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17/04/2023

De la dépossession

 

Je suis un lecteur éclectique et cela me permet de faire parfois des rapprochements inattendus. Récemment, j’ai constaté qu’entre les propos du docteur Louis Fouché et ceux du philosophe américain, Matthew B. Crawford - l’auteur de « L’éloge du carburateur » - les résonances ne manquent pas, singulièrement autour du concept de dépossession. Les points de départ sont différents, les références et le vocabulaire aussi, mais très nettement voilà deux hommes qui, chacun de son côté de l’Atlantique, dénoncent la même dérive de nos sociétés. Nous nous engluons dans un système tentaculaire de sollicitations et d’injonctions qui, les unes et les autres, tendent à nous désapproprier de notre contact personnel au monde et à asphyxier notre liberté créatrice. Ce système est hétérogène, composite, il est à la fois politique, réglementaire, économique, technologique, financier, social. Il conjugue les appétits et les ambitions d'acteurs dont la complicité est peut-être plus souvent d’opportunité que subjective, mais où certains personnages - comme Klaus Schwab, le fondateur et animateur du World Economic Forum - parviennent à insuffler une orientation minimale. L’ensemble constitue une machine à produire à grande échelle un consentement biaisé des masses humaines - c’est-à-dire une soumission - qui n’a jamais été aussi performante. Cette machine utilise une double force: celle de la contrainte et celle de la suggestion. La contrainte s’exprime dans la règlementation, les interdits, les menaces, la surveillance, les sanctions. La suggestion relève de la manipulation mentale utilisée à des fins commerciales ou idéologiques, ou pour produire des réflexes conditionnés au moindre coût. 

 

Le totalitarisme en mode lousdé

Je gage que peu de mes lecteurs sont prêts à accepter l’idée que nous sommes entrés dans une ère de totalitarisme. Le mot rappelle en effet les souvenirs du pire de l’URSS, l’époque des goulags où l’on envoyait les gens dénoncés pour une correspondance privée critiquant le « petit père des peuples » (1). Or, ne voit-on pas tous les jours, dans notre pays, des spectacles qui démontrent à quel point notre liberté s’étend jusqu’à la licence ? Mais monter régulièrement en épingle l’obscénité - les provocations de l’Art contemporain, les excentricités des genristes ou de certaines ultra-minorités sexuelles - n’est qu’un tour de prestidigitation pour retenir notre attention d’aller voir ailleurs. Il y a des libertés spectaculaires sans importance à qui est donné le devant de la scène afin, en coulisse, de mieux étrangler des libertés essentielles. Quand on accepte certaines filouteries dangereuses pour garder le droit de prendre un café, d’aller au cinéma ou de voyager, c’est déjà que l’on n’a pas trouvé le recul nécessaire pour distinguer l’essentiel de l’accessoire. Là est le danger de se perdre. Globalement, qu’il s’agisse des grandes lignes de nos vies ou de notre quotidien, de l’éducation de nos enfants ou de la disposition de nos corps, tout se décide toujours davantage sans nous et nous revient sous une forme comminatoire. En outre, gage d’efficacité, la mise en oeuvre peut désormais s’appuyer sur une technologie aussi banalisée qu’invasive. Le totalitarisme d’aujourd’hui est une pratique en lousdé. C’est une société où certaines formes d’indépendance se réduisent inexorablement et où, petite touche par petite touche, une volonté opiniâtre de contrôle recouvre le paysage de nos vies d’un voile grisâtre. En s’additionnant, des dispositifs liberticides en apparence subsidiaires finissent par tisser un filet aux mailles de plus en plus serrées. C’est, pour la consommation d’énergie, le compteur électrique dit « intelligent ». C’est l’interdiction de détenir chez soi en liquide plus qu’une certaine somme. C’est bientôt, pour voyager, le carnet de vaccination en forme de puce insérée sous la peau. C’est l’allègement de l’étiquetage de certains produits qui réduit la possibilité de faire des choix éclairés ou en tout cas en cohérence avec nos valeurs (2). C’est la propagande genriste à l’école: comme nous l’avait déclaré il y a quelques années une femme politique française: « Vos enfants ne vous appartiennent pas ». 

 

Réalité augmentée ou diminuée ?

On a beaucoup vanté la « réalité augmentée », mais que dire de la réalité diminuée ? Le totalitarisme en lousdé, c’est aussi la censure des opinions divergentes par les mass médias où, si elles sont citées, c’est pour être incendiées. C’est, sur les réseaux sociaux, les documents supprimés - y compris des études officielles - « au nom des standards de la communauté », ou les opinions hypocritement dissimulées par les algorithmes: le shadow banning. Ce sont les centaines de milliers de petits comptes qui disent n’importe quoi sans être inquiétés, parce qu’ils n’ont aucune influence mais servent à démontrer la liberté d’expression tandis que l’on clôture autoritairement ceux qui commençaient à acquérir une véritable audience. Ce sont les trolls diligentés par des officines subventionnées afin de pourrir les fils de discussion. Dans une société où le monde perçu par beaucoup se limite à l’écran de la télévision, ce que l’on n’y voit pas n’est pas perçu comme caché: n’existe pas l’idée même que cela puisse exister. Alors, pour celui qui n’a pas l’intuition ou envie de se poser des questions, de faire ses propres recherches, il n’y a pas d’opinions divergentes, il n’y a que des consensus auxquels on ne peut que se soumettre. On en a fait l’expérience avec l'invisibilisation de scientifiques qui avaient une pensée différente sur le coronavirus, tandis que des experts à conflits d’intérêts avec l’industrie pharmaceutique hantaient chaque jour les plateaux. On peut aussi  évoquer, alors que les politiques les moins représentatifs ou qu’accompagnent un impressionnant lot de casseroles sont invités chaque jour, le bannissement médiatique total de François Asselineau dont la moindre vidéo fait cinq cents fois plus de public que le dernier film, pourtant généreusement subventionné, de Bernard-Henri Lévy. 

 

Les dénonciateurs du « complotisme » oublient de dire que les Etats-unis ont depuis longtemps utilisé Hollywood pour faire passer les narratifs qui les arrangent (3). D’ailleurs les forces spéciales américaines viennent officiellement de déclarer qu’en cas de besoin elles utiliseraient des « deep fakes » au titre de leurs stratégies (4). Distinguer le vrai du faux est déjà de plus en plus difficile: avec le recours à l’intelligence artificielle, cela deviendra une gageure. Cette dernière en effet donne à n’importe quel quidam le pouvoir de créer des images et des articles de presse qui ont toute l’apparence de la vérité tout en n’étant que des inventions. Elle apporte ainsi une puissance inimaginable aux ombres de la caverne dont Platon voulait nous détourner. Or, comme l’a écrit Hannah Arendt: « Quand tout le monde vous ment en permanence, le résultat n'est pas que vous croyez ces mensonges mais que plus personne ne croit plus rien. Un peuple qui ne peut plus rien croire ne peut se faire une opinion. Il est privé non seulement de sa capacité d'agir mais aussi de sa capacité de penser et de juger. Et avec un tel peuple, vous pouvez faire ce que vous voulez ». Aux forces que ce système déploie s’ajoutent des phénomènes tels que le wokisme qui tend à nous priver de nos repères, ainsi que les différents mouvements de repentance qui veulent nous enfermer dans une passion triste qui nous vide de notre énergie. 

 

La flamme de l’attention

Mais la dépossession majeure que l’on nous inflige, sans laquelle rien de ce qui précède ne serait facile à imposer, est celle de notre attention. Krishnamurti faisait de l’attention la porte d’entrée de notre esprit, la clé de notre vie: sur quoi la focalisons-nous, de quoi la nourrissons-nous ? Or, la capter est devenu un enjeu pour tous ceux qui attendent quelque chose de nous et, entre les marchands, les gouvernements et les colporteurs d’idéologies diverses, les prédateurs de notre attention sont devenus innombrables. Il y a quelques décennies, il fallait ouvrir un journal, allumer le poste de radio ou de télévision, ou choisir d’assister à un meeting, pour être exposé à ce battage. Maintenant, nous le sommes en permanence. C’est une omniprésence de messages ou plutôt d’interpellations et de leurs vecteurs - essentiellement tout ce qui est doté d’un écran. Combien de temps passons-nous chaque jour à lire des informations que nous n’avons pas sollicitées ? Combien à nous laisser embobiner par le jeu des commentaires sur les réseaux sociaux ? Combien de fois, tentés de ne pas ouvrir cette boîte de Pandore, avons-nous hésité en nous disant: « Il y a peut-être quelque chose à apprendre ou à partager ? » 

Au surplus, des images savamment calculées passent la barrière de notre filtre conscient pour influencer notre inconscient. Derrière tout cela il y a un autre projet: celui de nous éduquer, c’est-à-dire de nous faire adopter des mœurs, des croyances et des comportements décidés par des élites autoproclamées. Comme l’a montré Virginie Martin (5), les séries télévisées contribuent largement, au delà des histoires dont elles prétendent nous distraire, à faire évoluer la culturendes peuples. Ce que nous pouvons voir et devons penser, ce qu’est le bonheur, ce que c’est qu’être un humain, le bien, le mal, le gentil, le méchant, où doit aller notre société, tout cela nous est administré en perfusions indolores. En sommes-nous seulement conscients ?

 

Nous sommes les auteurs de ce monde

Ce monde ne sort pas d’un chapeau. Il n’est pas l’oeuvre d’un démiurge diabolique. Toutes les civilisations résultent des choix que, dans un environnement donné, une population a faits afin de satisfaire ses besoins. D’une part, chacun de ces choix crée un afflux d’énergie vers certains secteurs qui s’enrichiront et auront ainsi tendance à s’autonomiser et, de réponse à un besoin, à devenir des lieux de pouvoir surplombant la société (6). D’autre part, dans ces choix faits au fil du temps et parfois des siècles, quelques motivations spontanées et répétées ont joué un rôle déterminant: a été plébiscité ce qui « facilite la vie », ce qui donne le sentiment d’être davantage protégé, ce qui valorise les premiers expérimentateurs aux yeux des autres et ce qui enrichit matériellement. Chacune de ces motivations débouche sur une pente douce au début mais qui ne manque jamais de s’accélérer, cela d’autant que le marketing de ceux qui y ont intérêt y encouragera. Si la motorisation de certaines tâches constitue un véritable soulagement pour les ouvriers et les paysans, que dire par exemple de la télécommande de nos téléviseurs ? A combien de mètres regarde-t-on l’écran ? Se lever pour changer de chaîne représente-t-il une fatigue singulière ? A lui seul, cependant, combien de matière et d’énergie cet objet fabriqué par milliards d’unités consomme-t-il ? Combien de déchets représente-t-il ? Et, parmi cent autres objets de notre quotidien qui nous poussent sur la même pente, quel effet a-t-il sur l’évolution de nos comportements ? A sa modeste place, la télécommande est symbolique de la manière dont nos choix, innocemment, engendrent un monde et nous façonnent en retour.  

 

L’organisation de la résignation

Le pouvoir se concentre à mesure de la richesse. Avec la mondialisation, cette concentration est à l’échelle de la planète. Elle a engendré des monstres de puissance économique et financière qui interfèrent dans tous les secteurs de nos vies. Leur collusion avec un pouvoir politique qu’elles ont de plus en plus souvent contribué à mettre en place nous prive des plus élémentaires garde-fou. De ce point de vue, nous devons remercier la prétendue « crise sanitaire »: elle a rendu visible une réalité qui relevait jusque là d’un roman dystopique. Elle nous permet de comprendre par exemple que si, un jour proche, l’OMS décide, pour notre bien et celui de la planète, de contrôler notre alimentation, il lui suffira de passer des accords avec ceux qui lui auront d’ailleurs susurré cette idée à l’oreille: les industriels de l’alimentaire, les chaînes internationales de restauration, etc. Que les législateurs nationaux rajoutent à cela quelques normes ou obligations pesantes, qu’une crise énergétique opportune survienne, et les petits commerces indépendants finiront par mettre les uns après les autres la clé sous la porte. C’est la logique du totalitarisme: le nombre, l’hétérogénéité et l’indépendance des acteurs sont un obstacle au projet qu’il s’agit de mettre en place. Sous les prétextes d’économies et d’efficacité, il est indispensable donc de simplifier la réalité, de ne voir qu’une seule tête et de n’avoir que des interlocuteurs de niveau planétaire. Une fois encore, la gestion de la crise du covid est riche d’enseignements: on a neutralisé des centaines de milliers de médecins libéraux qui avaient les compétences de soigner et guérir, parce qu’il fallait réserver le terrain à une politique planétaire unique et aux productions de la grande industrie pharmaceutique. Mis entre parenthèses et l’ayant accepté sans résistance, ces professionnels n’ont pas vu que c’était le début de la pente qui les conduirait à être évincés au profit des plateformes de consultations à distance assistées de la nouvelle baguette magique: l’intelligence artificielle. Et voilà qu’émerge un système de santé dont nous - les citoyens - nous satisferons par défaut !

 

Tout s’organise pour que nous soyons convaincus qu’il n’y a devant nous qu’une seule route, qu’il serait vain de vouloir en trouver une autre et que, de toute façon, nous sommes désormais impuissants. Cela aussi est une marque de l’esprit totalitariste. « There is no alternative! » comme le scandait Margaret Thatcher et comme le reprennent en coeur tous ses épigones. Si, à l’intérieur de leur système, il n’y a pas d’alternative, il y en a en revanche en dehors. La nouvelle route n’est pas à trouver: elle est à créer. Le nouveau film n’est pas à choisir dans le catalogue: il est à imaginer. Nous ne sommes jamais prisonniers que des réponses que nous avons choisi de donner et continuons à donner à nos besoins. En cela il n’y a pas de faute et il ne doit pas y avoir de culpabilité: l’humanité apprend en marchant. La seule faute serait, aujourd’hui, de ne pas prendre en compte ce que nous voyons et ce que nous avons la capacité de comprendre. Si, aujourd’hui, nous nous sentons à l’étroit dans notre société de 2023, l’histoire des besoins dont nous avons privilégié la satisfaction et les réponses additionnées que nous leur avons données nous permettrait de comprendre comment nous en sommes rendus là. Mais, quelque intéressant qu’il serait, ce n’est pas un travail historique que je veux vous proposer au terme de ce constat. Il s’agit d’avenir, il s’agit d’innovation et d’invention et c’est ce dont il sera question dans ma prochaine chronique. 

 

(1) C’est ce qui est arrivé à Soljenitsyne.

(2) La Commission européenne envisage de supprimer les mentions caractérisant le mode d’élevage des volailles pour simplifier les normes de commercialisation: https://www.tf1info.fr/conso/video-etiquetage-des-volaill... 

(3) Erwan Benezet, Barthélemy Courmont, Hollywood-Washington, Comment l’Amérique fait son cinéma, Armand Colin, 2007. 

(4) https://www.les-crises.fr/psyops-les-forces-speciales-us-... 

(5) Virginie Martin, Le charme discret des séries, humenSciences, 2021. 

(6) J’ai évoqué ce phénomène ici: http://indisciplineintellectuelle.blogspirit.com/archive/... 

 

 

02/03/2023

Antagonismes irréductibles (2/2) 

Le clivage ultime

 

2500 milliards de galaxies.

 

2500 milliards de galaxies, une quantité incommensurable d’espace, de matière, d’énergie et, sur cette Terre qui nous paraît immense et qui n’est dans cette immensité qu’une poussière, des petits grains de conscience: nous. « L’homme n’est qu’un roseau, le plus faible de la nature, mais c’est un roseau pensant. Il ne faut pas que l’univers entier s’arme pour l’écraser ; une vapeur, une goutte d’eau suffit pour le tuer. Mais quand l’univers l’écraserait, l’homme serait encore plus noble que ce qui le tue, puisqu’il sait qu’il meurt et l’avantage que l’univers a sur lui. L’univers n’en sait rien. » (Blaise Pascal). De son côté, Descartes, posant la première pierre de sa réflexion, dit: « Je pense donc je suis ». 

 

Quel sens donnons-nous à l’existence de cette conscience qui se pense et pense l’univers ? Quel sens se donne-t-elle à elle-même ? Pour certains, elle ne serait qu’un épiphénomène, pour d’autres elle est transcendance. De nouveau les questions de Gauguin: que sommes-nous ? D’où venons-nous ? Où allons-nous ?

 

De tout temps, les hommes ont voulu pressentir que, derrière le chatoiement du monde que nos sens captent, il y a des présences d’une autre nature et, peut-être, une Présence. Face à cet univers luxuriant qu’est la diversité des croyances et des mystiques, certains évoqueront un dérisoire délire d’interprétation. Je verrais plutôt, en ce qui me concerne, une effervescence d’explorations. Je pense à cette phrase du Père Ceyrac (1914-2012) que j’ai eu la chance de croiser: « Toutes les religions sont un chemin vers le mystère de Dieu ». Cette conscience qui émerge de l’évolution creuse, au sein de l’humain, un manque spécifique. Des romanciers comme François Mauriac, des poètes comme Paul Valéry, des psychanalystes et des philosophes ont sondé ce manque qui caractérise l’espèce, l’entraînant au pire, au meilleur ou au médiocre. Au pire, si nous nous trompons de cible et attendons de la créature qui nous est semblable plus que ce qu’elle peut nous donner*, ce qui fera la source intarissable des drames passionnels; au pire, encore, si nous recherchons une impossible complétion dans la démesure des projets et des actes. Au médiocre si nous noyons cette inquiétude existentielle dans les plaisirs du divertissement, de l’égo et de la chair. Au meilleur si nous la reconnaissons pour ce qu’elle est: l’aspiration à aimer quelque chose de plus grand que nous-mêmes, qui établit une reliance entre l’infiniment petit que nous sommes et l’infiniment grand dans le visible et l’invisible, en passant par l’ensemble du vivant. Au meilleur si nous y reconnaissons, pour reprendre l’expression de Mauriac, « ce Dieu à l’affût en nous ». 

 

Matérialisme moral et philosophique

 
Ce n’est pas pour rien que le terme « matérialisme » désigne à la fois l’attachement aux biens de ce monde et un postulat philosophique selon lequel tout est matière et l’esprit n’existe pas en tant que tel. Nous avons là le second antagonisme irréductible entre le christianisme et le monde dont rêve une certaine élite, et il n’est pas qu’intellectuel. 


La représentation que l’on se donne du vivant induit la représentation que l’on se fait du bien et la forme que l’on entend donner à l’avenir de l’espèce humaine. Le projet transhumaniste, ultime incarnation du matérialisme, prétend prendre la main sur l’évolution qui a fait de nous ce que nous sommes. Or, il constitue rien de moins que l’aboutissement logique de l’animal-machine de Mallebranche. L’âme étant refusée aux animaux, ceux-ci étaient censés ne rien ressentir. Mallebranche battait ainsi sa chienne en public et soutenait que les cris qu’elle poussait n’étaient que les grincements d’une machine. Cela nous donne une idée de la puissance d’une idéologie quand elle s’empare d’un être, même intelligent: elle le rend sourd, aveugle et stupide. Pour l’instant, aucune idéologie ne permet heureusement de nier que l’humain peut ressentir de la souffrance, mais beaucoup de décisions sont prises par ceux qui en ont le pouvoir dans le mépris des souffrances qu'elles causent. Pour le matérialisme moderne, si l’être humain a encore un statut spécifique par rapport aux animaux, il n’a pas d’âme et cela autorise beaucoup de choses, par exemple de juger de son utilité ou d’évaluer le prix de sa vie comme on le ferait d’un objet**. 


Un triste fait divers vient de mettre douloureusement le doigt sur une de nos contradictions. Un accident de la route survenu sous l’emprise de la drogue a provoqué la mort d’un foetus qui, de ce fait, a acquis une existence que le droit lui refuse: celle d’un être sensible ayant été injustement privé de la vie. On plaint la malheureuse mère mais on plaint aussi l’infortuné entant qui approchait du moment de sa naissance. Mais mourriez-vous à quelques heures du jour qui aurait pu être celui de votre venue au monde que, du fait que vous n’êtes pas né, vous n’avez aucune identité, aucune existence. Quelle différence y a-t-il, cependant, en tant qu’être vivant et sensible, entre cet enfant désiré qu’un accident prive de la vie et ceux, indésirés, que l’on choisit de supprimer ? Quelle différence, encore, entre cet enfant arraché accidentellement au ventre de sa mère et les effets délétères voire mortels des injections anti-covid encouragées, sans la moindre justification scientifique, sur les femmes enceintes ? Nous sommes là sur une frontière folle qui me fait penser aux montres molles de Dali. 

 

Créer l’homme nouveau


Créer l’homme nouveau, ce désir n’est pas d’hier. N’est-ce pas déjà l’ambition du christianisme ? « Revêtez-vous de l'homme nouveau! » adjure saint Paul. A ceci près que l’invitation du Christ est un appel au changement de l’intérieur, à la décision souveraine de celui qui l’entend, et n’est pas imposé par une autorité dominatrice. La Révolution française se proposait de « changer le peuple » - expression reprise récemment par une femme politique - et cela en usant des lois. Le 11 novembre 1789, alors que la province ne manifeste guère d’enthousiasme pour les projets parisiens, Rabaud Saint-Etienne déclare: « Il faut remonter ce peuple, le rajeunir, changer ses formes pour changer ses idées, changer ses lois pour changer ses moeurs, tout détruire, oui, tout détruire, puisque tout est à créer »**.  Du wokisme avant la lettre. On se rappellera qu’il y eut ensuite la promulgation d’un nouveau calendrier, fort poétique d’ailleurs mais qui n’a pas duré, et l’instauration de nouvelles mesures des distances, des poids et des volumes. Le communisme, avec les moyens que l’on sait, a lui aussi voulu créer un homme nouveau. Puis, plus douce mais plus insidieuse, est venue l’ingénierie sociale qui s’intéresse à la manipulation de nos ressorts intérieurs pour obtenir de nous les opinions et les comportements qui conviennent à ses commanditaires. Avec le transhumanisme, nous allons plus loin, beaucoup plus loin, que ce soit sur la ligne des capacités physiques ou mentales à accroître artificiellement mais surtout sur celle de la dépossession de nous-mêmes.

 

Le matérialisme nous dessine évidemment un avenir fondé non sur l’être mais sur l’avoir. Un humain « augmenté » par des artefacts afin qu’il soit plus rapide, plus intelligent, plus endurant, plus habile. En fait, on lui applique les mêmes critères de performance qu’à un robot et c’est tout-à-fait logique puisque l’on part d’une représentation qui est celle d’une machine, complexe certes, physico-chimique, énergétique, mais une machine quand même. L’interdiction de toucher au génome a déjà été transgressée sous le prétexte de protéger la santé des peuples. Partant de là, on peut aussi imaginer que, en choisissant les « gains de fonction » comme on le fait pour les virus, on façonne un jour des êtres humains, et cela non seulement en fonction des tâches qu’on entendra leur confier et des habiletés qu’elles nécessiteront, mais aussi des comportements dont on voudra les doter, tels que l’obéissance totale, l’insensibilité à la douleur, la vulnérabilité aux manipulations mentales. Mais le transhumanisme va plus loin. Le marketing, déjà, nous traquait afin de connaître notre profil de consommateurs en fonction de notre âge, de notre sexe, des traces que nous laissons un peu partout par nos consultations sur l’Internet et nos achats. Dans les années qui viennent, il conviendra de passer du commerce à la politique. Il conviendra que l’on sache tout, à tout moment, des individus qui composent une population à gérer. Qu’une ou plusieurs puces intégrées à leurs corps renseignent en permanence une intelligence artificielle sur leur santé, leurs émotions, leurs déplacements et leurs consommations, et permette ainsi de déterminer les mesures à prendre les concernant. Quel interdit serait-il légitime si l’on n’intervient que sur des machines ? Que peut-il y avoir de sacré dans une machine ?

 

La flèche de l'évolution


Dans un court texte, le père Teilhard de Chardin (1881-1955), théologien catholique, utilisait la métaphore de l’En-dedans et de l’En-dehors pour décrire l’axe de l’Evolution. L’En-dedans, c’est la subjectivité qui se concentre progressivement au coeur des êtres vivants jusqu’à culminer dans l’humain, ce néant qui devient ainsi « capable de Dieu »****. L’En-dehors, c’est l’absence de psychisme, c’est la matière brute. La flèche de l’évolution est orientée de l’En-dehors vers l‘En-dedans. Un En-dedans particulièrement densifié est la caractéristique du « phénomène humain »*****. Cet En-dedans est le lieu du mystère de l’être, le lieu de sa liberté et de sa responsabilité, de ses passions et de son destin - et de sa possible rencontre avec Dieu. C’est l’intimité qui devrait être inviolable. Or qu’annonce un transhumaniste comme Youval Harari, intervenant bien-aimé du World Economic Forum ? Qu’il n’y aura plus d’âme, plus de libre-arbitre, plus d’intimité inaccessible de l’extérieur. Tout au contraire, par le biais de technologies invasives, nous deviendrons intégralement des En-dehors sous l’oeil vigilant des Big Brothers qui se sont attribués la mission d’administrer l’humanité et qui commencent à le faire sur le mode des élevages industriels.  


Alors, je repense à notre statue de Saint-Michel dont une certaine association demande le déboulonnage au motif qu’elle fait de la propagande religieuse dans l’espace public. S’agit-il d’un simple réflexe atavique anti-calotin ? Ou bien se jouerait-il là quelque chose de plus profond ? Certains s’identifieraient-ils au dragon que terrasse l’Archange ?

 

* « L’amour, c’est vouloir donner à quelqu’un qui n’en veut pas quelque chose qu’on n’a pas » (du pessimiste Jacques Lacan).

** Cf. chronique Antagonismes irréductibles 1/2 et https://www.investisseur-sans-costume.com/la-guerre-est-la-continuation-de-la-dette-par-dautres-moyens/

*** Cf. Claude Quétel, Crois ou meurs !: Histoire incorrecte de la révolution Française, TallandierPerrin, 2021.

**** Cardinal de Bérulle (1575-1629), Œuvre de piété

***** Pierre Teilhard de Chardin, Le phénomène humain, Le Seuil, 1955.

21/02/2023

Intermède: une recette pour produire du complotisme

 

Je me souviens d’une gamine qui, le jour de son anniversaire, connut l’angoisse de sa vie. Pour lui faire une surprise, ses parents l’avaient emmenée en grand mystère vers une destination inconnue. En regardant le paysage défiler, elle se posait mille questions. Soudain, une évidence s’imposa à elle: on avait décidé de se débarrasser d’elle, on allait l’abandonner! Elle revoyait les disputes que son indiscipline récurrente avait provoquées, les menaces tout aussi récurrentes de la mettre en pension. A la stupéfaction de ses parents, elle éclata soudain en larmes. Mais leurs intentions n’étaient que bienveillantes: la destination était Eurodisney. J’appellerai cela une expérience de complotisme. Ce qui est intéressant, c’est d’en comprendre les mécanismes.

 

D’abord, de même que la végétation, le complotisme ne prolifère pas sur n’importe quel sol. Il a besoin d’une forme d’acidité. A partir des années 70 et de la publication du premier rapport Meadows, puis avec la diffusion des thèses du GIEC sur le réchauffement climatique et surtout sur sa cause anthropique, l’opinion se répand dans certains milieux que ce n’est pas le train de vie d’une poignée d’oligarques (qui le méritent bien au surplus) qui met en péril l’écosystème planétaire, ce sont les petites consommations quotidiennes des milliards de « riens » qui se sont reproduits à outrance. S’il y a eu, pendant la « crise sanitaire », un courant complotiste qui a vu dans la « pandémie » et l’obsession de l’injection d’ARN une volonté de réduire la population mondiale, ce n’est pas un délire gratuit dû à l’abus de bière autour d’un barbecue. C’est qu’une partie de la population sent bien que la ploutocratie et ses serviteurs ne l’aiment pas et la supportent à peine. En France, d’ailleurs, le plus haut personnage de l’Etat se plaît à n’en rien cacher. Quand, de ce fait, on n’a plus confiance dans la parole officielle et les intentions qu’elle prétend exprimer, on n’a pas d’autre moyen de tenter de comprendre ce qui se passe qu’aller chercher les pièces du puzzle pour le reconstruire. Et on le fait avec, au fond du coeur, l’amertume de ceux qui savent qu’ils sont méprisés. 

 

Depuis quelques décennies, le décor dans lequel nous vivons fournit justement à notre puzzle quelques pièces de nature à éveiller notre défiance. Les entreprises de la santé sont particulièrement intéressantes de ce point de vue. La santé, chacun d’entre nous sait ce qu’elle est: le bon fonctionnement du corps, l’absence de douleurs, la perspective de la longévité. Or, les industriels de ce secteur ont mis des années à reconnaître l’inefficacité et les effets secondaires parfois mortels de substances qui leur permettent d’engranger des bénéfices. Confrontés aux demandes des patients ou de leurs familles, ils ont multiplié les manoeuvres dilatoires et freiné des quatre fers avant de remballer leurs poisons. Dès 2012, sous la signature de deux professeurs de médecine, un livre dévoilait ces pratiques en dénonçant les « 4000 médicaments inutiles ou dangereux »*. Plus récemment, l’enquête publiée sous le titre « Les Gardiens de la raison »** a montré toutes les roueries de l’industrie pharmaceutique devenue une vraie pieuvre. On reverra aussi avec profit le documentaire d’Arte de 2016 sur l’arnaque au cholestérol***. Ce dernier document est instructif car l’histoire qu’il raconte se déroule sur plusieurs décennies et montre comment, en partant d’un postulat bancal, on développe une doxa inébranlable, un réseau d’influence - dans certains cas aux méthodes mafieuses - et une filière de profit.

 

Ces faits, s’ajoutant à la détestation que nos dirigeants cachent à peine, voilà qui pose une climat au sein duquel il est difficile de croire que tout ce beau monde veut nous emmener à Disneyland !  Alors, si, dans votre pioche, vous trouvez aussi les « dix commandements » des Georgia Guidestones et lisez un peu rapidement une certaine déclaration de Jacques Attali, ou plus récemment celle d’un jeune économiste de Yale, vous ne pouvez que vous poser des questions incongrues. Erigées dans des conditions mystérieuses en 1980 en Géorgie, aux Etats-Unis, les Georgia Guidestones étaient un monument de granite impressionnant, aujourd’hui détruit, sur lequel étaient gravées en huit langues dix prescriptions dont la première interroge: « Maintenez l'humanité en dessous de 500 millions d’individus ». D’évidence, le texte veut se faire passer pour très ancien, bien antérieur à l’époque où l’humanité a franchi cette barre de 500 millions d’habitants. Mais quelle conclusion en tirer pour aujourd’hui ? Est-ce une invitation à revenir en deçà de cette limite ? Mais comment ? Quant à Jacques Attali, dans « L’avenir de la vie », il a déclaré tout simplement que, passé un certain âge, l’être humain devient improductif, donc inutile, et représente une charge pour la société. So what ? Yusuke Narita, jeune professeur d’économie à Yale répond ces jours-ci:  la solution est le « suicide de masse », forcé ou volontaire, des vieux****. 


Voilà les composants. Vous avez le sol - la malveillance de l’élite - le climat - les scandales renouvelés des activités industrielles - et l’engrais - les déclarations que nous avons évoquées. Vous avez de quoi  cultiver un beau complotisme qui vous donnera de beaux fruits. Reste l’étape finale. Rien de tel qu’un alambic dans lequel ces fruits vont concentrer leurs arômes. Ce sera la « pandémie ». Immobilisations diverses et confinements, obligations fantaisistes et mensonges qui se contredisent, censure sans complexe et obscurités entretenues: ce qui ressort au bout du serpentin de refroidissement ne peut que titrer très fort. « Ç’a un goût de pomme » comme on l’entend dans la dégustation célèbre des Tontons Flingueurs. Je vous propose une étiquette pour ce nectar: « Cuvée McKinsey ». 

 

* Louis Even et Louis Debré, Guide des 4000 médicaments inutiles ou dangereux, éditions Cherche Midi, 2012. 

** Stéphane Foucart, Stéphane Horel, Sylvain Laurens, Les gardiens de la raison, Enquête sur la désinformation scientifique, La Découverte, 2020.

*** Arte, Cholestérol, le grand bluff, 2016: https://www.youtube.com/watch?v=07UdGQTQosE

**** https://www.medias-presse.info/la-derniere-folie-arc-en-c...