce qui revient à dire qu’on en reste au stade des idées-affection, ou idées inadéquates, on est passifs, notre puissance d’agir peut augmenter ou diminuer, on n’est pas sujets. On subit. On se laisse aller au gré des rencontres.
La difficulté, autrement dit, est que, faute de nous reprendre en mains, nous sommes complices de ce qui nous affaiblit en livrant notamment nos esprits aux démons de l’époque. Mais:
Ces rencontres, on peut déjà, en partie, les choisir, en éviter certaines qui nous affecteraient de Tristesse et donc induiraient une diminution de notre puissance d’agir, privilégier celles qui nous affectent de Joie et donc induisent une augmentation de notre puissance d’agir. Mais surtout, ce à quoi invite Spinoza, c’est à développer les idées-notion, ou idées adéquates, c’est-à-dire une juste connaissance de ce qui, dans les rencontres, convient à notre nature, ou ne convient pas.
Cette juste connaissance de ce qui convient ou non à notre nature, comment l’acquérir ? Bien sûr par l’observation de nos ressentis, mais à condition de ne pas prendre seulement en compte les effets immédiats d’une « rencontre »: il convient d’examiner aussi l’orientation qu’elle donne à notre énergie, les autres possibles avec lesquels elle entre en concurrence et qu’elle retarde ou écarte, et, au delà, la direction dans laquelle elle fait évoluer notre être. Cela nous conduit à nous interroger sur ce qu’est notre « nature ». Une fois décelé ce qui nous convient ou non, retrouver et accroître notre « puissance d’action » nécessite d’être conscient et actif sur deux axes: l’axe de ce à quoi nous nous exposons et l’axe de ce que nous produisons nous-mêmes - nos oeuvres au sens large, telles qu’évoquées au début de cette chronique.
Nous devons écarter ce qui, d’une manière ou d’une autre, nous tire vers le bas, et cultiver ce qui augmente notre « puissance d’agir ». Je pense à deux protocoles des Pratiques Narratives qui illustrent me semble-t-il un même esprit : la « cérémonie définitionnelle » et le « club de Vie ». Pour les praticiens de ces approches, l’homme est un être de récits: les récits que nous intégrons sont comme notre logiciel d’exploitation. On peut faire le rapprochement avec ce que Spinoza dit des rencontres qui, à travers les affects qu’elles suscitent en nous, nous construisent. Les récits sont le produit de ces rencontres, ils sont le résultat de leur organisation et de leur « mise en sens » dans notre esprit. Ils répondent aux trois questions de Gauguin**** et nous disent qui nous sommes, ce que nous valons, ce que sera notre vie. Si le récit d’une personne est un récit d’échec, c’est une atteinte dramatique à sa puissance d’agir: il faut donc l’amender. Pour cela, les praticiens narratifs ont diverses techniques fondées sur l’anamnèse mais ils ne sauraient se limiter au seul travail qu’une personne peut accomplir sur elle-même. Provenant de nos interactions avec la société qui nous entoure, le mauvais récit une fois détricoté doit laisser la place à un nouveau qui soit à son tour collectivement validé. Il y a ainsi, dans le protocole narratif, une cérémonie dite « définitionnelle » où l’entourage de la personne confirme la justesse du nouveau récit. Mais il faut aussi disposer de telles ressources dans le temps: à tout moment, une mauvaise « rencontre » peut réactiver les mauvais démons. On constitue donc un club de vie qui réunit en quelque sorte des bonnes fées: des personnes qui croient en nous lucidement et qui ainsi favoriseront un effet Pygmalion, ou, pour reprendre la terminologie de Spinoza, dont les interactions avec nous augmenteront notre puissance d’agir. Indépendamment d’une démarche thérapeutique, on peut considérer le club de vie comme une hygiène psychique fondamentale.
Nous ne saurions oublier l’autre axe: celui du « producteur » de rencontres. Du simple fait d’exister, nous le sommes tous. Dans quelle mesure suscitons-nous chez les autres des affects heureux ou tristes ? Dans quelle mesure participons-nous à l’accroissement ou à la diminution de sa puissance d’agir, et de quelle manière ? Dans quelle mesure et comment, participons-nous, par nos comportements et nos oeuvres, à la création d’un milieu heureux ou triste, fécond ou stérile ?
* https://voilacestdit.blog4ever.com/
** Sur Spinoza particulièrement:
https://voilacestdit.blog4ever.com/dans-les-pas-de-spinoz... https://voilacestdit.blog4ever.com/dans-les-pas-de-spinoz...
https://voilacestdit.blog4ever.com/dans-les-pas-de-spinoz...
*** https://region-aura.latribune.fr/debats/grands-entretiens...
**** D'où venons-nous ? Qui sommes-nous ? Où allons-nous ?
26/08/2024
Le Parc Oriental de Maulévrier
Je dédie cette chronique à mon petit-fils Dimitri
qui vient, en ma compagnie, de faire sa première visite au Parc.
Situé en Maine-et-Loire, à la limite de la Vendée, le parc de Maulévrier est un des lieux les plus saisissants que je connaisse. A chacune de mes visites, je suis tenté d’emménager dans le village qu’il borde afin de pouvoir en profiter au fil des jours et des saisons. C’est une oeuvre exemplaire en ce qu’elle apporte un bonheur singulier à ceux qui la visitent tout en étant le résultat d’une combinaison de hasards, de talents et d’engagements qui se sont tissés et poursuivis de générations en générations.
Même si les noms ne nous parlent plus guère, il convient de les citer afin de rendre un hommage mérité. En 1895, Eugène Bergère, un industriel de Cholet, rachète le domaine Colbert dont un restaurant renommé porte encore le nom. Il se trouve qu'Alexandre Marcel (1860-1928), architecte parisien orientalisant qui s’est fait remarquer lors de l’exposition universelle de Paris de 1900, épouse la fille du nouveau châtelain. Avec Alphonse Duveau, le chef jardinier du château, il va transformer en paysage d’inspiration japonaise le petit vallon où, en contre-bas du château, coule la modeste Moine. Il crée un étang en élargissant le lit de la rivière, tire parti des reliefs, imagine les perspectives et la combinaison des essences, dessine des cheminements, assigne des lieux de contemplation et fait planter de nombreux arbres. Bientôt, une construction japonisante est érigée. En 1945, cependant, la propriété ayant été revendue, le parc sombre dans une période d’abandon qui durera jusqu’à la fin des années 70.
Et si ?
Quel souffle alors va-t-il réveiller le bois dormant ? J’imagine les habitants de Maulévrier qui contemplent chaque jour cette immense friche, les anciens se souvenant de ce qu’elle fut et le répétant aux plus jeunes. Entre gens du village, on se met à parler de plus en plus de ce gâchis et, un jour, on passe de la déploration au « Et si ? »* Et si on ressuscitait ce jardin ? Voilà la période merveilleuse où, des conversations, finit par jaillir une grande idée qui bientôt catalysera les énergies. J’imagine les discussions, les échanges parfois vifs entre les prudents et les audacieux, entre les trop raisonnables et les partisans du rêve. Finalement, les Maulévrais et leur maire d’alors, Jean-Louis Belouard, prennent la décision. La commune rachète le parc et en obtient le classement à l’inventaire des sites naturels français. Des bénévoles - soulignons-le - entreprennent le défrichage, ouvrant la voie aux professionnels des parcs et jardins. 1982 voit la naissance d’un association à qui sont confiées la sauvegarde et la gestion du site et qui réunit moyens, compétences et talents. On re-dessine, on rafraîchit, on reconstruit, on plante, on taille. En 1985, le parc ressuscité s’ouvre au public. C’est peu de temps après qu’en visite chez des amis qui habitaient non loin de là, je découvre ce lieu et en reste imprégné. J’en reviens avec un service à thé, réalisé par l’artisan qui fournissait alors la boutique du parc, qui sera mon lien à distance avec la magie de Maulévrier.
Une brassée de leçons
Je le redis: c’est une oeuvre exemplaire. C’est une brassée de leçons pour notre époque. La première d’entre elles, parce que c’est celle dont nous avons le plus urgent besoin, est la valeur du temps long. Chateaubriand, dès les premières lignes de ses Mémoires d’Outre-tombe évoque les arbres qu’il vient de planter dans sa Vallée aux loups, auxquels il donne de l’ombre mais dont il n’en recevra jamais, et c’est naturel: on ne vit pas que pour soi, que pour sa génération, on ne construit pas que pour le présent. Planter un arbre qui sera un jour centenaire voire multi-centenaire, c’est féconder un avenir qui nous dépasse largement. C’est un acte de générosité et de détachement. C’est comme ouvrir le chantier d’une cathédrale dont la construction dépassera le siècle et qui offrira son espace de recueillement aux générations les plus lointaines. Planter un arbre, c’est aussi s’en remettre à un être vivant qui, même s’il pourra avoir besoin des soins de l’homme, se déploiera selon son être propre.
La deuxième leçon est, à l'opposé du complexe d’Orphée décrit par Michéa**, d’avoir la conscience des richesses du passé même quand, comme nous le montre le parc de Maulévrier, elles sont cachées par l’abandon. Il s’agit en l’occurrence d’un double passé, celui de la première création du parc au début du XXème siècle, mais aussi le passé japonais, la période Edo (XVIe- XIXe siècles), source de l’inspiration qui a guidé Alexandre Marcel. Ici, dans ce village du choletais, des générations ont repris et sauvé, en y rajoutant leur propre touche, l’oeuvre initiée par une génération précédente mais aussi par des créateurs lointains tant dans l’espace que le temps.
La troisième leçon est celle du mariage pacifique du talent humain avec les potentialités de la nature, ses reliefs, ses sols, son climat et ses innombrables espèces végétales et animales. Tout à côté du Parc, le potager du restaurant que j'ai évoqué plus haut, le Château-Colbert, est cultivé dans le même esprit. Il a été à deux reprises élu plus beau potager de France et pratique une culture sans pesticide et sans ajouts chimiques. C'est la recherche d'une harmonie avec la nature qui produise à la fois du beau et du bon. Pour ce qui est de la relation au passé, ce potager est un réaménagement qui reprend les plans du XVIIIème siècle.
Autre leçon encore: celle de l’audace. L’audace de penser d’abord, l’audace d’agir ensuite. L’audace de changer les possibles et les impossibles sur lesquels l'on a coutume de dormir. Gardons nous aussi d’oublier cette magnifique dynamique du "faire ensemble" qui est tellement supérieure au seul "vivre ensemble", qui emporte toute une population et pas seulement des experts appointés pour l’occasion, et donne au projet le surcroît d'énergie nécessaire. Il y a, reliant tous les acteurs, ce quelque chose qui est au delà de la seule comptabilité et de la pure technique, de l’utilitarisme et du calcul qui écrasent notre époque: la poésie.
Spinoza
Je reviens aux effets de cette oeuvre sur ceux qui viennent la rencontrer et je pense aux « affects » de Spinoza: le Parc de Maulévrier nous offre de vivre des « affects positifs ». C’est une oasis au milieu d’un monde qui, à travers ses médias omniprésents, cultive les affects négatifs, entretenant une atmosphère d’anxiété, de frustration, d’animosité, de laideur, de tristesse et de dérision stérilisante. Tout au contraire, dans l’intimité de cette nature mariée au talent des hommes, on peut respirer la sérénité, la beauté, le pouvoir créateur de l’esprit, et percevoir, pour peu qu'on le veuille bien, qu'on accepte de se recueillir, une dimension du sacré.*** La sagesse tutélaire du Japon, qui l’inspira, sait l’importance de tels lieux pour l’âme. Grâce aux Maulévrais, depuis bientôt vingt-cinq ans nous sommes des milliers chaque année à accéder à cette expérience privilégiée.
Une source d’éveil et d’inspiration
Au delà des bienfaits personnels que nous pouvons retirer de la fréquentation du Parc de Maulévrier, son histoire ne demande qu’à être une source d’éveil et d’inspiration. J’ai précédemment évoqué un exemple d'un genre différent mais tout aussi stimulant: la création en 1849, par une poignée de paroissiens de Flammersfeld en Allemagne, de la première caisse de crédit mutuel ****. Nous avons le pouvoir de créer tout ce dont notre époque, notre société et nous-mêmes avons besoin. Nous avons mille opportunités de nous engager dans des entreprises dont la conception et la réalisation nous procureront une vie plus riche. Car ce n'est pas rien d'avoir initié la première caisse de crédit mutuel ou d'avoir ressuscité le Parc. L'oeuvre ne transforme pas que la matière, elle transforme aussi l'ouvrier. Libérons donc nos esprits et nos imaginaires; rompons les liens des pensées courtes; regroupons nous, retroussons nos manches, rêvons et oeuvrons!
Lien vers le site: https://www.parc-oriental.com
* Rob Hopkins, From What Is to What If: Unleashing the Power of Imagination to Create the Future We Want, Chelsea Green Publishing, 2019.
** Jean-Claude Michéa, Le complexe d’Orphée, Champs, 2014.
*** Le philosophe Alain, dans ses Propos sur le bonheur, commente cette phrase de Spinoza: « Il faut cultiver un grand nombre de pensées heureuses contre la malheur ».
**** http://indisciplineintellectuelle.blogspirit.com/apps/m/a...
15:33 | Lien permanent | Commentaires (3) | Tags : maulévrier, temps long, arbres, inter-générationnel, michéa, flammerfeld, alain, rob hopkins