UA-110886234-1

Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

20/06/2024

Vivre jusqu’au bout (5): L’apprenance

 

L’apprenance: j’ai découvert ce néologisme au début des années 90, quand j’ai fait la connaissance d’Hélène Trocmé-Fabre. Elle venait alors de réaliser une série remarquable de documentaires regroupés sous le titre « J’apprends, donc je suis ». Visionner cette oeuvre fut un des moments intellectuels les plus stimulants de ma vie, d’autant que j’abordais alors un nouveau métier qu’il me fallait inventer: la formation des dirigeants. « Né pour apprendre » est comme le confluent de sept approches que détaille le film: « Né pour découvrir », « Né pour reconnaître les lois de la vie », « Né pour organiser », « Né pour créer du sens », « Né pour choisir », « Né pour innover », « Né pour échanger ». 

 

C’est dans mes conversations d’alors avec Hélène que j’ai entendu revenir cette expression: « le vivant ». Jusque là, je parlais de la nature et il y avait « la nature et nous ». Parler du « vivant » est différent: cela fait de nous, les êtres humains, non plus une entité à part qui surplombe le reste des êtres mais une des fibres sensibles de ce phénomène qu’est la vie, un flux au sein d’un flux plus large dont il reçoit élan, inspiration et connexions. A un niveau différent, il y avait là un écho d’un des grands moments intellectuels de ma vie: ma rencontre avec la pensée de Pierre Teilhard de Chardin. 

 

S’agissant d’apprenance, la première chose, essentielle dans l’approche d’Hélène, est que la réalité est à l’opposé de la métaphore qui fait de notre cerveau un ordinateur. Depuis Mallebranche et les Lumières, la tentation est permanente de tout ramener au modèle de la machine. Même ce que nous ignorons encore ne saurait échapper à ce paradigme mécaniste. On dénie ainsi au vivant, à la vie, à l’humain, leur part d’inconnaissable, leur mystère et leur irréductible transcendance. Les transhumanistes actuels sont les héritiers de ce courant de pensée, qui veulent augmenter l’homme non par l‘actualisation de ses ressources intérieures mais par l’adjonction à son corps d’artefacts technologiques. Point culminant de cette idéologie: l’immortalité serait atteinte grâce à la transformation de l’individu en données transférables dans la mémoire d’un ordinateur. Cette vision n’est pas d’aujourd’hui: William Gibson l’évoquait déjà dans son roman « Le Neuromancien », publié il y a quarante ans.  

 

L’apprenance est la disposition, parfois dormante ou asphyxiée, à apprendre continûment, au fil des heures et des jours, de manière formelle ou informelle. Elle n’est pas prisonnière des salles de classe ou de conférence et elle a l’impudence de ne pas l’être des diplômes. Elle ne se limite pas aux savoirs codifiés en vue de leur transmission. Dès lors qu’elle est éveillée - et que rien ne l'entrave - elle se nourrit de tout. Elle observe et sonde la richesse du quotidien. Elle s’étonne aisément, ce qui la conduit au questionnement: au lieu de jeter ses cultures gâtées avec un haussement d’épaules, Fleming se demanda ce qu’il s’était passé et découvrit la pénicilline. L’apprenance s’intéresse tant aux phénomènes extérieurs qu’à ceux qui se produisent au sein de notre psyché: les deux sont indissociables, notre représentation du monde naissant au point où ils se rencontrent. 

 

J’ai la chance d’être né avec un esprit curieux. J’ai eu aussi celle d’exercer des métiers qui firent de moi, modestement, une sorte d’explorateur. Et d’abord, parce que, ces métiers, étrangement, je dus les inventer. Certaines personnes font des études, obtiennent un diplôme puis exercent toute leur vie la profession correspondant à ce diplôme. C’est tout le contraire de ce que j’ai vécu. Le développement territorial, quand je m’y suis retrouvé au début des années 80, était encore dans l’enfance et, plus tard, ma dernière mission, la « formation des dirigeants » au sein d’un grand groupe coopératif, fut à créer de toutes pièces. Je considère que j’y ai réussi et avec bonheur. 

 

Le « moi » de mes vingt ans n’aurait jamais imaginé celui de mes quarante, de mes soixante ou mon moi actuel. Ils sont les produits successifs de l’apprenance qui suscite des émergences imprévisibles. 

 

Venu l’âge de la retraite - qui, si l’on écoute certains économistes, est celui de l’inutilité - stimuler l’apprenance est essentiel. Ce passage devrait être traité comme initiatique tant les facteurs de dérives sont nombreux. Je me souviens de Michel V., un ingénieur des Arts et Métiers, qui avait bénéficié de la convention des métiers de la sidérurgie, ce qui veut dire qu’après avoir été sous-directeur d’une usine qui employait un millier de salariés, il s'était retiré de bonne heure et fort heureux de cela. Trois mois plus tard, sa femme racontait qu’il restait assis toute la journée dans un coin du salon, près du téléphone qui ne sonnait jamais. La création d’une antenne d’EGEE (Entente des Générations pour l’Entreprise et l’Emploi) le sauva, ainsi que quelques autres. Avec d’anciens collègues, il créa une sorte de cabinet de conseil bénévole pour les candidats à la création d’entreprise. 

 

J’ai envie de citer quelques autres exemples, pour montrer combien l’apprenance favorise les bifurcations et la diversité. Ancien conducteur de trains, Z. se jette dans l’apprentissage de l’improvisation théâtrale pendant que son épouse, qui combat Parkinson moralement et physiquement, découvre la peinture et s’y adonne avec un succès qui lui vaut maintenant d’être exposée. Il y a aussi cet ancien directeur de ressources humaines, qui devient photographe et ne cesse d’approfondir son art, passant de la couleur au noir et blanc et des tempêtes de l’océan aux monuments et aux demeures de notre passé. Et encore ce haut-fonctionnaire de l’Inspection des Finances, qui se passionne pour les médecines alternatives et se forme à la chromatothérapie. Depuis longtemps j’ai dans l‘idée qu’il y a en nous les semences de vies différentes. Les climats, les saisons et les terroirs stimuleront la germination de l’une plutôt que d’une autre. L’accroissement de longévité dont nous avons bénéficié jusqu’à présent et la possibilité de partir en retraite sans mourir de faim font que d’autres graines peuvent germer et porter des fruits quand les générations précédentes n’avaient souvent que le temps et l’énergie d’en cultiver une. 

 

La faculté d’apprendre est une de nos facultés les plus précieuses, sinon la plus précieuse. C’est, bien sûr, celle qui nous permet de progresser dans nos connaissances et nos talents. C’est aussi celle qui nous aide à ralentir notre vieillissement. En effet, nous pouvons nous efforcer de prolonger l’existant: la force de nos muscles, notre vivacité intellectuelle, notre mémoire, mais créer de nouvelles habiletés physiques ou intellectuelles est néguentropique. Alors que l’écoulement des jours et le vieillissement auraient tendance à nous livrer de plus en plus largement à la routine des pensées et des gestes et ainsi à nous pousser vers l’état de machine, l’apprenance refait de nous des vivants dans un monde vivant. Elle nous ouvre au nouveau et ce faisant nous invite à nous réinventer sans cesse. La compréhension rénovée des choses et l’intégration de nouveaux talents refoulent la momification. Elles peuvent nous emmener très loin, au point que nous pouvons un jour nous dire: « Je ne savais pas qu’il y avait ce moi en moi. » 

 

Alors, j’en reviens à la surprotection que j’ai évoquée précédemment et, quand je pense à toutes ces personnes cloitrées dans l'appauvrissement sensoriel et relationnel, dans la fadeur désinfectée des « maisons de retraite », à l’abri de tout et surtout de la vie, je me demande s’il convient de se priver de tant de choses au motif de faire peut-être durer son existence un peu plus longtemps. 

 

Je voudrais non pas conclure mais terminer cette chronique sur une dimension qui m’est chère et qui est d’ailleurs souvent présente dans les vies renouvelées que j’ai évoquées. Si, du point de vue de l’économie classique, nous autres retraités sommes des inutiles, il n’en reste pas moins que beaucoup de choses que nous choisissons d’entreprendre peuvent rejaillir en bienfaits autour de nous. Je pourrais, pour l’illustrer, reprendre chacun des exemples que j’ai évoqués, mais celui qui me vient à l’esprit est ce petit monsieur qui, dans la rue d’à côté, sur le mince bout de jardin qu’il a en façade, entretient tout au long de l’année une symphonie de formes et de couleurs. C'est un bienfaiteur public: rien qu’à passer devant chez lui, on se sent tout réjoui. 

18/06/2024

Le nouveau totalitarisme est confortable

Lorsque, il y a quatre-vingt-quatre ans, le 18 juin 1940, à dix-huit heures, Charles de Gaulle, général de brigade à titre temporaire qui s’est lui-même investi du destin de la France, prononce sur les ondes de la BBC son célèbre Appel, dans quelle mesure se doute-il que la reddition des puissances de l’Axe exigera cinq longues années et que, au surplus, il aura à mener une bataille complexe sur un deuxième front: face aux Alliés ? 

 

Déjà, en ce 18 juin, la partie peut sembler perdue d’avance. D’abord, malgré les protestations d’amitié, il n’est pas de grande puissance qui ne guette les opportunités que recèle pour elle la faillite d’une autre. Le jeu avec le Royaume-uni et les Etats-unis d’Amérique sera donc entaché d’opacité. En outre, obscur sous-secrétaire d’Etat, de Gaulle lui-même ne jouit d’aucune notoriété, il ne peut donc bénéficier d’un rayonnement qui lui assurerait un crédit d’intention.  Quant à son Appel, il sera de l’ordre du symbole car il tombera quasiment dans le vide: en France comme en Angleterre, très peu l’entendront. 

 

On pense alors à la devise de Guillaume d’Orange: « Point n’est besoin d’espérer pour entreprendre ni de réussir pour persévérer ». A ceci près que, conjointement au sentiment d’un devoir qui le dépasse, de Gaulle a l’espérance chevillée au coeur. Quant à nourrir sa persévérance de succès, au long de ces années cela ne lui sera accordé qu’avec parcimonie. Il devra compter d’abord sur sa force d’âme. Dès le 3 juillet, la flotte française à l’ancre à Mers-el-Kébir, qui aurait pu devenir celle de la France Libre, est détruite par la Royal Navy qui tue près de 2000 marins français. Puis, pour faire court, ce furent de la part des Anglais et des Américains d’incessantes menées sourdes pour l’empêcher de faire rayonner l’énergie de résistance qu’il s’emploie inlassablement à tisser et à grossir. Elles se renouvelleront sans cesse et jusqu’au moment de la reconquête du territoire. Le chef de la France Libre ne fut informé du Débarquement que le lendemain du 6 juin et il dut attendre le bon-vouloir des Anglo-Américains pour traverser la Manche et pouvoir mettre le pied sur le sol de notre pays. Aussitôt, il fut confronté à leur volonté de mettre la France sous le contrôle de l'AMGOT (Allied Military Government of Occupied Territories), avec une monnaie imprimée aux USA, qu’accompagnait le projet d’une partition de notre territoire. 

 

En ce jour anniversaire, quelles leçons tirer de l’Appel ? Certaines sont faciles à énoncer. Même si nos analyses sont justes, les choses se passent rarement comme nous les imaginons. Le réel répond parfois de manière déroutante à nos initiatives. Le temps s'allonge ou se raccourcit. Il faut sans cesse arbitrer entre ce que l'on conserve et ce que l'on doit adapter, en veillant à n'y pas perdre son élan et son âme. Au sein des drames que l’Histoire nous réserve, rien ne remplace les hommes et les femmes de vertu. L’amour de plus grand que soi, l’intelligence des situations, l’audace, l’esprit de sacrifice et la ténacité sont les manifestations de cette vertu. Le système immunitaire d’une civilisation est sans doute sa capacité de produire de tels êtres humains et il serait particulièrement pertinent aujourd’hui de nous poser des questions dans ce domaine. Mais, au delà de ces considérations qui ont principalement un caractère moral, s'il est important de comprendre les leçons de l’histoire, il l’est tout autant de savoir les transposer à un contexte différent. 

 

Nous devons nous garder de trop croire que l’histoire se répète à l’instar d’une pièce de théâtre toujours identique dont seul changerait le nom des acteurs. Le bon peuple des bien-pensants est debout sur les freins dès que sont clamés les anathèmes de « totalitarisme » ou de « fascisme ». Or, c’est une erreur funeste de croire que ces régimes se présenteraient aujourd’hui dans notre pays avec les visages grimaçants de Staline, Hitler, Mussolini ou Mao, avec pour signalétique des enfermements et des exécutions de masse, des fleuves de sang et de souffrances. Ces cauchemars d’hier nous détournent de percevoir le processus actuellement à l’oeuvre qui est tout sauf spectaculaire, douloureux et effrayant. Et qui, en outre, n’a pas de visage. 

 

Nous subissons aujourd’hui une forme d’Occupation qui n’a rien à voir avec ces caricatures. Cette Occupation ne s’accompagne pas du grondement des chars d’assaut, des bombardements et des exécutions. Elle est la plus insidieuse que nous puissions imaginer. C’est une Occupation de nos esprits qui vise à se soumettre ce qu’il subsiste de libre en nous. Il s’agit d’une emprise psychologique et spirituelle, de notre conditionnement intérieur par des forces qui ont progressivement subverti nos sociétés et nos démocraties. 

 

Conditionnés, nous le sommes depuis déjà longtemps par ce que Vance Packard appelait dès 1957 « La persuasion clandestine ». Il s’agissait alors des techniques de marketing qui, alors que nous pourrions nous satisfaire de notre sort, nous induisent à acheter et à consommer toujours plus, et qui nous ont ainsi transformés en prédateurs de la planète. C’est déjà un destin détestable qu’elles nous ouvrent, mais ce qu’il nous reste de liberté, de prises de conscience possibles, est encore trop pour le système qui a réussi à nous englober. Dès avant Packard, en 1928, Edward Bernays, l’annonçait d’ailleurs sans fard dans son livre « Propaganda »: selon lui, dans un régime démocratique, la fabrique de l’opinion est un mal nécessaire, elle est l’alternative confortable aux régimes autoritaires. Il a été entendu. 

 

Cela fera bientôt un siècle que Propaganda a été publié, un siècle au cours duquel ce que Bernays prônait a engendré un ensemble de disciplines redoutablement efficace que l’on regroupe communément dans le fourre-tout de « l’ingénierie sociale ». C’est elle qui, par exemple, vous a fait croire qu’en consommant votre café assis, vous ne risqueriez pas de contaminer vos voisins et vous a empêché de percevoir le ridicule de cette injonction. A cette science de nos ressorts psychologiques s’ajoute ce que le philosophe Alexis Haupt appelle le « médiavers » - la caverne moderne de Platon, où la réalité ne nous arrive que filtrée et refaçonnée par les médias. Un exemple: lors des élections européennes, quelle chaîne de télévision a-t-elle donné la parole à d’autres que les cinq ou six candidats en tête des sondages ? Alors que l’on ne cesse d’y chanter la « diversité » et les « minorités », comment cette mise à l’écart est-elle justifiable ? Invisibiliser fait partie des techniques les plus efficaces du médiavers: ainsi n'avez-vous même pas le soupçon qu'on vous a subtilisé des pans de réalité. Ultime renfort du nouveau processus totalitaire: les technologies numériques qui procurent les moyens d’une observation ubiquitaire et qui conditionnent d’une manière potentiellement coercitive - cf. le compteur Linky et le passe JO - notre accès à des ressources et à des lieux.

 

L’expérience de la « crise sanitaire » doit nous alerter. Si nous voulons bien regarder froidement de Sirius ce qu'il s’est passé, nous comprendrons qu’il s’est agi d’un assaut inouï contre nos esprits, contre notre liberté de penser, et aussi contre notre capacité collective à nous ressaisir et à résister. Je ne m’étendrai pas sur l’ingénierie remarquable de ce processus d’emprise. Ariane Bilheran en a fait des analyses particulièrement acérées qui peuvent nous aider à déjouer de prochains assauts. Je voudrais plutôt insister sur l’enjeu. Ma conviction est que l’humanité arrive à une bifurcation. D’un côté, la dépossession de nous-mêmes et la fin de l’histoire; de l’autre, la poursuite de l’aventure avec les risques qu’elle implique. D’un côté un système dont la capacité d’emprise est impressionnante. Et de l’autre ? 

 

21/05/2024

Vivre jusqu’au bout (4) « Use it or loose it »

 

« Use it or loose it »

 

Le désir de protéger est naturel et positif, mais il peut aussi conduire à de multiples dérives. La protection est potentiellement une lame à double tranchant : d’une part, exagérée, elle peut affaiblir le protégé, physiquement, intellectuellement et moralement ; de l’autre, elle peut encourager chez le protecteur un autoritarisme qui tourne à la persécution du protégé. Les professions de « sachants » sont particulièrement exposées à ce dévoiement, comme dans le milieu médical où le délire covidien a révélé davantage de Knock que d’Hippocrate. Il semble que certains choix, dans ce domaine, nous soient refusés, car, pour l’autorité, il s’agit de rien de moins que se substituer à nous-mêmes.  

 

Le réflexe de sur-protection ne concerne pas seulement les enfants. Je le vois à l’oeuvre à l’égard des personnes âgées et j’ai envie de reprendre une des phrases de ma précédente chronique: « Nourris, surveillés, protégés, à l’abri de quasiment tout accident, nantis d’un vétérinaire à demeure, que pourraient-ils souhaiter de mieux ? » Partant d’un bon sentiment, l’excès de protection nous prive des activités qui nous maintiennent alertes et retardent notre affaissement. Moins nous marchons par peur de tomber, plus nos jambes risqueront de nous trahir quand nous voudrons les utiliser. Moins nous monterons d’escaliers pour ne pas nous fatiguer, plus le tonus de nos muscles, de notre coeur et de nos poumons glissera vers la défaillance. Moins nous aurons d’interactions avec les autres, avec les animaux, les plantes, le vivant en général, plus nous nous éloignerons de la vie. Au bout du bout, c’est la longévité que l'on veut protéger qui s’en trouvera abrégée. 

 

On a une fâcheuse tendance à penser qu’à un certain âge la cuisse de canard confite dans son pot de graisse est la meilleure métaphore du bonheur qui nous reste à vivre. J’ignore si l’on a fait des études sur le sujet, mais il me semble que l’on a une faible idée du nombre et de la diversité des stimulations qu’une vie quotidienne normale procure à notre corps et à notre psyché. Cette sous-estimation entraîne que la perspective de l’EHPAD ne paraît pas si problématique à tant de gens, qu’il s’agisse des personnes concernées elles-mêmes ou de leurs familles. 

 

De toute façon, me dira-t-on, il faut bien un jour accepter de vieillir! D’évidence, cela fait partie de la sagesse que nous devons acquérir. Mais accepter de vieillir ne doit pas conduire au choix de vieillir plus vite. J’ai évoqué les jambes, mais le reste est à l’avenant: le souffle, le cerveau, le coeur, la mémoire, la sociabilité, les cinq sens: tout doit être maintenu à un certain niveau d’activité, faute de quoi nous mettons en oeuvre une accélération artificielle de notre déclin. D’autant que tout cela semble fonctionner en système et que l’état de la mémoire, peut-être, n’est pas si loin de celui des jambes. Quoi de plus globalement débilitant que le tête-à-tête permanent avec l’écran de la télévision ? Quoi de moins riche en stimuli que les quatre murs d'un milieu aseptisé ?

 

Le désir de protéger n’est pas nécessairement pur. Il peut exprimer, comme je viens de l’évoquer, un goût du pouvoir qui se justifiera au nom d’une cause. Il peut aussi résulter d’un besoin d’être aimé ou d’une culpabilité sournoise. L’insatiabilité étant une caractéristique du besoin d’être aimé comme de la culpabilité pathologique, le risque alors est que le protégé les perçoive et les exploite afin de continuer à vivre à l’abri de tout véritable engagement personnel. Je ne juge personne, mais il ne faut pas fermer les yeux sur ces phénomènes. 

 

Sans partager la thèse darwinienne de l’individualisme à la Ayn Randt, qui refuse tout soutien de la société à l’individu, il convient d’admettre qu’un excès d’assistance retarde et finalement menace l’autonomie que chacun d’entre nous doit pouvoir développer tant pour son bénéfice personnel que pour l’établissement d’une relation équitable avec la société. Une capacité d’adaptation tournée vers l’évolution et non seulement vers une survie sous assistance a parfois besoin de la rude provocation du réel. Cependant, certaines populations peuvent être dans un tel état de décrochage qu'un choc n'aurait que des effets néfastes. 

 

Parmi celles auxquelles l’administration de notre pays, aidée de quelques associations, apporte son assistance, il y a les SDF. Je me suis souvent demandé comment une personne normale peut sortir de cet état lorsqu’elle l’a vécu durant des mois et des années. Dans cette existence crépusculaire qui ne devrait être qu’un malheureux passage aussi réduit que possible, un certain nombre semble s’établir définitivement. De même pour les immigrants. A part les munir de quelques subsides, les aider dans leurs démarches administratives, que fait-on au juste pour les conduire à l’autonomie ? Pour un certain nombre, il y a un fossé me semble-t-il que la seule assistance matérielle ne peut permettre de franchir. Plutôt que compter sur une rencontre improbable entre les individus et un marché du travail qui ne les attend pas, ne faudrait-il pas imaginer pour eux des activités de transition ? Ne pourrait-on concevoir des chantiers à la faveur desquels ils acquéraient (ou ré-acquéraient) des comportements et des compétences de base, se nourriraient et découvriraient leur besoin d'être utile ? Il fut un temps lointain où la mairie de Paris envoyait des « colons » en province pour y apprendre le maraichage. Quand on disperse aujourd’hui des populations d’immigrants dans les villages, songe-t-on à leur autonomie ? Songe-t-on, par ailleurs, à développer non seulement le « vivre ensemble », qui n'est qu'une juxtaposition, mais aussi le « faire ensemble » ? Peut-on rêver - c'est un exemple - à un jardin partagé où se mêleraient les populations ?

 

« Use it or loose it » dit-on en anglais: « Servez-vous en ou perdez-le". Cela vaut pour les jambes mais aussi pour bien d’autres choses, la première d’entre elles étant sans doute le réflexe de l’effort. Moins nous faisons d’effort, moins d’effort nous serons capables de faire. Les domaines d'application ne manquent pas. Il est rare qu'une pente "naturelle" nous entraîne dans une bonne direction. 

 

(à suivre)