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23/01/2023

Systèmes immunitaires 1/7

 

Il y a parfois des analogies que je n’ose dire amusantes, sinon d’un point de vue intellectuel. Par exemple, en ce moment nous avons d’un côté les injections expérimentales censées protéger du covid, conférant en même temps à ceux qui les acceptent le statut de bons citoyens, et, de l’autre, la vague de la cancel culture qui se présente entre autres comme une démarche de purification de l’histoire, d’élimination des gloires injustes, et qui anoblit d’une aura de progressisme ceux qui la promeuvent. Or, il semble bien que dans les deux cas les résultats de ces supposées bonnes intentions soient assez calamiteux. Les injections précitées et la cancel culture ont ceci en commun qu’elles concernent nos systèmes immunitaires: celui de notre corps ou celui du corps social. Les injections affaibliraient en définitive les mécanismes de défense de certaines personnes; la cancel culture, quant à elle - c’est ma conviction assurée - ruine ceux de nos sociétés. Au surplus, si vous critiquez celle-ci ou celles-là, vous verrez que leur point commun est de faire immédiatement de vous rien de moins qu’un être méprisable, un irresponsable, un suppôt du complotisme ou un oppresseur. 

 

Avant de poursuivre cette analogie, j’ai envie de rappeler l’origine du concept de « complotisme » ou « conspirationnisme ». Il a été forgé par la CIA pour discréditer ceux qui trouvaient que la version de l’assassinat de John F. Kennedy par un électron libre manquait de consistance. La déclassification actuelle des dossiers risque d’apporter de la lumière - à moins que ce soit encore davantage d’obscurité car on parle de centaines de milliers de pages. Je n’ai retenu quant à moi de cette époque que l’enquête sur le vif d’un journaliste français qui avait décelé des incohérences factuelles indiscutables. Le coupable désigné, Lee Harvey Oswald, d’après ses états de service était un tireur médiocre. L’arme qu’il avait utilisée n’était pas non plus de premier choix pour un sniper, et cela d’autant qu’Oswald avait monté lui-même la lunette de visée. Or, tous les tireurs vous le diront: le meilleur degré de précision ne peut être atteint qu’en faisant cette opération en laboratoire. Ajoutez à cela que la cible était mouvante: seul le hasard pouvait permettre à une balle d’atteindre, dans ces conditions, le cerveau du président. Ces observations terre-à-terre valent pour moi les milliers de pages du rapport Warren. 

 

J’en reviens à l’analogie du début de cette chronique. La fonction du système immunitaire est de préserver la santé et la vie d’un organisme. Il s’est construit au long du temps et des générations de tous les maux rencontrés que l’organisme a réussi à surmonter. Le corps social est composé d’individus: vous, moi et les autres, et ce qui fait de nous, ensemble, un organisme est, au sens anthropologique du terme, une culture. C’est-à-dire un héritage reçu ou adopté. Cet héritage se compose d’une langue et de ses sonorités, d’une histoire, de territoires, de noms de lieu, de paysages, de coutumes, de goûts - et aussi de valeurs et de logiques d’action. Le système immunitaire du corps social que nous formons est donc lui aussi d’ordre culturel. Il protège notre identité collective qui est rien de moins que la réponse que nous pouvons donner, en tant que peuple, aux trois questions de Gauguin*:  D'où venons-nous ? Que sommes-nous ? Où allons-nous ? A l’instar de notre système immunitaire physique, il est le produit d’un long processus fait d’interactions et de défis innombrables qui en ont édifié progressivement la résilience actuelle. 

 

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« D’où venons-nous ? » La France est un exemple particulièrement saisissant de ce processus à la fois du fait de sa géographie singulière - ouverte et en même temps entourée de mers et de montagnes - et des nombreux matériaux de la construction dont elle a été le creuset. Nos racines plongent dans les mondes celtique puis romain et, à travers ce dernier, à la civilisation grecque. Mais, dès les premiers siècles, par les prédications et surtout par le courage de ses martyrs, le christianisme a également imprégné les peuples de son territoire. La nouvelle religion a su par la suite se relier aux fêtes et aux lieux sacrés des religions qui l’avaient précédée. Par exemple, en Vendée, nous avons encore Saint-Michel Mont-Mercure qui associe explicitement les deux mythologies. Les évêques, relayant les préfets de Rome alors que l’empire s’effondrait, ont assuré que la civilisation ne se désintégrât pas complètement sous l’envahissement barbare. Les monastères ont été les arches de Noé de la culture, des savoirs, des valeurs. Le christianisme a été un intégrateur des tribus qui ont déferlé à partir de 405, permettant l’édification progressive d’une relative unité culturelle et, au terme de siècles chaotiques traversés de lueurs, l’apparition d’une nouvelle grande civilisation: celle des cathédrales. Venant compléter les processus culturels, les rois de France, dont on a tendance aujourd’hui à méconnaître une certaine constance dans la hauteur de vue, ont formé ce que Maurice Druon, l’auteur des Rois maudits, appelait une « ligne de faîtes ». A partir d’une exceptionnelle diversité, de la Francie à la France, notre nation s’est ainsi formée au long des siècles, comme en une double hélice : par la culture et l’organisation. 

 

(À suivre)

* Toile peinte à Tahiti en 1897-1898, conservée au musée des Beaux-Arts.

 

 

01/01/2023

Le défi essentiel (3/3)

 

Les gens rationnels et qui croient à la puissance de la volonté ont du mal à comprendre que l’on puisse ainsi s’envouter soi-même. C’est ici que les Approches narratives de Michael White (1948-2008) peuvent nous éclairer. Selon ce thérapeute australien, l’homme fonctionne grâce aux histoires qu’il se raconte. Son cerveau ne peut pas davantage se passer d’histoires qu’un ordinateur d’un logiciel d’exploitation. Ces histoires sont une création collective. Elles brodent leurs motifs à partir de ce que nous avons vécu, de ce que nous avons entendu et des interprétations que nous avons essayé de construire. Elles nous disent ce que sont le monde, la vie, les autres, le passé, l’avenir - et ce que nous sommes en tant qu’individu: chanceux ou malchanceux, valeureux ou médiocre, plein de ressources ou au contraire impuissant, digne de penser par soi-même ou devant s’en remettre à l’avis d’autorités extérieures. Dans ce tissage, on peut voir apparaître parfois de grands récits qui se mêlent à la trame d’une personne: ceux de la religion, de la tribu ou d’une mouvance philosophique. Traiter les dysfonctionnements d’une personne ou d’une communauté revient donc à s’intéresser à ceux qu’ils se racontent - ou ne se racontent pas. 

 

Comme je l’ai écrit dans la première partie de cette chronique, j’ai été involontairement mon propre cobaye. Une fois descendu de mon manège infernal et ayant pu prendre du recul, j’ai démêlé les fils des différentes histoires qui m’y retenaient. Deux d’entre elles y jouaient un rôle déterminant. Traumatisé par la mort précoce de mon père l’année de mes vingt-deux ans, je croyais de mon devoir de poursuivre l’activité qu’il avait créée - une façon peut-être de le maintenir en vie. En même temps, depuis une fin de scolarité calamiteuse - mais qui l’était probablement moins que je n’en avais l’impression à l’époque - je n’avais à me raconter aucune histoire de renaissance. J’étais incapable de me représenter une activité professionnelle où exprimer un talent quelconque. En passant - il me semble utile de le souligner - la force du verrouillage tenait à la combinaison de deux récits: c’est une configuration que l’on retrouve vraisemblablement dans les situations particulièrement récalcitrantes aux tentatives d’évolution. 

 

Je pense que plus nous sommes avancés dans une « histoirisation »* nocive, plus grand doit être le choc émotionnel qui pourra nous réveiller - qui pourra réveiller notre liberté créatrice. En ce qui me concerne, ce fut la découverte d’une tumeur à la thyroïde avec la menace d’une ablation. Dans un premier temps, je me suis vu mort. J’ai eu l’inspiration de relier l’apparition de cette pathologie à la vie de tensions, d’angoisses et d’humiliations que je menais depuis des années. Sous la forme de somatisations diverses, je n’avais pas manqué de signes annonciateurs, mais ils n’avaient pas suffi à déclencher le réflexe de survie. Comme la fameuse grenouille, je continuais de cuire dans un bouillon dont la température s’élevait. J’ai eu une chance immense. J’ai d’abord guéri « spontanément ». A partir de là, sont venues à moi les ressources dont j’avais besoin pour que la graine germe. Notamment, grâce à Suzanne Privat, une graphologue toulousaine, j’ai pu réviser les histoires que je me racontais sur mes insuffisances et dégager mes potentialités. Dans la foulée, une de mes relations me recommanda une formation continue d’un an à temps plein, à laquelle je m’inscrivis et que je terminai haut la main. L’identité que j’avais cultivée s’en trouva assainie. Alors - sans exagérer - j’ai pu m’engager dans une vie de réussites professionnelles successives. 

 

J’ai médité durant des années cette expérience de vie étrange. Comment avais-je pu passer de l’état d’un gibier traqué à celui de l’épanouissement ? Comment avais-je pu passer de l’exercice d’une liberté qui se confinait à des réactions de survie à celui d’une liberté créatrice ? Cependant, je croisais des personnes qui, manifestement, étaient enlisées dans leur vie comme je l’avais été dans la mienne. J’ai cherché et rassemblé un équipement théorique qui me permît de comprendre: psychanalyse, psychologie positive, approches narratives et bien d’autres. J’ai aussi eu la chance de découvrir des formes de pédagogie originales qui pouvaient m’offrir la possibilité de transmettre la substance de mon expérience. J’ai ainsi élaboré le parcours « Cap au Large » qui propose aux participants de retrouver leur liberté créatrice.

 

Qu’est-ce que je mets, plus précisément, derrière cette expression de « liberté créatrice » ? D’abord, je la distingue de la liberté de choisir un menu au restaurant. La liberté créatrice nous implique vitalement. Elle est la liberté que l’on se donne de mettre au monde quelque chose d’autre que ce dont accoucherait la pure force des choses. C’est le scientifique qui bouscule la doxa, le peintre qui rompt avec l’académisme, l’ingénieur qui fait voler le plus lourd que l’air, le Résistant qui brise des chaines que l’on croyait définitives, le saint qui prêche l’amour. Parmi mes exemples historiques préférés: saint François d’Assise et l’homme du 18 juin. La liberté créatrice est reliée à notre identité profonde qu’elle contribue à densifier. Dans le premier volet de cette chronique, je posais cette question: y aurait-il donc quelque chose au dessus de la liberté, dont elle dépend ? Ce quelque chose, qui peut prendre bien des formes - la restauration de l’esprit évangélique, une certaine idée de la France, le sentiment d’une vérité à représenter - est ce qui donne à notre liberté créatrice la force d’exister et à nous celle de l’exercer.

 

J’en demande pardon aux personnes que je pourrais choquer: j’ai refusé de recevoir les injections expérimentales censées enrayer le Covid. Ce n’était en rien une réaction émotionnelle. Ce n’était pas non plus choisir entre la choucroute et le cassoulet. Ce n’était pas la solution de facilité. C’était le résultat d’une appréciation. Et c’était choisir les restrictions de liberté et les brimades. C’était choisir d’être mis au ban de la société, d’être invectivé tous les jours par les vedettes des plateaux de télévision. Un exemple de ces amabilités - et il y en eut mille du même tonneau :« Laisser mourir les non vaccinés serait un bon moyen de sélection naturelle ».** Ne pas plier devant ces abjections devenait une question de dignité. Cela revenait à exercer ma liberté dans ce qu’elle a de profond et d’inaliénable. Pourquoi la considéré-je comme créatrice ? Parce qu’elle m’instituait en tant que sujet pensant, respectueux de sa cohérence et, à l’égard des autres, signe d'une possible contradiction au milieu d’une marée de décisions engendrées de manière mécanique par une ingénierie sociale discutable. J’aurais sans doute pu prendre un exemple moins polémique, mais il me convient d’utiliser celui-là parce qu’il me rapproche de ma conclusion où je voudrais jeter un pont entre la dimension individuelle et la dimension collective des verrouillages. 

 

Howard Bloom explique la nécessité pour les communautés humaines d’avoir à la fois un moteur de conformité et des « agents de diversité », des divergents. Celui-là assure le lien, une forme de stabilité, un socle commun qui nous permet de vivre ensemble. Ceux-ci maintiennent l’esprit en éveil, se méfient des croyances qui endorment, des pensées uniques qui installent leur barreaux, des navires réputés insubmersibles et des « Il n’y a pas d’autre solution ». Ils sauvegardent et représentent les solutions de rechange. Surtout, ils sont le système immunitaire d’une pensée vivante. La science elle-même ne progresse-t-elle pas, au grand dam de ses caciques, grâce à la remise en question périodique de ses consensus ? 

 

Michael White considérait que la société, qui est l’art de vivre ensemble, a besoin du logiciel des histoires partagées pour fonctionner. Il avait sous les yeux le sort des Aborigènes pour lesquels le gouvernement australien avait sollicité son aide: des communautés en proie à toute sorte de dérives, allant de l’alcoolisme à l’inceste en passant évidemment par la drogue et la violence. Leur problème, comprit-il, était justement d’avoir été coupées de leurs histoires par la politique de table rase culturelle des colonisateurs. Quand les ronces prospèrent, c’est que le jardin n’est pas cultivé. A l’inverse, en apparence, la gestion du coronavirus nous a donné le spectacle d’une société qui, d’un certain point de vue, a fonctionné quasiment à la perfection. Ç’aura été, en quelque sorte, le grand récit national le plus puissant depuis la fin de la première guerre mondiale, le seul qui aura suscité une telle adhésion collective, obtenu un tel embrigadement à tous les niveaux du corps social, et fait accepter autant de sacrifices, même cruels, et autant de renoncements. Cette fois, ce n’est pas un individu en proie à des représentations biaisées qui est monté sur le manège, ce sont des pays tout entiers, tétanisés par une narration qu’ils se sont appropriée. Que celle-ci soit vraie, fausse ou exagérée, n’est pas le sujet. Le sujet est la possibilité d’embarquer désormais des millions de personnes sur la seule foi d’un récit et d’images de télévision. Est-ce une voie d’évolution pour l’humanité ? Peut-on considérer que l’élevage industriel est une forme de civilisation ? 

 

Il est important et urgent que, tant individuellement que collectivement, nous décelions et neutralisions les récits qui nous empêchent d’exercer notre liberté créatrice. Nous en avons besoin à titre personnel, pour la satisfaction de notre propre existence, et j’oserai dire que la communauté humaine en a besoin aussi. Sans notre liberté créatrice, nous ne traverserons pas le chaos dont les prodromes sont visibles: sans relâche, les vagues médiatiques se succèdent, qui exacerbent l’anxiété, le sentiment d’impuissance, l’envie de fuir sans savoir où aller. Des spectres resurgissent, que nous croyions à jamais conjurés: les épidémies, la guerre, les pénuries, l’énergie hors de prix, l’inflation, et ce que l’on a cru impossible - la crise financière des subprimes - pourrait bien se reproduire.  Simultanément, les institutions et les symboles que nous avaient laissés, pour nous protéger, les générations du Front Populaire et du Conseil National de la Résistance sont remis en question. Alors que la dette publique explose, une spirale entraîne inexorablement à la ruine la santé, l’école, l’industrie et jusqu’aux valeurs fondatrices de notre civilisation. Pendant ce temps, les idéologies broyeuses de vent se multiplient et se fanatisent, faisant ruisseler partout des animosités, et le personnel politique, prisonnier de lui-même, vaticine et cultive le hors-sol. Derrière ce spectacle, la ruine du système de confiances sur lequel notre société fonctionnait est peut-être l’élément le plus inquiétant du constat. Face à une irrésistible décadence de ce qu’ils avaient construits, les humains avancent de plus en plus dans la solitude d’un troupeau abandonné. Les plus protégés, notamment beaucoup de retraités de ma génération, sont dans le déni. « Mais non, les choses ne vont pas aussi mal ! Arrêtez votre délire ! » Lorsque l’on tombe du vingtième étage, tout va bien jusqu’à ce que l’on touche le sol. 

 

Pour prêcher la lucidité et l’anticipation, je ne promeus aucunement une attitude victimaire. Celle-ci est triste et stérile, quand elle ne conduit pas à l’auto-destruction. Individuellement comme ensemble, il nous faut défendre notre droit de remettre en question ce qui semble aller de soi et de tourner le dos résolument à ce qui ne nous convient pas. Il y a une autre histoire à vivre que celle de l’effondrement subi et des gémissements qui l’accompagnent: la transformation du chaos qui vient en un monde rajeuni. Ce monde a besoin de gens qui se libèrent. Pour cela, il faut nous protéger de l’influence des innombrables récits qui veulent nous détourner de nous-mêmes et nous dérober notre pouvoir. Il nous faut, à l’encontre des clivages qu’on essaye de nous vendre à tous les coins de rue, retrouver des récits fraternels. 

Si nous ne pouvons pas grand chose à certaines catastrophes, nous pouvons au moins être fraternels. Ce sera mon voeu pour 2023. 

 

 

* Terme utilisé dans les Approches narratives: il s’agit du processus par lequel nous coulons en une histoire signifiante un ensemble de faits. 

 

** Anastasia Colosimo, devenue depuis lors conseillère à la communication de l’actuel président de la République. 

26/12/2022

Le défi essentiel (2/3)

 

Pour la suite de mon propos, je vais changer de métaphore et prendre celle de la semence. Nous arrivons tous dans le monde comme une graine dotée de caractéristiques spécifiques, qui se trouve projetée dans un écosystème singulier où elle s’efforcera de germer et de se développer. A cette fin, ce dont elle est composée va donc réagir à ce dont est composé cet environnement dans lequel elle choit. Ce qu’elle deviendra sera comme le produit d’un dialogue plus ou moins fécond entre son génotype et les stimuli, les ressources et les carences auxquels elle se frottera. S’agissant d’un végétal, germer, s’adapter, se développer est déjà un processus complexe si, dépassant la poésie, on veut l’observer du point de vue des interactions physico-chimiques. S’agissant d’un être humain, ce l’est encore bien davantage car il n’est pas seulement question d’un développement physique mais aussi psychique. Ce dernier, apportant son lot spécifique de besoins et de ressorts, procure de multiples manières de s’insérer dans la complexité de la société humaine. Il confère la capacité de se réinventer consciemment. 

 

Nous naissons donc avec de multiples potentialités dont la fertilisation, le développement, l’orientation ou l’inhibition dépendent des climats, des événements, des rencontres, des activités et des égrégores qui formeront notre écosystème. Au sein de celui-ci, ce qui nous compose tisse des liens privilégiés avec tels ou tels éléments. Chaque variété de plante a des besoins spécifiques et puise dans le sol tel élément et non tel autre afin de se produire. Ce processus, cependant, s’agissant de l’humain, n’est pas seulement mécanique, il reçoit l’influence de cette part mystérieuse d’énergie personnelle que nous appelons liberté. A l’âge de neuf ans, le futur compositeur Samuel Barber (1910-1981) écrivait ainsi à sa mère afin qu’on lui laissât vivre sa préférence pour la musique au détriment du ballon rond. Exercer un choix est une marque de la liberté. Cependant, cette liberté s’incarne-t-elle systématiquement ? Ma conviction est qu’elle peut n’être qu’une illusion. Ma liberté s’incarne-t-elle vraiment quand, par exemple, je suis sous influence et ne m’en défends pas ? S’incarne-t-elle quand je suis entraîné par des phénomènes collectifs comme le conformisme ou encore l’enthousiasme d’une foule ? Quand je suis submergé d’émotions telles que la peur ou la colère, ou la cible de ces manipulations de l’opinion dont les spin doctors ont maintenant le secret ? On me répondra que, dans tous les cas, que je renonce ou non à ma fonction critique, il s’agit bien d’un acte de décision. Renoncer à être libre peut être considéré en effet comme l’expression de ma liberté. Y aurait-il donc quelque chose au dessus de la liberté, dont elle dépend ? 

 

Saint Paul a écrit: « Je ne fais pas le bien que je veux, et je fais le mal que je ne veux pas ». L’apôtre n’évoque pas des maladresses mais une division intérieure. Je ne prendrai qu’un aspect singulier de son constat: à voir le cours de certaines vies, on peut se demander s’il n’y a pas, parmi les potentialités que j’évoquais, celle de s’auto-détruire qui, de même que les autres, n’attendrait que les climats et les rencontres favorables pour s’actualiser. Je ne parle pas ici des existences marquées par la malchance, encore que l’on pourrait se poser des questions sur leurs mécanismes sous-jacents. Je parle de la véritable autodestruction, celle qui procède de l’intérieur de l’être: celle qui a besoin de la complicité de notre liberté. J’ai connu un homme qui, opéré d’un cancer du poumon qu’expliquait amplement sa tabagie, continuait de griller cigarette sur cigarette après le traitement qui lui avait sauvé la vie, et cela s’accompagnait d’une consommation d’alcool largement excessive. Son cancer s’est rallumé et il en est mort. Quand on fouillait un peu son histoire, on découvrait une amertume professionnelle qui avait elle-même pris les dimensions d’un cancer invasif. Il avait accepté une mutation dans une région que son épouse n’aimait pas. Il l’avait fait et elle l’avait accepté sur l’espoir d’une promotion qui ne vint pas et ils s’entretenaient ainsi tous les deux dans le dépit et l’amertume. Le rôle de victime est un piège redoutable. Endossé un jour sous le poids de certaines circonstances, il est difficile à abandonner car il donne corps à une combinaison fatale : celle du sentiment d’indignité que vient renforcer le sentiment d’impuissance, qui deviennent tous deux une composante de l’identité. « - Qui êtes-vous ? - Je suis celui qu’Untel a trahi ». Cela devient un jour "La vie m'a trahi" alors que c'est la vie qui a été trahie. 

 

L’auto-destruction est un cas extrême. Mais, même si c’est sans en mourir, perdre sa vie n’en est pas moins regrettable. Si les scénarios sont multiples, dans tous les cas il y a, à un moment, un assentiment de notre part à rester sur une voie erronée et, d’une certaine manière, à cultiver une identité faussée. Les raisons de ce choix peuvent être nombreuses et en partie légitimes, mais, en même temps, elles doivent rester révisables. Par exemple, vous découvrez que le métier pour lequel vous avez entamé des études ne vous plaît pas. Le dire à vos parents, à tous ceux à qui vous avez annoncé cette orientation revient, dans votre esprit, à une sorte de trahison et risque de vous ridiculiser. J’ai l’exemple d’un jeune homme qui, pour diverses raisons, probablement sentimentales, avait choisi l’option psychologie après le bac. Celui-ci obtenu, la cause de ce choix ayant peut-être disparu entre temps, ce fut comme si la terre s’ouvrait devant ses pieds. A notre époque, il vaut mieux parfois faire son coming out qu’avouer ce genre d’erreur. Heureusement, il a osé la dire quand il en était encore temps. L’université ayant voulu le lui faire payer - nos institutions aussi ont leurs mesquineries - il est allé faire ses études supérieures ailleurs et il est devenu un expert en commerce et communication électroniques - déjà, à l’époque, sa vraie passion. Il aurait pu s’enfermer dans son choix malheureux de peur d’être jugé et humilié, d’avoir à argumenter, peut-être de se fâcher avec sa famille. Au contraire, il a pris le risque de dire: « Je me suis trompé, je ne veux plus de cela ». 

 

Rompre une orientation en apparence solide peut se produire plus tard. Par exemple lorsque l’organisation qui nous emploie est reprise par d’autres mains, qu’elle change d’esprit, de priorités, de management. Ce que vous aviez aimé dans votre fonction, qui donnait du sens à votre investissement quotidien - la qualité de l’attention aux personnes, par exemple - est remplacé par une politique sèchement comptable. L’envie d’une rupture peut aussi provenir de la découverte subite en nous d’une potentialité dont jusque là nous avions peu ou prou ignoré l’existence. Un nouveau passe-temps peut ainsi produire l’effet papillon, devenir une vocation, un métier. Un évènement extérieur peut nous déstabiliser et nous faire apparaître d’autres façons d’être socialement utiles, comme ces spécialistes des algorithmes financiers qui, après la crise des subprimes, ayant mesuré la vanité de leur travail, ont décidé d’apprendre la permaculture. Quelquefois, aussi, il peut s’agir d’un lieu découvert à l’improviste et pour lequel, comme lors d’un coup de foudre, nous sommes prêts à tout quitter. On me dira que, face aux difficultés, il faut savoir serrer les dents et que ces « découvertes », ces « mutations », peuvent être illusoires, qu’un bon tiens vaut mieux que deux tu l’auras, etc. Que répondre ? De toute façon, la vie est une exploration des incertitudes. Ce que l’on appelle le « bon tiens » peut s’évanouir demain. En revanche, se contrefaire, mourir lentement d’ennui, ne pas tenter d’exprimer un talent, une passion, de vivre une aventure, n’est-ce pas faire à coup sûr de son existence un feuilleton sans intérêt que, plus le temps passe, moins on aura l’opportunité de réécrire ? Il est vrai que nous nous sommes souvent forgés des chaînes et que les habitudes les plus étouffantes ne sont pas toujours les nôtres mais celles que nous avons données à ceux qui nous entourent.

 

(à suivre)