11/05/2024
Vivre jusqu’au bout (3) Qu’est-ce que vivre ?
Je ne peux pas m’empêcher de reprendre le thème esquissé précédemment sous ce titre, pour lui rajouter deux ou trois chroniques.
Qu’est-ce que vivre ?
Dès mon enfance, de l’escargot jusqu’aux baleines en passant par les éléphants et les espèces disparues, le monde animal me fascinait. Quelle richesse de formes et de beautés ! Quelle diversité d’intelligences que révélait leur adaptation aux écosystèmes ! Je m’imaginais faire un jour une carrière de cinéaste animalier, parcourant caméra au poing les lieux les plus reculés du monde, en planque dans les endroits les plus insolites pour en rapporter des images et des sons. Rapporter des images et des sons ne fait pas couler le sang, ne fait pas souffrir, ne supprime pas des vies. Rapporter des images et des sons, c’est partager son amour. Ce n’est pas comme ces selfies où de minables représentants de notre espèce fanfaronnent devant le magnifique animal qu’ils ont privé de sa vie, le plus souvent sans prendre le moindre risque pour la leur, autrement dit sans même avoir le mérite du courage.
Je suis finalement resté dans le monde humain. Loin de parcourir la planète, j’ai vécu en France la plupart du temps, et, loin de la nature, ma vie professionnelle s’est écoulée dans des bureaux. En 2001, j’ai passé quelques jours aux Açores avec ma fille, un caméscope à la main, à observer les grands cétacés et les dauphins et à me rappeler mon rêve d’enfance. Au frémissement qui s’éveilla en moi tandis que je filmais, je ressentis que « cela aurait pu le faire » ! Mais la vie ressemble parfois à un flipper où, à peine lancée, la bille nous désobéit et dévie obstinément. Précisons que les forces qui agissent sur elle ne sont pas qu’extérieures. Parfois peu discernables au premier regard, elles peuvent aussi provenir de nous-même. Reste qu’est inscrit au fond de moi ce sentiment de fraternité pour les autres êtres animés qui peuplent la planète. Sur le tard, trop tard, je fus ainsi à deux doigts de poser ma candidature pour aider bénévolement une mission qui recueille des éléphants. Puis je vis que, selon les conditions d’admission, j’avais de loin passé l’âge. Mon empathie pour le monde animal a dû emprunter d’autres voies pour se satisfaire.
Plus que les films, aujourd’hui ce sont les portraits d’animaux qui me fascinent. Quel mystère derrière tous ces regards! Au fond de chacun d’eux, il y a un monde qui nous échappe, même si parfois le nôtre et le leur interfèrent. Pas toujours pour leur bien: qu’il s’agisse de nos pollutions qui les empoisonnent, des territoires que nous leur ôtons impitoyablement pour faire passer nos routes, construire nos édifices, produire nos aliments ou notre énergie, tant en nombre qu’en diversité le monde animal est en perdition. En passant, je ne saurais passer sous silence ce qui est de l’ordre de la pure maltraitance : les expériences en laboratoire, les élevages en batterie, les bêtes de trait exploitées jusqu’à l’épuisement, les violences « ordinaires ».
Cela ne signifie pas que, pour moi, sans l’espèce invasive qu’est l’homme, la nature serait idyllique. Certains épisodes des documentaires que je regardais n’avaient rien d’un gentil dessin animé de Walt Disney (encore que la mère de Bambi y meurt bien, tuée par des chasseurs). L’innocent lapin que le renard vient de saisir entre ses mâchoire, tout sanglant et encore désespérément agité; l’éléphant qui succombe sous l’assaut d’une tribu pygmée dont il assurera la nourriture pour plusieurs jours; le phoque secoué jusqu’à la mort entre les mâchoires de je ne sais plus quel monstre marin... Horresco referens!
Alors, n’est-ce pas une chance, un privilège, pour certains animaux, que d’être capturés et de se retrouver dans un zoo ? N’y sont-ils pas mieux, finalement, à l’abri des prédateurs, sans effort à faire pour trouver leur pitance, sans risque de se blesser et de mourir précocement faute de soins ? Nourris, surveillés, protégés, à l’abri de quasiment tout accident, nantis d’un vétérinaire à demeure, que pourraient-ils souhaiter de mieux ? Cette sentimentalité, que je comprends parce que je peux la ressentir si je ne prends pas soin de m’en défendre, est selon moi pernicieuse.
Ainsi des humains. Vivre vraiment ne se peut si l’on tient à évacuer toute forme de risque. C’est une utopie que l’on peut comprendre, mais qui est critiquable à plus d’un titre. D’abord, rêverions-nous de protéger nos enfants jusqu’après notre mort ? J’ai été un enfant et j’ai des enfants et je comprends ce rêve. Mais il est dans le nature que nous mourrions avant eux et que nous n’ayons aucun pouvoir de contrôle réel sur le monde qui continuera sans nous. Une telle aspiration n’est donc pas réaliste.
En outre, quel peut être le sort d’un enfant que l’on aurait surprotégé, une fois livré - sans nous - au monde ? Je ne dis pas qu’il faut élever les enfants comme des fauves qui vont entrer dans la jungle ou des gladiateurs destinés aux jeux de cirque, ce serait contribuer à ce que la société a de pire. Mais il ne faut pas en faire des oiseaux nés et élevés dans une cage dont notre mort déferait les barreaux. « Ouvrez la cage aux oiseaux » dit une chanson. Bien sûr, c’est plein de bons sentiments et le symbole nous parle. Mais un oiseau élevé en cage a perdu les moyens de son autonomie, il est incapable de vivre hors de sa prison et sans son geôlier.
Il faut aussi nous poser cette question: qu’est-ce qui fait la valeur de cette expérience qu’est la vie ? Auteur de « La psychologie du bonheur », Mihály Csíkszentmihályi a écrit: « Pour chacun, il y a des milliers de possibilités ou de défis susceptibles de favoriser le développement de soi ». Le bonheur, si l’on suit sa pensée, ne réside pas dans une existence oisive où l’on s’atrophie progressivement à l’abri d’une cage, fût-elle dorée. D’une part, c’est un constat facile à faire que, lorsque l’on refuse de sortir de sa zone de confort, celle-ci ne cesse de se rétrécir. D’autre part, le bonheur est à extraire de ce que j’appellerai notre « dialogue » avec le réel. Un dialogue qui est tout à la fois intellectuel, sensoriel, relationnel, physique, psychique et spirituel. Est-ce pour cela que, comme l’a montré Joseph Campbell, il y a un mythe qui traverse les légendes de tous les peuples, quelles que soient les mers et les montagnes qui les séparent: celui du voyage où l’accomplissement vient une fois surmontées la tendance à l’inertie et les peurs ?
Enfin, lorsque nous partirons, nous laisserons à nos enfants un monde imparfait. C’est très bien ainsi. Il est de notre devoir de faire de notre mieux mais il est aussi dans l’ordre des choses que chaque génération puisse avoir à faire sa part de l’évolution du monde - de l’évolution de l’homme au sein du monde. Il n’y a de pire prison qu’un monde parfait. Parmi nos pulsions fondamentales, comme l’ont montré entre autres, chacun dans son domaine, l’économiste Manfred Max-Neef*, l’anthropologue David Graeber** et le psychologue Mihály Csíkszentmihályi*** - et comme en témoigne toute l’histoire humaine - il y a celui d’inventer, de créer. Cela va de la pierre que l’on taille, des méthodes culturales que l’on essaye, à l’organisation d’une communauté humaine.
(À suivre)
* Manfred Max-Neef, Prix Nobel alternatif d'économie, From the Outside Looking In: Experiences in Barefoot Economics, 1981. Pour les Franciliens, à partir de la rentrée je donne à l'Association Philotechnique un cours inspiré de ses travaux que j'adapte à notre situation: Changer de logiciel économique. Cf https://www.philotechnique.org
** David Graeber et David Wengrow, Au commencement était, une nouvelle histoire de l'humanité, Les liens qui libèrent, 2021.
*** Mihály Csíkszentmihályi, Vivre, la psychologie du bonheur, Pocket, 2006.
17:18 | Lien permanent | Commentaires (4)
06/05/2024
Comment se retrouver tous ensemble là où aucun d’entre nous n’a nulle envie d’aller
Imaginez le porche d’une maison texane, un dimanche matin. Il y a là, assises sur les marches, sirotant mollement une citronnade, les trois générations : les parents, les enfants, le père et la mère de Madame. C’est l’été et il fait déjà chaud. Tout le monde semble s’ennuyer à mourir. Le beau-père lance alors une idée : et si on allait déjeuner à Abilene ? Abilene, c’est la « grande ville » qui se trouve à près de cent kilomètres. Les membres de la famille se regardent et bientôt la décision est prise de suivre la suggestion de bon papa.
La famille s'entasse dans la voiture familiale qui est vieille, sans climatisation, et le voyage à la rage du soleil est pénible. Arrivé à Abilene, le petit groupe erre longuement dans les rues à la recherche d’un restaurant: il est tard, beaucoup ne prennent plus de clients. Il finit par jeter son dévolu sur un établissement où la nourriture se révèle aussi chère que mauvaise. On rentre, toujours à la rage du soleil, la vieille voiture transformée en four. De retour à la maison, la dispute qui grondait sourdement finit par éclater. C’était vraiment une idée stupide d’aller déjeuner à Abilene !
Le beau-père se défend : lui-même n’avait pas le moindre désir de déjeuner à Abilene ! Simplement, il avait l’impression que tout le monde s’ennuyait et il a lancé cette idée-là, croyant faire plaisir, comme il en aurait lancé une autre, et il aurait accueilli toute autre proposition. Une fois que tout le monde s’est exprimé, une évidence s’impose : personne n’avait envie d’aller déjeuner à Abilene !
Pourquoi donc personne ne s'est-il exprimé à temps ?
Cette histoire a été vécue par le sociologue américain Jerry B. Harvey, qui l’a théorisée sous l’intitulé de « paradoxe d’Abilene »*. Je suis persuadé que, sans faire résolument la chasse au paradoxe d’Abilene, notre société ira de mal en pis.
Vous voulez faire un exercice ? Listez ce que, dans les mois qui viennent, vous n’aimeriez pas être, vivre ou avoir dans votre environnement. Et maintenant, avec une rigoureuse sincérité, relevez toutes les petites et grandes décisions, individuelles et collectives, qui vous emmènent vers ces choses dont vous ne voulez pas. Enfin, demandez-vous pourquoi vous prendriez cependant ces décisions et comment vous pourriez faire autrement…
Si vous avez des exemples à partager, vous pouvez les laisser un commentaire sur ce blog !
*The Abilene Paradox and Other Meditations on Management (San Francisco: Jossey-Bass, 1988).
11:18 | Lien permanent | Commentaires (2)
30/04/2024
Vivre jusqu'au bout (2/2) Pilule rouge ou pilule bleue ?
Dans ma précédent chronique, j’ai évoqué la nécessité où nous sommes d’inventer l’avenir mais aussi le fait que nous vivons au sein d’une matrice qui nous formate, et cela affaiblit nos capacités créatrices. Nous vivons à l’intérieur d’un système aujourd’hui mondialisé qui s’accroît indéfiniment des réponses qu’il donne aux besoins qu’il nous invente sans cesse. Nous en sommes doublement les prisonniers: psychologiquement et matériellement. Psychologiquement, il nous a rendu désirable jusqu’à l’addiction le mode de vie qui est le nôtre aujourd’hui, quels que soient les dégâts qui en résultent pour nous et pour la planète. Matériellement, de ce monde artificiel qu’il a créé il veut faire le fournisseur exclusif de l’espèce humaine (et même de ses animaux domestiques).
Certes, si nous voulons bien creuser un peu, nous pouvons nous rendre compte que nous sommes les créateurs de cette matrice et y reconnaître la « loi de récursion » théorisée par Edgar Morin, à savoir que dans certains cas la créature transforme son créateur. Je donne souvent comme exemple celui de la voiture. Très sommairement, la voiture a transformé notre environnement avec la multiplication des routes et autoroutes bitumées, des hypermarchés de périphérie, des parkings et des pompes à essence, et avec ses pollutions diverses. Elle nous a transformés nous-mêmes en banalisant les déplacements pour un oui ou pour un non et en nous donnant le goût d’être transportés dans un espace exclusivement privé. Elle a aussi entravé le développement du rail et suscité ou stimulé de nombreux secteurs d’activité dont nous sommes devenus dépendants, de la production d’énergie aux services de contrôle technique. L’écosystème dont la voiture a su se doter est immense et d’une diversité tentaculaire. J’aurais pu aussi donner l’exemple de l’alimentation. La carte ci-contre du développement de l’obésité aux Etats-Unis montre comment le système nous façonne physiquement en cultivant une addiction à certaines saveurs, en multipliant les points de consommation et d’approvisionnement et en enveloppant tout cela dans la promotion d’un style de vie qui se présente comme hédoniste, amusant et convivial. Derrière l’obésité endémique qui en est le résultat sur nos corps, il y a en amont tout le système de production de ses denrées, les monocultures et les élevages industriels, la chimie, les terres accaparées, les drames écologiques et sociaux.
Pour nous libérer de la dépendance matérielle, il nous faut susciter de nouveaux fournisseurs. Pour cela, nous devons d’abord mettre en oeuvre notre libération psychologique. Nous devons refuser de nous incarner dans le rôle du consommateur niais et docile auquel on nous invite en permanence. La condition humaine mérite bien davantage de nous. Dans son excellente lettre hebdomadaire, Frédéric Falisse écrivait l’autre jour à propos des défis qui nous assaillent: « La question n’est pas "Qu'est-ce que je souhaite avoir ?" mais "Qui veux-je être ? ».* A cela fait écho l’expression de mon amie Eva: « il nous faut nous réinventer ». Oui, nous devons nous réinventer, car nous ne sommes pas que le produit passif de la matrice. Nous sommes nés dotés d’une conscience, de libre-arbitre, de sensibilité et d’intelligence. Nous pouvons nous réveiller.
Nous devons aussi cultiver l’audace de l'intelligence créatrice. Alors que l’usure sévissait depuis des siècles et qu’une misère têtue s’attardait dans sa région, un petit bourgmestre de Rhénanie, Frédéric-Guillaume Raiffeisen, après avoir eu l’idée de créer un fournil communautaire eut celle des caisses de crédit mutuel. Il ne manqua pas de sceptiques pour se gausser ou de mauvais esprits pour imaginer on ne sait quelles intentions malhonnêtes, mais on connaît l’incroyable floraison de cette petite graine. Sans nul doute il en sera de même de celles que nous sèmerons une fois notre pouvoir créateur libéré de ses inhibitions. Si nous prenons conscience que nous avons enfanté cette matrice, qu'elle est notre reflet, alors nous pouvons considérer que nous sommes capables d’en créer une bien meilleure - à condition d'être nous-mêmes meilleurs.
Pour en revenir au sujet qui a initié la première partie de cette chronique, à savoir nos besoins psychologiques fondamentaux confrontés à la réponse inappropriée qu’apportent les maisons de retraite, notre capacité créatrice doit s’investir d’urgence dans ce domaine, et d'ailleurs elle n'a pas attendu le scandale des Fossoyeurs. Je ne peux faire mieux que vous recommander la page « Habitats seniors participatifs et coopératifs » que Jean-Louis Magnol alimente sans relâche sur Facebook**. Les ingrédients principaux sont déjà là, dans la compréhension de cette problématique: maintenir les personnes dans un environnement qui répond à leur besoin de stimulation et d’identité tout en satisfaisant à leur besoin de présence chaleureuse et de protection. D’un rapide coup d’oeil, on voit que les solutions associent l’ingénierie financière, la conception architecturale, le projet de vie de ses futurs habitants et, en complément, certains services marchands.
Il est fréquent qu'un progrès « disruptif » comme on se plaisait à dire naguère, résulte d’une combinaison d’innovations issues de champs différents. L'avenir est aux démarches transdisciplinaires. Il est aussi aux projets qui naitront des interactions humaines, du lien. Porus Munshi, spécialiste indien de la créativité, donne en exemple l’histoire de son compatriote, le Dr Govindappa Venkataswamy (1918- 2006), surnommé « Docteur V ». Celui-ci, souffrant d’un handicap qui lui interdisait de pratiquer sa vocation première, l’obstétrique, restait déterminé à oeuvrer dans le domaine de la santé. Il jeta son dévolu sur une maladie qui affectait beaucoup de personnes dans son pays, la cataracte, et créa des instruments qui lui donnaient la possibilité d’opérer. Ces instruments se révélèrent tellement performants que la durée de l’opération se trouva considérablement diminuée. « Docteur V » pouvait ainsi faire jusqu’à cent interventions par jour. La baisse des coûts qui en résulta permit une facturation qui variait en fonction des moyens que déclaraient les patients. Ainsi, les plus aisés pouvaient aider les plus pauvres sans en être autrement affectés. Le système étant basé sur la confiance, les déclarations de revenu n’étaient pas controlées et malgré cela les comptes s’équilibraient: en soi, c’est un fait à relever. On a donc là une triple innovation: technique, humaine et sociale. Porus Munshi en conclut que, pour libérer son potentiel créateur, il faut se donner des « objectifs impossibles ».
Alors, je risque un objectif qui peut paraître impossible: celui de remplacer le capitalisme actuel. Ne nous abusons pas: je pense que, pour réaliser certaines choses, nous aurons toujours besoin d’une accumulation suffisante de capital. Mais accumulation ne signifie pas concentration entre quelques mains privilégiées. La manière dont se fait aujourd’hui l’accumulation capitalistique conduit au fait que le 1% des humains les plus riches possède la moitié de la planète et qu’ils récoltent la plus belle part de la richesse financière produite. Il en découle que, bon gré mal gré, le pouvoir sur nos destinées appartient à ce 1% et que la matrice qui nous formate ne changera pas d’elle-même. Alors que faire ? S'adapter à l’existant en essayant d’y préserver à la marge une niche confortable, ou bien inventer - ou réinventer - des dispositifs qui concilient accumulation capitalistique et démocratie ?
Pilule rouge ou pilule bleue ?***
** https://www.facebook.com/groups/120029441945674
*** Allusion au film Matrix: le choix entre rester dans la matrice ou en sortir.
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