UA-110886234-1

Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

18/06/2024

Le nouveau totalitarisme est confortable

Lorsque, il y a quatre-vingt-quatre ans, le 18 juin 1940, à dix-huit heures, Charles de Gaulle, général de brigade à titre temporaire qui s’est lui-même investi du destin de la France, prononce sur les ondes de la BBC son célèbre Appel, dans quelle mesure se doute-il que la reddition des puissances de l’Axe exigera cinq longues années et que, au surplus, il aura à mener une bataille complexe sur un deuxième front: face aux Alliés ? 

 

Déjà, en ce 18 juin, la partie peut sembler perdue d’avance. D’abord, malgré les protestations d’amitié, il n’est pas de grande puissance qui ne guette les opportunités que recèle pour elle la faillite d’une autre. Le jeu avec le Royaume-uni et les Etats-unis d’Amérique sera donc entaché d’opacité. En outre, obscur sous-secrétaire d’Etat, de Gaulle lui-même ne jouit d’aucune notoriété, il ne peut donc bénéficier d’un rayonnement qui lui assurerait un crédit d’intention.  Quant à son Appel, il sera de l’ordre du symbole car il tombera quasiment dans le vide: en France comme en Angleterre, très peu l’entendront. 

 

On pense alors à la devise de Guillaume d’Orange: « Point n’est besoin d’espérer pour entreprendre ni de réussir pour persévérer ». A ceci près que, conjointement au sentiment d’un devoir qui le dépasse, de Gaulle a l’espérance chevillée au coeur. Quant à nourrir sa persévérance de succès, au long de ces années cela ne lui sera accordé qu’avec parcimonie. Il devra compter d’abord sur sa force d’âme. Dès le 3 juillet, la flotte française à l’ancre à Mers-el-Kébir, qui aurait pu devenir celle de la France Libre, est détruite par la Royal Navy qui tue près de 2000 marins français. Puis, pour faire court, ce furent de la part des Anglais et des Américains d’incessantes menées sourdes pour l’empêcher de faire rayonner l’énergie de résistance qu’il s’emploie inlassablement à tisser et à grossir. Elles se renouvelleront sans cesse et jusqu’au moment de la reconquête du territoire. Le chef de la France Libre ne fut informé du Débarquement que le lendemain du 6 juin et il dut attendre le bon-vouloir des Anglo-Américains pour traverser la Manche et pouvoir mettre le pied sur le sol de notre pays. Aussitôt, il fut confronté à leur volonté de mettre la France sous le contrôle de l'AMGOT (Allied Military Government of Occupied Territories), avec une monnaie imprimée aux USA, qu’accompagnait le projet d’une partition de notre territoire. 

 

En ce jour anniversaire, quelles leçons tirer de l’Appel ? Certaines sont faciles à énoncer. Même si nos analyses sont justes, les choses se passent rarement comme nous les imaginons. Le réel répond parfois de manière déroutante à nos initiatives. Le temps s'allonge ou se raccourcit. Il faut sans cesse arbitrer entre ce que l'on conserve et ce que l'on doit adapter, en veillant à n'y pas perdre son élan et son âme. Au sein des drames que l’Histoire nous réserve, rien ne remplace les hommes et les femmes de vertu. L’amour de plus grand que soi, l’intelligence des situations, l’audace, l’esprit de sacrifice et la ténacité sont les manifestations de cette vertu. Le système immunitaire d’une civilisation est sans doute sa capacité de produire de tels êtres humains et il serait particulièrement pertinent aujourd’hui de nous poser des questions dans ce domaine. Mais, au delà de ces considérations qui ont principalement un caractère moral, s'il est important de comprendre les leçons de l’histoire, il l’est tout autant de savoir les transposer à un contexte différent. 

 

Nous devons nous garder de trop croire que l’histoire se répète à l’instar d’une pièce de théâtre toujours identique dont seul changerait le nom des acteurs. Le bon peuple des bien-pensants est debout sur les freins dès que sont clamés les anathèmes de « totalitarisme » ou de « fascisme ». Or, c’est une erreur funeste de croire que ces régimes se présenteraient aujourd’hui dans notre pays avec les visages grimaçants de Staline, Hitler, Mussolini ou Mao, avec pour signalétique des enfermements et des exécutions de masse, des fleuves de sang et de souffrances. Ces cauchemars d’hier nous détournent de percevoir le processus actuellement à l’oeuvre qui est tout sauf spectaculaire, douloureux et effrayant. Et qui, en outre, n’a pas de visage. 

 

Nous subissons aujourd’hui une forme d’Occupation qui n’a rien à voir avec ces caricatures. Cette Occupation ne s’accompagne pas du grondement des chars d’assaut, des bombardements et des exécutions. Elle est la plus insidieuse que nous puissions imaginer. C’est une Occupation de nos esprits qui vise à se soumettre ce qu’il subsiste de libre en nous. Il s’agit d’une emprise psychologique et spirituelle, de notre conditionnement intérieur par des forces qui ont progressivement subverti nos sociétés et nos démocraties. 

 

Conditionnés, nous le sommes depuis déjà longtemps par ce que Vance Packard appelait dès 1957 « La persuasion clandestine ». Il s’agissait alors des techniques de marketing qui, alors que nous pourrions nous satisfaire de notre sort, nous induisent à acheter et à consommer toujours plus, et qui nous ont ainsi transformés en prédateurs de la planète. C’est déjà un destin détestable qu’elles nous ouvrent, mais ce qu’il nous reste de liberté, de prises de conscience possibles, est encore trop pour le système qui a réussi à nous englober. Dès avant Packard, en 1928, Edward Bernays, l’annonçait d’ailleurs sans fard dans son livre « Propaganda »: selon lui, dans un régime démocratique, la fabrique de l’opinion est un mal nécessaire, elle est l’alternative confortable aux régimes autoritaires. Il a été entendu. 

 

Cela fera bientôt un siècle que Propaganda a été publié, un siècle au cours duquel ce que Bernays prônait a engendré un ensemble de disciplines redoutablement efficace que l’on regroupe communément dans le fourre-tout de « l’ingénierie sociale ». C’est elle qui, par exemple, vous a fait croire qu’en consommant votre café assis, vous ne risqueriez pas de contaminer vos voisins et vous a empêché de percevoir le ridicule de cette injonction. A cette science de nos ressorts psychologiques s’ajoute ce que le philosophe Alexis Haupt appelle le « médiavers » - la caverne moderne de Platon, où la réalité ne nous arrive que filtrée et refaçonnée par les médias. Un exemple: lors des élections européennes, quelle chaîne de télévision a-t-elle donné la parole à d’autres que les cinq ou six candidats en tête des sondages ? Alors que l’on ne cesse d’y chanter la « diversité » et les « minorités », comment cette mise à l’écart est-elle justifiable ? Invisibiliser fait partie des techniques les plus efficaces du médiavers: ainsi n'avez-vous même pas le soupçon qu'on vous a subtilisé des pans de réalité. Ultime renfort du nouveau processus totalitaire: les technologies numériques qui procurent les moyens d’une observation ubiquitaire et qui conditionnent d’une manière potentiellement coercitive - cf. le compteur Linky et le passe JO - notre accès à des ressources et à des lieux.

 

L’expérience de la « crise sanitaire » doit nous alerter. Si nous voulons bien regarder froidement de Sirius ce qu'il s’est passé, nous comprendrons qu’il s’est agi d’un assaut inouï contre nos esprits, contre notre liberté de penser, et aussi contre notre capacité collective à nous ressaisir et à résister. Je ne m’étendrai pas sur l’ingénierie remarquable de ce processus d’emprise. Ariane Bilheran en a fait des analyses particulièrement acérées qui peuvent nous aider à déjouer de prochains assauts. Je voudrais plutôt insister sur l’enjeu. Ma conviction est que l’humanité arrive à une bifurcation. D’un côté, la dépossession de nous-mêmes et la fin de l’histoire; de l’autre, la poursuite de l’aventure avec les risques qu’elle implique. D’un côté un système dont la capacité d’emprise est impressionnante. Et de l’autre ? 

 

21/05/2024

Vivre jusqu’au bout (4) « Use it or loose it »

 

« Use it or loose it »

 

Le désir de protéger est naturel et positif, mais il peut aussi conduire à de multiples dérives. La protection est potentiellement une lame à double tranchant : d’une part, exagérée, elle peut affaiblir le protégé, physiquement, intellectuellement et moralement ; de l’autre, elle peut encourager chez le protecteur un autoritarisme qui tourne à la persécution du protégé. Les professions de « sachants » sont particulièrement exposées à ce dévoiement, comme dans le milieu médical où le délire covidien a révélé davantage de Knock que d’Hippocrate. Il semble que certains choix, dans ce domaine, nous soient refusés, car, pour l’autorité, il s’agit de rien de moins que se substituer à nous-mêmes.  

 

Le réflexe de sur-protection ne concerne pas seulement les enfants. Je le vois à l’oeuvre à l’égard des personnes âgées et j’ai envie de reprendre une des phrases de ma précédente chronique: « Nourris, surveillés, protégés, à l’abri de quasiment tout accident, nantis d’un vétérinaire à demeure, que pourraient-ils souhaiter de mieux ? » Partant d’un bon sentiment, l’excès de protection nous prive des activités qui nous maintiennent alertes et retardent notre affaissement. Moins nous marchons par peur de tomber, plus nos jambes risqueront de nous trahir quand nous voudrons les utiliser. Moins nous monterons d’escaliers pour ne pas nous fatiguer, plus le tonus de nos muscles, de notre coeur et de nos poumons glissera vers la défaillance. Moins nous aurons d’interactions avec les autres, avec les animaux, les plantes, le vivant en général, plus nous nous éloignerons de la vie. Au bout du bout, c’est la longévité que l'on veut protéger qui s’en trouvera abrégée. 

 

On a une fâcheuse tendance à penser qu’à un certain âge la cuisse de canard confite dans son pot de graisse est la meilleure métaphore du bonheur qui nous reste à vivre. J’ignore si l’on a fait des études sur le sujet, mais il me semble que l’on a une faible idée du nombre et de la diversité des stimulations qu’une vie quotidienne normale procure à notre corps et à notre psyché. Cette sous-estimation entraîne que la perspective de l’EHPAD ne paraît pas si problématique à tant de gens, qu’il s’agisse des personnes concernées elles-mêmes ou de leurs familles. 

 

De toute façon, me dira-t-on, il faut bien un jour accepter de vieillir! D’évidence, cela fait partie de la sagesse que nous devons acquérir. Mais accepter de vieillir ne doit pas conduire au choix de vieillir plus vite. J’ai évoqué les jambes, mais le reste est à l’avenant: le souffle, le cerveau, le coeur, la mémoire, la sociabilité, les cinq sens: tout doit être maintenu à un certain niveau d’activité, faute de quoi nous mettons en oeuvre une accélération artificielle de notre déclin. D’autant que tout cela semble fonctionner en système et que l’état de la mémoire, peut-être, n’est pas si loin de celui des jambes. Quoi de plus globalement débilitant que le tête-à-tête permanent avec l’écran de la télévision ? Quoi de moins riche en stimuli que les quatre murs d'un milieu aseptisé ?

 

Le désir de protéger n’est pas nécessairement pur. Il peut exprimer, comme je viens de l’évoquer, un goût du pouvoir qui se justifiera au nom d’une cause. Il peut aussi résulter d’un besoin d’être aimé ou d’une culpabilité sournoise. L’insatiabilité étant une caractéristique du besoin d’être aimé comme de la culpabilité pathologique, le risque alors est que le protégé les perçoive et les exploite afin de continuer à vivre à l’abri de tout véritable engagement personnel. Je ne juge personne, mais il ne faut pas fermer les yeux sur ces phénomènes. 

 

Sans partager la thèse darwinienne de l’individualisme à la Ayn Randt, qui refuse tout soutien de la société à l’individu, il convient d’admettre qu’un excès d’assistance retarde et finalement menace l’autonomie que chacun d’entre nous doit pouvoir développer tant pour son bénéfice personnel que pour l’établissement d’une relation équitable avec la société. Une capacité d’adaptation tournée vers l’évolution et non seulement vers une survie sous assistance a parfois besoin de la rude provocation du réel. Cependant, certaines populations peuvent être dans un tel état de décrochage qu'un choc n'aurait que des effets néfastes. 

 

Parmi celles auxquelles l’administration de notre pays, aidée de quelques associations, apporte son assistance, il y a les SDF. Je me suis souvent demandé comment une personne normale peut sortir de cet état lorsqu’elle l’a vécu durant des mois et des années. Dans cette existence crépusculaire qui ne devrait être qu’un malheureux passage aussi réduit que possible, un certain nombre semble s’établir définitivement. De même pour les immigrants. A part les munir de quelques subsides, les aider dans leurs démarches administratives, que fait-on au juste pour les conduire à l’autonomie ? Pour un certain nombre, il y a un fossé me semble-t-il que la seule assistance matérielle ne peut permettre de franchir. Plutôt que compter sur une rencontre improbable entre les individus et un marché du travail qui ne les attend pas, ne faudrait-il pas imaginer pour eux des activités de transition ? Ne pourrait-on concevoir des chantiers à la faveur desquels ils acquéraient (ou ré-acquéraient) des comportements et des compétences de base, se nourriraient et découvriraient leur besoin d'être utile ? Il fut un temps lointain où la mairie de Paris envoyait des « colons » en province pour y apprendre le maraichage. Quand on disperse aujourd’hui des populations d’immigrants dans les villages, songe-t-on à leur autonomie ? Songe-t-on, par ailleurs, à développer non seulement le « vivre ensemble », qui n'est qu'une juxtaposition, mais aussi le « faire ensemble » ? Peut-on rêver - c'est un exemple - à un jardin partagé où se mêleraient les populations ?

 

« Use it or loose it » dit-on en anglais: « Servez-vous en ou perdez-le". Cela vaut pour les jambes mais aussi pour bien d’autres choses, la première d’entre elles étant sans doute le réflexe de l’effort. Moins nous faisons d’effort, moins d’effort nous serons capables de faire. Les domaines d'application ne manquent pas. Il est rare qu'une pente "naturelle" nous entraîne dans une bonne direction. 

 

(à suivre)

11/05/2024

Vivre jusqu’au bout (3) Qu’est-ce que vivre ?

Je ne peux pas m’empêcher de reprendre le thème esquissé précédemment sous ce titre, pour lui rajouter deux ou trois chroniques. 

 

Qu’est-ce que vivre ?

 

Dès mon enfance, de l’escargot jusqu’aux baleines en passant par les éléphants et les espèces disparues, le monde animal me fascinait. Quelle richesse de formes et de beautés ! Quelle diversité d’intelligences que révélait leur adaptation aux écosystèmes ! Je m’imaginais faire un jour une carrière de cinéaste animalier, parcourant caméra au poing les lieux les plus reculés du monde, en planque dans les endroits les plus insolites pour en rapporter des images et des sons. Rapporter des images et des sons ne fait pas couler le sang, ne fait pas souffrir, ne supprime pas des vies. Rapporter des images et des sons, c’est partager son amour. Ce n’est pas comme ces selfies où de minables représentants de notre espèce fanfaronnent devant le magnifique animal qu’ils ont privé de sa vie, le plus souvent sans prendre le moindre risque pour la leur, autrement dit sans même avoir le mérite du courage.

 

Je suis finalement resté dans le monde humain. Loin de parcourir la planète, j’ai vécu en France la plupart du temps, et,  loin de la nature, ma vie professionnelle s’est écoulée dans des bureaux. En 2001, j’ai passé quelques jours aux Açores avec ma fille, un caméscope à la main, à observer les grands cétacés et les dauphins et à me rappeler mon rêve d’enfance. Au frémissement qui s’éveilla en moi tandis que je filmais, je ressentis que « cela aurait pu le faire » ! Mais la vie ressemble parfois à un flipper où, à peine lancée, la bille nous désobéit et dévie obstinément. Précisons que les forces qui agissent sur elle ne sont pas qu’extérieures. Parfois peu discernables au premier regard, elles peuvent aussi provenir de nous-même. Reste qu’est inscrit au fond de moi ce sentiment de fraternité pour les autres êtres animés qui peuplent la planète. Sur le tard, trop tard, je fus ainsi à deux doigts de poser ma candidature pour aider bénévolement une mission qui recueille des éléphants. Puis je vis que, selon les conditions d’admission, j’avais de loin passé l’âge. Mon empathie pour le monde animal a dû emprunter d’autres voies pour se satisfaire.

 

Plus que les films, aujourd’hui ce sont les portraits d’animaux qui me fascinent. Quel mystère derrière tous ces regards! Au fond de chacun d’eux, il y a un monde qui nous échappe, même si parfois le nôtre et le leur interfèrent. Pas toujours pour leur bien: qu’il s’agisse de nos pollutions qui les empoisonnent, des territoires que nous leur ôtons impitoyablement pour faire passer nos routes, construire nos édifices, produire nos aliments ou notre énergie, tant en nombre qu’en diversité le monde animal est en perdition. En passant, je ne saurais passer sous silence ce qui est de l’ordre de la pure maltraitance : les expériences en laboratoire, les élevages en batterie, les bêtes de trait exploitées jusqu’à l’épuisement, les violences « ordinaires ». 

 

Cela ne signifie pas que, pour moi, sans l’espèce invasive qu’est l’homme, la nature serait idyllique. Certains épisodes des documentaires que je regardais n’avaient rien d’un gentil dessin animé de Walt Disney (encore que la mère de Bambi y meurt bien, tuée par des chasseurs). L’innocent lapin que le renard vient de saisir entre ses mâchoire, tout sanglant et encore désespérément agité; l’éléphant qui succombe sous l’assaut d’une tribu pygmée dont il assurera la nourriture pour plusieurs jours; le phoque secoué jusqu’à la mort entre les mâchoires de je ne sais plus quel monstre marin... Horresco referens!

 

Alors, n’est-ce pas une chance, un privilège, pour certains animaux, que d’être capturés et de se retrouver dans un zoo ? N’y sont-ils pas mieux, finalement, à l’abri des prédateurs, sans effort à faire pour trouver leur pitance, sans risque de se blesser et de mourir précocement faute de soins ? Nourris, surveillés, protégés, à l’abri de quasiment tout accident, nantis d’un vétérinaire à demeure, que pourraient-ils souhaiter de mieux ? Cette sentimentalité, que je comprends parce que je peux la ressentir si je ne prends pas soin de m’en défendre, est selon moi pernicieuse.

 

Ainsi des humains. Vivre vraiment ne se peut si l’on tient à évacuer toute forme de risque. C’est une utopie que l’on peut comprendre, mais qui est critiquable à plus d’un titre. D’abord, rêverions-nous de protéger nos enfants jusqu’après notre mort ? J’ai été un enfant et j’ai des enfants et je comprends ce rêve. Mais il est dans le nature que nous mourrions avant eux et que nous n’ayons aucun pouvoir de contrôle réel sur le monde qui continuera sans nous. Une telle aspiration n’est donc pas réaliste.

 

En outre, quel peut être le sort d’un enfant que l’on aurait surprotégé, une fois livré - sans nous - au monde ? Je ne dis pas qu’il faut élever les enfants comme des fauves qui vont entrer dans la jungle ou des gladiateurs destinés aux jeux de cirque, ce serait contribuer à ce que la société a de pire. Mais il ne faut pas en faire des oiseaux nés et élevés dans une cage dont notre mort déferait les barreaux. « Ouvrez la cage aux oiseaux » dit une chanson. Bien sûr, c’est plein de bons sentiments et le symbole nous parle. Mais un oiseau élevé en cage a perdu les moyens de son autonomie, il est incapable de vivre hors de sa prison et sans son geôlier.

 

Il faut aussi nous poser cette question: qu’est-ce qui fait la valeur de cette expérience qu’est la vie ? Auteur de « La psychologie du bonheur », Mihály Csíkszentmihályi a écrit: « Pour chacun, il y a des milliers de possibilités ou de défis susceptibles de favoriser le développement de soi ». Le bonheur, si l’on suit sa pensée, ne réside pas dans une existence oisive où l’on s’atrophie progressivement à l’abri d’une cage, fût-elle dorée. D’une part, c’est un constat facile à faire que, lorsque l’on refuse de sortir de sa zone de confort, celle-ci ne cesse de se rétrécir. D’autre part, le bonheur est à extraire de ce que j’appellerai notre « dialogue » avec le réel. Un dialogue qui est tout à la fois intellectuel, sensoriel, relationnel, physique, psychique et spirituel. Est-ce pour cela que, comme l’a montré Joseph Campbell, il y a un mythe qui traverse les légendes de tous les peuples, quelles que soient les mers et les montagnes qui les séparent: celui du voyage où l’accomplissement vient une fois surmontées la tendance à l’inertie et les peurs ? 

 

Enfin, lorsque nous partirons, nous laisserons à nos enfants un monde imparfait. C’est très bien ainsi. Il est de notre devoir de faire de notre mieux mais il est aussi dans l’ordre des choses que chaque génération puisse avoir à faire sa part de l’évolution du monde - de l’évolution de l’homme au sein du monde. Il n’y a de pire prison qu’un monde parfait. Parmi nos pulsions fondamentales, comme l’ont montré entre autres, chacun dans son domaine, l’économiste Manfred Max-Neef*, l’anthropologue David Graeber** et le psychologue Mihály Csíkszentmihályi*** - et comme en témoigne toute l’histoire humaine - il y a celui d’inventer, de créer. Cela va de la pierre que l’on taille, des méthodes culturales que l’on essaye, à l’organisation d’une communauté humaine. 

 

(À suivre)

* Manfred Max-Neef, Prix Nobel alternatif d'économie, From the Outside Looking In: Experiences in Barefoot Economics, 1981. Pour les Franciliens, à partir de la rentrée je donne à l'Association Philotechnique un cours inspiré de ses travaux que j'adapte à notre situation: Changer de logiciel économique. Cf https://www.philotechnique.org 

** David Graeber et David Wengrow, Au commencement était, une nouvelle histoire de l'humanité, Les liens qui libèrent, 2021. 

*** Mihály Csíkszentmihályi, Vivre, la psychologie du bonheur, Pocket, 2006.