06/05/2024
Comment se retrouver tous ensemble là où aucun d’entre nous n’a nulle envie d’aller
Imaginez le porche d’une maison texane, un dimanche matin. Il y a là, assises sur les marches, sirotant mollement une citronnade, les trois générations : les parents, les enfants, le père et la mère de Madame. C’est l’été et il fait déjà chaud. Tout le monde semble s’ennuyer à mourir. Le beau-père lance alors une idée : et si on allait déjeuner à Abilene ? Abilene, c’est la « grande ville » qui se trouve à près de cent kilomètres. Les membres de la famille se regardent et bientôt la décision est prise de suivre la suggestion de bon papa.
La famille s'entasse dans la voiture familiale qui est vieille, sans climatisation, et le voyage à la rage du soleil est pénible. Arrivé à Abilene, le petit groupe erre longuement dans les rues à la recherche d’un restaurant: il est tard, beaucoup ne prennent plus de clients. Il finit par jeter son dévolu sur un établissement où la nourriture se révèle aussi chère que mauvaise. On rentre, toujours à la rage du soleil, la vieille voiture transformée en four. De retour à la maison, la dispute qui grondait sourdement finit par éclater. C’était vraiment une idée stupide d’aller déjeuner à Abilene !
Le beau-père se défend : lui-même n’avait pas le moindre désir de déjeuner à Abilene ! Simplement, il avait l’impression que tout le monde s’ennuyait et il a lancé cette idée-là, croyant faire plaisir, comme il en aurait lancé une autre, et il aurait accueilli toute autre proposition. Une fois que tout le monde s’est exprimé, une évidence s’impose : personne n’avait envie d’aller déjeuner à Abilene !
Pourquoi donc personne ne s'est-il exprimé à temps ?
Cette histoire a été vécue par le sociologue américain Jerry B. Harvey, qui l’a théorisée sous l’intitulé de « paradoxe d’Abilene »*. Je suis persuadé que, sans faire résolument la chasse au paradoxe d’Abilene, notre société ira de mal en pis.
Vous voulez faire un exercice ? Listez ce que, dans les mois qui viennent, vous n’aimeriez pas être, vivre ou avoir dans votre environnement. Et maintenant, avec une rigoureuse sincérité, relevez toutes les petites et grandes décisions, individuelles et collectives, qui vous emmènent vers ces choses dont vous ne voulez pas. Enfin, demandez-vous pourquoi vous prendriez cependant ces décisions et comment vous pourriez faire autrement…
Si vous avez des exemples à partager, vous pouvez les laisser un commentaire sur ce blog !
*The Abilene Paradox and Other Meditations on Management (San Francisco: Jossey-Bass, 1988).
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30/04/2024
Vivre jusqu'au bout (2/2) Pilule rouge ou pilule bleue ?
Dans ma précédent chronique, j’ai évoqué la nécessité où nous sommes d’inventer l’avenir mais aussi le fait que nous vivons au sein d’une matrice qui nous formate, et cela affaiblit nos capacités créatrices. Nous vivons à l’intérieur d’un système aujourd’hui mondialisé qui s’accroît indéfiniment des réponses qu’il donne aux besoins qu’il nous invente sans cesse. Nous en sommes doublement les prisonniers: psychologiquement et matériellement. Psychologiquement, il nous a rendu désirable jusqu’à l’addiction le mode de vie qui est le nôtre aujourd’hui, quels que soient les dégâts qui en résultent pour nous et pour la planète. Matériellement, de ce monde artificiel qu’il a créé il veut faire le fournisseur exclusif de l’espèce humaine (et même de ses animaux domestiques).
Certes, si nous voulons bien creuser un peu, nous pouvons nous rendre compte que nous sommes les créateurs de cette matrice et y reconnaître la « loi de récursion » théorisée par Edgar Morin, à savoir que dans certains cas la créature transforme son créateur. Je donne souvent comme exemple celui de la voiture. Très sommairement, la voiture a transformé notre environnement avec la multiplication des routes et autoroutes bitumées, des hypermarchés de périphérie, des parkings et des pompes à essence, et avec ses pollutions diverses. Elle nous a transformés nous-mêmes en banalisant les déplacements pour un oui ou pour un non et en nous donnant le goût d’être transportés dans un espace exclusivement privé. Elle a aussi entravé le développement du rail et suscité ou stimulé de nombreux secteurs d’activité dont nous sommes devenus dépendants, de la production d’énergie aux services de contrôle technique. L’écosystème dont la voiture a su se doter est immense et d’une diversité tentaculaire. J’aurais pu aussi donner l’exemple de l’alimentation. La carte ci-contre du développement de l’obésité aux Etats-Unis montre comment le système nous façonne physiquement en cultivant une addiction à certaines saveurs, en multipliant les points de consommation et d’approvisionnement et en enveloppant tout cela dans la promotion d’un style de vie qui se présente comme hédoniste, amusant et convivial. Derrière l’obésité endémique qui en est le résultat sur nos corps, il y a en amont tout le système de production de ses denrées, les monocultures et les élevages industriels, la chimie, les terres accaparées, les drames écologiques et sociaux.
Pour nous libérer de la dépendance matérielle, il nous faut susciter de nouveaux fournisseurs. Pour cela, nous devons d’abord mettre en oeuvre notre libération psychologique. Nous devons refuser de nous incarner dans le rôle du consommateur niais et docile auquel on nous invite en permanence. La condition humaine mérite bien davantage de nous. Dans son excellente lettre hebdomadaire, Frédéric Falisse écrivait l’autre jour à propos des défis qui nous assaillent: « La question n’est pas "Qu'est-ce que je souhaite avoir ?" mais "Qui veux-je être ? ».* A cela fait écho l’expression de mon amie Eva: « il nous faut nous réinventer ». Oui, nous devons nous réinventer, car nous ne sommes pas que le produit passif de la matrice. Nous sommes nés dotés d’une conscience, de libre-arbitre, de sensibilité et d’intelligence. Nous pouvons nous réveiller.
Nous devons aussi cultiver l’audace de l'intelligence créatrice. Alors que l’usure sévissait depuis des siècles et qu’une misère têtue s’attardait dans sa région, un petit bourgmestre de Rhénanie, Frédéric-Guillaume Raiffeisen, après avoir eu l’idée de créer un fournil communautaire eut celle des caisses de crédit mutuel. Il ne manqua pas de sceptiques pour se gausser ou de mauvais esprits pour imaginer on ne sait quelles intentions malhonnêtes, mais on connaît l’incroyable floraison de cette petite graine. Sans nul doute il en sera de même de celles que nous sèmerons une fois notre pouvoir créateur libéré de ses inhibitions. Si nous prenons conscience que nous avons enfanté cette matrice, qu'elle est notre reflet, alors nous pouvons considérer que nous sommes capables d’en créer une bien meilleure - à condition d'être nous-mêmes meilleurs.
Pour en revenir au sujet qui a initié la première partie de cette chronique, à savoir nos besoins psychologiques fondamentaux confrontés à la réponse inappropriée qu’apportent les maisons de retraite, notre capacité créatrice doit s’investir d’urgence dans ce domaine, et d'ailleurs elle n'a pas attendu le scandale des Fossoyeurs. Je ne peux faire mieux que vous recommander la page « Habitats seniors participatifs et coopératifs » que Jean-Louis Magnol alimente sans relâche sur Facebook**. Les ingrédients principaux sont déjà là, dans la compréhension de cette problématique: maintenir les personnes dans un environnement qui répond à leur besoin de stimulation et d’identité tout en satisfaisant à leur besoin de présence chaleureuse et de protection. D’un rapide coup d’oeil, on voit que les solutions associent l’ingénierie financière, la conception architecturale, le projet de vie de ses futurs habitants et, en complément, certains services marchands.
Il est fréquent qu'un progrès « disruptif » comme on se plaisait à dire naguère, résulte d’une combinaison d’innovations issues de champs différents. L'avenir est aux démarches transdisciplinaires. Il est aussi aux projets qui naitront des interactions humaines, du lien. Porus Munshi, spécialiste indien de la créativité, donne en exemple l’histoire de son compatriote, le Dr Govindappa Venkataswamy (1918- 2006), surnommé « Docteur V ». Celui-ci, souffrant d’un handicap qui lui interdisait de pratiquer sa vocation première, l’obstétrique, restait déterminé à oeuvrer dans le domaine de la santé. Il jeta son dévolu sur une maladie qui affectait beaucoup de personnes dans son pays, la cataracte, et créa des instruments qui lui donnaient la possibilité d’opérer. Ces instruments se révélèrent tellement performants que la durée de l’opération se trouva considérablement diminuée. « Docteur V » pouvait ainsi faire jusqu’à cent interventions par jour. La baisse des coûts qui en résulta permit une facturation qui variait en fonction des moyens que déclaraient les patients. Ainsi, les plus aisés pouvaient aider les plus pauvres sans en être autrement affectés. Le système étant basé sur la confiance, les déclarations de revenu n’étaient pas controlées et malgré cela les comptes s’équilibraient: en soi, c’est un fait à relever. On a donc là une triple innovation: technique, humaine et sociale. Porus Munshi en conclut que, pour libérer son potentiel créateur, il faut se donner des « objectifs impossibles ».
Alors, je risque un objectif qui peut paraître impossible: celui de remplacer le capitalisme actuel. Ne nous abusons pas: je pense que, pour réaliser certaines choses, nous aurons toujours besoin d’une accumulation suffisante de capital. Mais accumulation ne signifie pas concentration entre quelques mains privilégiées. La manière dont se fait aujourd’hui l’accumulation capitalistique conduit au fait que le 1% des humains les plus riches possède la moitié de la planète et qu’ils récoltent la plus belle part de la richesse financière produite. Il en découle que, bon gré mal gré, le pouvoir sur nos destinées appartient à ce 1% et que la matrice qui nous formate ne changera pas d’elle-même. Alors que faire ? S'adapter à l’existant en essayant d’y préserver à la marge une niche confortable, ou bien inventer - ou réinventer - des dispositifs qui concilient accumulation capitalistique et démocratie ?
Pilule rouge ou pilule bleue ?***
** https://www.facebook.com/groups/120029441945674
*** Allusion au film Matrix: le choix entre rester dans la matrice ou en sortir.
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29/04/2024
Vivre jusqu'au bout (1/2)
Selon Robert Ardrey, nous avons trois besoins psychologiques fondamentaux: de sécurité, de stimulation et d’identité. Dans mon parcours Cap Senior, qui propose de se préparer à la fin de la carrière professionnelle et au départ en retraite, j’invite les participants à examiner et surveiller ce qui, pour eux, se joue sur ces trois axes. En effet, la vie professionnelle constitue souvent l'un des principaux gisements de réponses à nos besoins psychologiques. Le désir accru de liberté, de loisir, la lassitude quand ce n’est pas la marginalisation qui surviennent en fin de carrière, peuvent nous abuser quant aux charmes réels de la retraite. L’oisiveté rêvée dissimule l’ennui possible, l’aspiration à plus de liberté le vide devant lequel celle-ci peut se retrouver, et l’on découvrira que n’être plus qu’un ancien « quelque chose » - comme les comédiens du film de Duvivier La fin du jour - constitue une identité sociale misérable.
En fait, c’est tout au long de notre vie qu’il convient de s’intéresser à la satisfaction de ces trois besoins. Il faut non seulement veiller à les satisfaire mais aussi à l’importance relative des réponses que nous leur allouons. Par exemple, j’ai vu le besoin de sécurité saborder les réponses qu’une personne aurait pu donner à son besoin de stimulation, le besoin d’identité faire prendre à une autre des vessies pour des lanternes et le surmoi pour l’idéal du moi, et le besoin de stimulation conduire une troisième à des prises de risque inconsidérées. Dans les séminaires de Cap Senior, je complète cet outil de gestion personnelle d’une réflexion sur la « psychologie positive » de Mihály Csíkszentmihályi. Ce psychologue a repéré une expérience vitale qu’il appelle le « flow », qui émane de la juste tension entre le plus haut degré de nos compétences, de notre créativité, avec ce qu’exige de nous la chose que nous avons à accomplir. Un signe du flow est qu’on donne le meilleur de soi-même sans voir le temps passer. En résumé, quand nous parvenons à multiplier les moments de flow, nous nous engageons dans une spirale ascendante, car la mobilisation de nos meilleures compétences les fera s’accroître ainsi que le terrain sur lesquelles nous pourrons les exercer. A défaut de cette adéquation, nous serons dans l’ennui ou le stress et dans la régression.
A ces considérations, j’ajouterai celles d’un essayiste américain, l’auteur de L’éloge du carburateur et de Contact : Matthew B. Crawford. A la fois biker et philosophe, Crawford revient souvent sur le rôle salvateur des sensations que nous procure un contact physique direct et actif avec le réel: ce que nous ressentons quand nous marchons sur le sol irrégulier d’une forêt ou quand notre moto s’incline dans les virages. Pour lui, le piège de l’aliénation est de laisser les technologies s’insérer entre nous et ce qui nous entoure, de perdre le contact charnel avec les reliefs et la rugosité du monde. On peut retenir que, pour Mihály Csíkszentmihályi comme pour Robert Ardrey ou Matthew Crawford, le bonheur n’est pas dans l’immobilité au sein d’une bulle qui éloigne le réel. Il est dans notre interaction directe avec ce réel. C’est par l’activité sensorielle, sensori-motrice, que nous vivons, nous sentons vivre et nous entretenons.
Il est ainsi facile de comprendre comment on peut diminuer l’être humain. Chacune à sa façon, la manipulation mentale et la torture psychologique exploitent les trois besoins énoncés par Ardrey. La manipulation mentale s’en prend à notre besoin de sécurité en nous faisant peur d’une main et en nous offrant un secours de l’autre. On peut penser ici à la stratégie du choc, le « Nous sommes en guerre! » assorti des mesures protectrices et des injections salvatrices. A notre besoin d’identité, la manipulation mentale proposera d’endosser un rôle calculé à dessein, celui par exemple d’un bon petit soldat qui a gagné le droit de persécuter les mécréants. Cette chasse, ce faisant, captera le besoin d’excitation afin d’orienter son énergie dans le sens voulu par les montreurs de marionnettes. Manipulé, l’être humain, dont la spécificité dans l’évolution des espèces est la capacité à penser, donc à s’émanciper des mécanismes matériels et instinctifs, régresse du fait de la substitution à son libre-arbitre, à son « moi pensant », de réflexes téléguidés. Nos sociétés actuelles, entre abondance de tentations et d’injonctions, avec l’omniprésence que confère à celles-ci l’Internet et l’efficacité de l’ingénierie sociale, constituent la matrice la plus puissante qui ait façonné des êtres humains au cours de l’histoire.
La diminution d’une personne par la torture psychologique recourt à un processus différent. Celui-ci, pour aller vite, fait appel à l’isolation sensorielle et relationnelle, aux irruptions imprévues et incontrôlables dans l’espace intime. Il ancre chez le sujet un sentiment d’impuissance et de dépendance, qui le conduit à se laisser aller, à s’abandonner. Si la matrice qui nous manipule et nous formate n’a rien que de banal, - il suffit de savoir observer et s’observer soi-même pour en repérer le processus - en revanche, on pourra penser que la torture psychologique n’est pratiquée que dans des lieux bien précis, dérobés évidemment à la connaissance du public. Cependant, il y a des chances que vous passiez parfois devant de tels lieux sans vous en rendre compte.
Comme je l’ai écrit plus haut, c’est tout au long de notre vie qu’il convient de s’intéresser à la satisfaction de nos besoins psychologiques et, s’il y a de ce point de vue une période de notre existence qui est particulièrement critique, c’est probablement la dernière, celle de la vieillesse. En effet, quand les forces diminuent, quand la fatigue vient vite au corps et à l’esprit, on peut être tenté de rester dans son fauteuil devant la télévision. On peut se dire que s’il n’y avait pas le jardin à entretenir, le ménage à faire, les repas à préparer, tout serait mieux. L’autre jour, dans mon dernier séminaire sur l’économie et les besoins humains, le sujet des « maisons de retraite » ou EHPAD est venu dans la discussion. Les EHPAD sont censés apporter des réponses à l’état des personnes que la vieillesse diminue et aux familles qui n’ont pas le temps, les moyens ou le désir de les prendre en charge. Bref, rassurons-nous, la société est bien organisée: pour leur bien et le soulagement de leurs proches, on a une case feutrée où ranger les vieux. Là-dessus, un livre a fait voler en éclat cette sérénité collective: Les fossoyeurs, de Victor Castanet. Depuis lors, les langues se délient et l'on découvre, horrifié, qu’un hébergement des plus coûteux peut être aussi l’un des plus inhumains et des plus déshumanisants. On découvre que, dans un tel environnement, la spirale vertueuse décrite par Csíkszentmihályi peut se dévaler dans le mauvais sens, d’autant moins dénoncée qu’elle est trompeusement associée au processus naturel du déclin. Mais, plutôt que crier haro sur certaines enseignes, je dirai que, globalement, c’est le concept même d’EHPAD qu’il convient de questionner.
Dans ce concept lui-même sont en cause trois représentations mentales qui participent d’ailleurs du même esprit. D’abord, il s’agit de la représentation que nous nous faisons de l’être humain lui-même, qui procure son fondement aux solutions proposées: l’être humain est un corps qu’il s’agirait de faire durer le plus longtemps possible. Entendez par là que, loin d’avoir une vision de l’être humain en interaction dans un environnement, on l’isole et le réduit - et on réduit les solutions que l’on élabore - aux pathologies de son vieillissement. En deuxième lieu, émanant du même esprit, il y a la vision industrielle du traitement des problèmes. Je me souviens d’une affiche dans le bureau d’un collègue; « Quand on n’a qu’un marteau, tous les problèmes ressemblent à des clous ». Notre marteau, c’est la représentation industrielle de la performance. Il y a des usines spécialisées dans la production de charcuterie, d’autres dans les conserves de légumes, et c’est ainsi que l’on atteint à l’excellence. Il y aura donc des usines à traiter les vieux: dans l’esprit de les protéger au mieux, on va donc créer un environnement spécifique et y enfermer les personnes concernées. Or, c’est cet environnement qui est le problème.
La troisième chose est la motivation qui suscite les créateurs de solutions telles que les EHPAD. La charité chrétienne a longtemps assuré un soutien aux blessés de la société et, notamment, multiplié les hospices. Rappelons que le mot charité, caritas en latin et agapé en grec, désigne à l’origine l’amour fraternel. L’Etat prit un temps le relai, mais il n’a plus aujourd’hui qu’une obsession: se désengager et renvoyer au secteur privé le soin d’imaginer des solutions aux souffrances du peuple. Restent donc les capitaux à la recherche de marchés rentables qui motivent l’essentiel des créations. D’autant plus qu’une croyance s’est largement répandue qui séduit les bonnes âmes: celle de pouvoir faire le bien tout en s’enrichissant.
Le résultat, ce sont d’abord des populations de vieillards concentrées dans un même lieu dont, au surplus, on finit par sortir rarement. A part les contacts fugaces avec les soignants et le personnel de service, à part les visites des membres de la famille dont l’expérience montre qu’elles se raréfient au fur et à mesure que les mois passent, on peut estimer que pour 99% du temps, dans un EHPAD, on est soit dans la solitude, soit entre vieux qui se renvoient une image de leur entropie. Si l’on veut voir des êtres plus jeunes, des enfants, dans la mesure où l’on en est encore capable il faut sortir. Les journées se passent dans une oisiveté fascinante qui mène rapidement à une sorte de léthargie. A elles seules, ces deux caractéristiques de la vie en EHPAD montrent à quel point la stimulation, qui est une des ressources de la vie, est réduite à presque rien. En comparaison, une journée banale dans le monde au delà des murs est d’une richesse extraordinaire. Le passage du facteur, la visite du voisin, les trois pas pour aller chercher son pain, les bavardages impromptus, le petit ménage à faire, les conversations avec le chat ou la promenade du chien, les plantes à arroser, toutes ces petites obligations et bien d’autres, plus que des fatigues sont des stimulations qui, par l’effort requis, entretiennent en nous un certain niveau de conscience et d’énergie, en un mot: d’existence. Il me revient l’histoire de cet homme encore en bonne santé que son épouse avait réussi à convaincre de vendre leur maison pour vivre en appartement. La perte de son jardin l’a plongé dans une dépression qu’il n’avait pas anticipée et dont il ne s’est jamais remis. La fenêtre sur le monde que prétend être la télévision ne remplace pas ce morceau de nature où de multiples perceptions varient avec les saisons, ce lieu d’expériences sensori-motrices où exprimer sa capacité à créer et produire, et aussi son goût du partage et peut-être même son amour. Pensez aux tomates et aux courgettes que l’ancêtre est si heureux de cultiver et d’offrir à ses enfants. Gardons-nous également de mépriser ce sentiment d’être utile qui est chevillé à notre âme au point, s’il n’est pas satisfait, d’engendrer une dévalorisation de soi dramatique.
Mais parlons aussi du sort de l’identité au sein de ces établissements. Certes, tout le personnel a appris - à l’instar des commerciaux des plateformes téléphoniques - qu’il faut appeler les gens par leur nom. Cela permet d’ « établir le contact », leur explique-t-on. Dans la mesure où il est courtois et compétent, je ne critique pas le personnel de ces établissements: que pourrait-il faire de plus ? Mais l’identité n’est présente que lorsque conversent deux personnes qui se connaissent bien. Que reste-t-il, derrière mon nom, quand tout ce qui faisait ma vie a été définitivement naufragé, que mes interlocuteurs quotidiens ne savent quasiment rien de moi et qu’il ne me reste plus que ce radeau: une chambre avec un écran de télévision, un fauteuil à roulette et un livre que l’on repose après l’avoir à peine ouvert ? Vous pouvez me dire « Bonjour Monsieur Groussin, avez-vous bien dormi cette nuit ? » que, même si vous attendez et écoutez ma réponse, ce « Monsieur Groussin » en entrant ici est devenu une coquille vide. On peut imaginer qu’auparavant, sans remonter à sa carrière professionnelle, il était plus qu’un nom: c’était quelqu’un qui faisait du vélo et pratiquait une bizarre gymnastique chinoise; qui vivait dans une maison dont la bibliothèque reflétait une vie intellectuelle bien remplie; qui essayait de cultiver un jardin et, entre autres milliers de choses qui ont été balayées, qui parlait avec ses chats et avait au bistro des rendez-vous hebdomadaires avec des copains. Quelqu’un qui pouvait perdre la mémoire mais qui, à la faveur d’une conversation, pouvait retrouver des souvenirs. Quelqu’un qui - le plus important peut-être - avait des projets. Qu’en reste-t-il ?
Et les regards ? Le regard des autres est un miroir redoutable. Redoutable parce que les projections qu’il recèle peuvent nous incliner à déchoir. Les regards que l’on pose sur ma personne dans de telles institutions, que me suggèrent-ils de moi ? Dans les années 60, Rosenthal et Jacobson ont mis en lumière ce qu’ils ont appelé « l’effet Pygmalion »: la représentation que nous nous faisons de l’autre, qu’elle soit vraie ou fausse, influence à notre insu et au sien l'évolution de celui-ci. Alors, ce que peuvent me communiquer les regards de l’institution, ce sont au mieux de dérisoires éléments d’identité. Pour le personnel de service, je me résume à un numéro de chambre, je suis cette porte 104 ou 223 qui n’aime pas le poulet, que les autres pensionnaires agacent et qui déteste BFMTV. Pour le toubib de passage, mon identité se réduit à une prise de sang, à un taux de cholestérol qui justifie la prescription de statines, et ce sera tout l’objet de notre brève conversation. Je n’aurai même pas le droit d’évoquer d’autres formes de traitement plus naturelles: le cerveau, c’est lui, je sortirais de mon rôle assigné et lui ferais perdre son temps. Pis encore seront les regards si je deviens un pensionnaire à problème - malade, irascible ou indiscipliné - qu’il faut « protéger contre lui-même ». Il ne s’agira alors plus de l’effet Pygmalion, mais de son pendant maléfique: « l’effet Golem »!
« Protéger quelqu’un contre lui-même... » Se pose ici la question fondamentale: qu’ai-je le droit de décider quant à mon propre sort ? Dans Cap Senior, l’un de mes personnages fait l’expérience du flow de Csíkszentmihályi: à la retraite depuis quelques années, il est tombé amoureux d’une maison, l’a achetée et, aux côtés des ouvriers, participe à sa restauration. Il a eu une alerte de santé, en a réchappé et est revenu sur le chantier. Finalement, une fois les travaux finis, il n’aura guère le temps d’en profiter. Sa veuve dira: « C’est elle qui l’a tué ». Et c’est l’occasion pour les participants de réfléchir à cette question qui fut posée au futur Alexandre le Grand: « Entre une vie longue et fade et une vie glorieuse mais brève, laquelle choisis-tu? ». Ramenée à nos existences moins légendaires et au sujet de cette chronique, cette question peut devenir: vivre, vivre au mieux, vaut-il la peine de risquer de vivre moins longtemps ? Mais, de nos jours, alors que paradoxalement dans certains milieux l’on prône le droit de se faire euthanasier, il semble que nous n'ayons pas celui de nous accorder un tel choix. Les familles prennent souvent le dessus sur les intéressés qui, eux-mêmes, craignant de devenir un fardeau, acceptent de s’effacer. La veuve de mon personnage, si elle l’avait pu, lui aurait probablement dénié le droit de se poser cette question. Un autre de mes personnages se risquera à dire: « Il aura été vivant jusqu’au bout ».
Sans invoquer le moindre mauvais traitement, les personnes qui ont placé un proche en institution constatent parfois que, dès lors qu'il a été retiré de son écosystème habituel, un changement s'est opéré, son déclin s’est accéléré. Je crois que ce que j’ai évoqué de nos besoins psychologiques en m’appuyant sur Crawford, Ardrey et Csíkszentmihályi, suffit à comprendre le phénomène. « Mais que pourrait-on faire d’autre ? On voit bien que vous n’avez pas eu à vous occuper d’un Alzheimer, vous ! » Il se trouve que j’en ai une idée assez précise mais surtout que notre société est la première à ma connaissance à s’être construite sur la séparation des générations et ainsi à concentrer les vieux avec les vieux. La famille pyramidale, la communauté, ont disparu au sein desquelles on gardait l’ancêtre gâteux en lui laissant malgré tout - parce que la vie était trop dure pour entretenir des inutiles - quelques tâches à sa mesure. Celles-ci lui procuraient un sentiment d’utilité et tout le monde y gagnait, du moins quant à l’essentiel. Cela allait alors de soi. Aujourd’hui, ce qui va de soi est de sous-traiter, autant que faire se peut, tout ce qui relève d’un encombrement chronophage. Ainsi, nous avons des robots pour les tâches domestiques et, pour les vieux, des institutions ad hoc. Cependant, ne nous jetons pas la pierre trop vite! C’est sous l’effet de la matrice que j’ai évoquée plus haut que les personnes et la société sont devenues ce qu’elles sont. Il serait vain d’attendre les solutions d’un retour en arrière. Indépendamment des affects que nous avons pris l’habitude de privilégier, notre environnement ne s’y prête plus: les logements de la famille mononucléaire sont exigus; dès le matin, mari, femme et enfants s’égaillent dans les espaces spécifiques organisés par la société industrielle; et le tissu de la communauté locale est trop effiloché qui pouvait assurer une entraide. Simultanément les oeuvres de la charité chrétienne manquent de moyens et, comme je le disais aussi plus haut, l’État se désintéresse des souffrances du peuple et est devenu le VRP du « privé ». Or, le privé veut de la rentabilité et, dans ce domaine, elle est difficile à trouver. Il nous reste donc à inventer l’avenir et cela est parfaitement possible pourvu que nous déjouions les pièges intellectuels des modèles économiques dominants qui ont la prétention d’être les seuls efficaces et viables.
(à suivre)
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