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16/10/2022

La masse critique 

Je vois, autour de moi et dans les médias, que nombreux sont ceux et celles qui ont envie de changer de vie. Les années que nous venons de vivre et ce qui nous est annoncé de nouvelles épreuves dans les mois et les années à venir remettent en question nos systèmes de valeur, nos représentation de la réussite et les fondements de nos modes de vie actuel. Pour beaucoup d'entre nous, il apparaît nécessaire de trouver d'autres réponses à leurs besoins, notamment de sécurité, de stimulation et d'identité. Il se trouve que j'ai vécu à titre personnel une expérience semblable et, comme le savent les lecteurs de ce blog, que j'en ai tiré un parcours que je pourrais qualifier "d'aide à la bifurcation". J'y reviens en le reliant à ce que j'ai vécu. 

 

Dans ma prime jeunesse, pendant plusieurs années, je me suis entêté dans une vie éprouvante parce qu’elle me semblait être la seule que je pusse vivre. J’étais prisonnier d’au moins deux croyances: je devais à mon père précocement disparu de poursuivre l’activité qu’il avait créée, je me pensais incapable d’avoir des talents pour autre chose. Le résultat, peu à peu, devint économiquement catastrophique, car cette activité ne répondait pas à mes besoins profonds et, si j’y excellais dans certains domaines, ce n’étaient pas ceux qui m’auraient convenablement rémunéré. Je fus bientôt pris en étau entre des problèmes financiers récurrents et le sentiment d’être un héritier indigne qui devait s’acharner pour mieux faire. Heureusement, j’étais bien entouré, je pouvais trouver du réconfort et, aussi, de temps en temps on me renvoyait une image de moi plus positive que celle que je m’attribuais. Cela dit, au fur et à mesure que le temps passait, je m’enlisais de plus en plus profondément. Chaque matin, je me réveillais avec l’angoisse de ce qui surviendrait au cours de la journée et je sursautais à la sonnerie du téléphone. Je dois reconnaître que j’ai fait preuve d’une résilience digne de Sisyphe. Chaque jour, je remontais mon rocher du bas de la pente où il ne cessait de rouler. 

 

Alertes

Mais, un jour, mon corps m’envoya un premier signal de détresse. J’eus une alerte, violente, en revenant un soir du cinéma. Mon épouse et moi venions d’aller voir « Le juge et l’assassin », un film de Bertrand Tavernier qui nous avait bousculés tant par le drame des jeunes gens assassinés que par celui de Bouvier, l’auteur des crimes, lui-même victime que l’on finit par plaindre et que piège un juge ambitieux et cynique. De retour à la maison, je fus cloué par une douleur subite qui me broyait le ventre. Le docteur diagnostiqua une crise de colite. J’imaginai déjà un cancer, mais la radio ne montra qu’un intestin « en pile d’assiettes »: le stress sans cesse accumulé avait fini par somatiser. Cet épisode ne suffit cependant pas à me donner l’impulsion salvatrice. Quelques années plus tard, je me trouvai une grosseur au cou, sous la peau. La radio montra une tumeur sur la thyroïde. Là, j’eus vraiment peur. Je ne m’étendrai pas sur la guérison qui fut surprenante. Mais, ce coup-là, je fis le lien avec la vie que je me contraignais à subir et je compris que, quels que fussent ma vergogne et mon manque de confiance en moi, je devais tenter autre chose sinon j'allais aux devant du pire. En quelques sorte, cet avertissement me sembla être l’ultime auquel j’aurais droit. J’avais atteint une sorte de masse critique. De stress, de frustrations, de honte, de mal-être, une masse au delà de laquelle mon corps capitulerait. Je vis la mort au bout de cette route que je m’entêtais à suivre. C’est la peur de l’irrémédiable qui me fit bifurquer. 

Vous êtes nombreux, et particulièrement en ce moment, à serrer les dents, partagés entre l’envie de bifurquer et la peur de le faire. Certains soulagent cette tension en fumant, en buvant, en s’oubliant dans des divertissements. Mais, chaque matin, ils retrouvent le même paysage de cendres, d’angoisses et de tristesse. Et les années passent, et si l’on a la chance de ne pas en mourir, on vieillit, et la résignation s’installe au fur et à mesure qu’à cause de nos renoncements successifs s’étiole le peu de confiance que l’on avait en soi. Je l’ai vécu, je viens de le conter, mais j’ai aussi croisé, trop souvent, des destins ainsi détournés. J'ai même assisté à des suicides à petit feu. Je me suis souvent demandé si j'aurais pu bifurquer plus tôt. Cette question m’a conduit bien des années plus tard à imaginer le parcours de développement existentiel que j’ai baptisé « Cap au Large ». Ce nom parle de lui-même: il s’agit de larguer les amarres pour s’éloigner d’une terre inhospitalière ou malsaine pour aller vivre sa vie ailleurs. Au long des années qui ont suivi mon rétablissement - dans tous les sens de ce terme - je n’ai cessé de scruter le système qui m’avait aliéné, d’inventorier les pièces de son mécanisme, leur façon d’interagir ensemble. J’ai fait le même travail avec ce qui m’avait aidé: en effet, si la peur avait été salvatrice, ç’avait été en tant que gâchette qui libère des ressources. Je ne puis affirmer que j’aurais pu bifurquer plus tôt: j’étais ce que j’étais dans un environnement qui était ce qu’il était. C’est ce que j’appelle « le système »: des interactions non seulement à l’intérieur de nous-même mais aussi entre notre intériorité et le monde au dehors - un monde que nos croyances - pour faire court - réduisent à être l’un des acteurs de la pièce que nous avons écrite. Je vais oser le mot: dans les situations que j’évoque, entre votre intériorité et l’extériorité dans laquelle vous vivez, il y a comme un rapport incestueux. 

« Vous êtes ce que vous êtes dans un environnement qui est ce qu’il est. » J’ajouterai: l’un dépendant de l’autre et réciproquement. Devant ce constat d’un système qui semble parfaitement clos sur lui-même et défendu contre toute tentative d’intrusion, on pourrait baisser les bras. Justement non. J'ai été tiré de mon envoutement par la peur subite de la mort. Il faut éviter d'aller aussi loin: j'ai eu de la chance mais j'aurais pu ne pas m'en remettre. Heureusement, il y a d'autres leviers que la peur, l'un d'entre eux étant qu'une intervention extérieure aide à réécrire la pièce qui nous enferme et cela est possible en intervenant à différents niveaux tant intérieurs qu'extérieurs. Quand je me suis demandé comment aider ceux qui se trouvaient ainsi piégés, je ne me suis pas contenté de mes observations et de mes analyses personnelles. J’ai inventorié le plus largement possible les ressources que nous proposent différentes approches qui ont fait leurs preuves. Je citerai par exemple les besoins psychologiques fondamentaux de Robert Ardrey, la « psychologie positive » de Mihaly Csikszentmihalyi, les Approches narratives de Michael White, les besoins humains fondamentaux de Manfred Max-Neef et même l’Océan Bleu de W. Chan Kim et Renée Mauborgne qui, pourtant, semble ne traiter que de stratégie d’entreprise. En ce qui concerne l’animation des groupes, qui présente une difficulté singulière car il s’agit d’émanciper, non de substituer une croyance à une autre ou un maître à un autre, ma gratitude va à Jean Joseph Jacotot (1770-1840), le théoricien du « maître ignorant », et à son émule moderne, André Coënraëts. 

 

La personne n’est pas le problème

Les Approches narratives disent qu’il faut impérativement distinguer deux choses: la personne et le problème. « La personne est la personne, le problème est le problème, la personne n’est pas le problème ». C’est sur ce principe, qui est au coeur de « Cap au Large », que je souhaite vous laisser aujourd’hui. Si vous vivez une situation telle que celles évoquées plus haut et avez envie d’en savoir davantage sur ce parcours, autorisez-vous à m’écrire : thygr@wanadoo.fr . Soyez rassuré: je ne fais pas de harcèlement commercial !

 

29/09/2022

Notre alimentation, du maillon à la chaîne

 

J’ai assisté récemment à une table ronde organisée à La Roche-sur-Yon par Demain Vendée. Depuis plusieurs années, Demain Vendée recense sur notre territoire les acteurs et les expériences qui peuvent inspirer de nouvelles entreprises et manières de vivre en accord avec les harmonies du vivant. Je dois dire que, de ce point de vue-là, la richesse de notre pays est surprenante et que Demain Vendée fait un travail remarquable. La table ronde de jeudi dernier portait sur l’alimentation et s’y croisèrent les logiques de la permaculture, du développement territorial, de la diététique, de la cuisine et de la gastronomie. J‘ai envie de partager ce que j’en ai principalement retenu et les réflexions que je me suis faites. 

 

A la différence de certains pays où il est bien déchu, l’acte de manger reste encore important dans notre culture française. En outre, plus personne ne peut l’ignorer, il s’agit en même temps de notre santé et cela ne se limite pas au choix entre le beurre et le lard, entre le « bio » et le « non bio ». Puis, nous venons de voir resurgir des peurs que nous pensions avoir laissées dans les placards du XIXème siècle: celles des pénuries. Quelques raisons suffisantes, donc, pour aborder ce sujet de l’alimentation et le faire sous un angle transdisciplinaire. Au delà des nombreuses facettes qui furent évoquées, le principal intérêt, pour moi, de cette table ronde a été de faire apparaître la dimension systémique - les interactions multiples et étendues - de ce que nous décidons de mettre dans nos assiettes. 

 

Pour ordonner mon propos, je vais recourir une fois encore à un modèle que je trouve particulièrement pertinent, celui des besoins humains fondamentaux élaboré par l’économiste et environnementaliste chilien Manfred Max-Neef (1932-2019) *. 

 

Notre monde est le produit de nos solutions

 

La première chose à retenir est que la manière dont nous choisissons de répondre à nos besoins produit le monde dans lequel nous vivons. Selon Manfred Max-Neef, l’accès à la satisfaction de nos besoins se décline en quatre modalités: l’avoir, le faire, l’interagir et l’être. L’ « avoir » est la modalité privilégiée de nos sociétés: ce dont nous avons besoin, nous l’acquérons. S’agissant de l’alimentation, c’est l’acte banal, en apparence très simple - si on ne lui accorde qu’un regard superficiel - qui consiste à faire ses courses. Le deuxième mode, le « faire », est évident: il s’agit là de se nourrir de ce que l’on produit soi-même - en faisant son potager, en élevant poules et lapins - ou que l’on peut se procurer en allant dans la nature chasser, pêcher ou cueillir. « L’interagir » consiste à coopérer avec d’autres pour accéder à ce dont on a besoin: je pense par exemple aux jardins partagés qui permettent une production plus variée qu’un jardin personnel et où l’on s’entraide et peut échanger semences et récoltes. Le mode de l’ « être » quant à lui est plus subtil. Il s’agit, sommairement, de la gestion de nos émotions et, pour rester dans notre sujet, de notre rapport intime à la nourriture. L’exemple qui me vient est la façon dont je saurais tirer satisfaction d’une expérience de frugalité choisie ou de pénurie subie. 

 

Que nourrissons-nous en nous nourrissant ? 

 

J’ai écrit plus haut que l’acte banal de faire ses courses n’est pas aussi simple qu’il le paraît. Chacune des quatre modalités induit en aval des ramifications par lesquelles le monde se façonne. En ce qui concerne « l’avoir », je peux acheter ma nourriture au marché de plein vent, dans un magasin de la grande distribution, chez un producteur local ou dans une épicerie coopérative - voire en ligne. Je peux l'acheter en l’état ou plus ou moins transformée - du sac de patates encore tachées de terre au plat à réchauffer au micro-onde, en passant par les carottes déjà râpées ou les bananes déjà pelées et en rondelles. Elle peut être fraîche, surgelée ou en conserve. Je peux acheter des produits locaux, venus des départements voisins ou de contrées plus lointaines. Je peux choisir des produits de saison ou, au contraire, désaisonnaliser ma consommation en générant des interactions spécifiques: si, vivant en France,  je désire consommer des tomates à Noël, elles ne pourront qu’être importées. On voit clairement que, du champ jusqu’à l’assiette, la logistique, les coûts énergétiques et écologiques et l’organisation sociale induite peuvent être fort différents. 

 

En fonction de mes choix, l’argent que je dépense pour mon alimentation irriguera une économie de proximité, de petites exploitations en circuit court, ou au contraire un système industriel et capitalistique et des chaînes d’approvisionnement longues et complexes. Il encouragera certaines pratiques culturales de préférence à d’autres, avec pour conséquence des aliments de qualités nutritives différentes. L’argent que je dépense procurera ainsi à ceux qui en bénéficieront le moyen de vivre, de se développer, et éventuellement de s’enrichir et d’acquérir du pouvoir sur la société. De mes choix découleront des pollutions plus ou moins graves affectant des lieux différents, proches de moi ou lointains, de même que des modèles économiques et sociaux plus ou moins vertueux. Ce n’est pas tout : selon le degré de transformation des aliments que j’achète, je fais aussi un choix entre l’avoir et le faire: entre le prêt-à-manger et l’acte de cuisiner, j’engage donc de nouvelles interactions avec des environnements proches ou lointains. 

 

Choix alimentaire ou choix de vie ?

 

J’ai esquissé les interactions de nos pratiques d’achats alimentaires avec le territoire, la société, l’économie, l’écologie. Comment ne pas revenir sur le rapport qu’elles entretiennent avec notre santé ? On pense tout de suite au « bio » et au « non bio », mais ce n’est pas si simple. Dans le « bio », se pose quand même la question des nutriments. Un légume bio n’en est pas forcément plus riche qu’un autre, tout dépend des semences utilisées, des méthodes culturales et des contraintes liées au transport - un fruit ou un légume qui voyage sera récolté moins mûr, donc moins « achevé » que s’il est destiné à une consommation sur place. Il y a aussi, indépendamment de la consommation elle-même, l’effet local des méthodes culturales: le volume des pollutions chimiques dans notre environnement de vie, sujet que connaissent bien, entre autres, les riverains de certains vignobles. 

 

Ensuite, évidemment, il y a ce qui relève directement de notre manière de manger: les quantités que l’on absorbe bien sûr, mais aussi la proportion entre la chair et le végétal, entre la viande et le poisson, et la diversité ou au contraire la répétition de ce qui se retrouve dans nos assiettes. Comme une effet de miroir, cette palette alimentaire s’inscrit dans nos paysages selon la proportion des surfaces allouées aux fruits, aux légumes, aux animaux et aux techniques d’élevage: de plein air et éparpillé ou industriel et concentré. Enfin, dépendant de nos goûts, de nos coutumes, du temps dont nous disposons et de nos savoirs culinaires, il y a la manière d’accommoder les aliments: elle influe à la fois sur les nutriments qu’ils conserveront, sur les transformations chimiques plus ou moins heureuses de leurs composants, sur le gâchis que peut laisser chacune des étapes du processus**. Elle influe, elle aussi, sur les dépenses énergétiques et la pollution. 

 

Une description transdisciplinaire de la problématique alimentaire telle que proposée par Demain Vendée développe ainsi une arborescence de questions à se poser, mais je ne voudrais pas clôturer ce paragraphe sans replacer notre alimentation dans le contexte global de nos choix de vie. Quel budget voulons-nous ou pouvons-nous lui allouer ? Quel temps - y compris de réflexion - acceptons-nous de lui consacrer ? En cas d’arbitrages à faire, avec quoi le contenu de notre assiette sera-t-il en concurrence ? 

 

Perte de diversité

 

Il y a un point commun à nos errements alimentaires et il est d’ordre culturel. Au delà des symboles associés à tel ou tel aliment ou à tel mode de cuisson, qui peuvent nous induire à en abuser ou à les rejeter, beaucoup de savoirs se sont aujourd’hui perdus. Le nombre de légumes dont le consommateur contemporain connaît le goût voire le nom est inférieur à celui dont nos grands-parents étaient familiers. Au surplus, en marge de leur activité principale, ceux-ci avaient souvent conservé le savoir et la pratique du jardinage. C’était le cas de mon grand-père maternel qui, à la ville, était tailleur et, à la campagne, cultivait une vigne. Des manières d’accommoder et de conserver se sont également appauvries voire perdues. Or, dans tous les domaines, la diversité est le facteur déterminant de la résilience. Comme l’a montré Robert Ulanovicz**, si l’on plante sur des milliers d’hectares une seule variété d’arbre, on s’expose au risque qu’une cause unique ravage tout en un clin d’oeil. Si l’on compte, pour s’alimenter, sur un seul légume et que celui-ci vienne à manquer en raison de la météorologie ou d’une maladie, l’on se retrouve à la famine. Si l’on privilégie un élevage de manière massive et qu’une épidémie dangereuse se déclare, des milliers ou des millions de bêtes seront abattues qui ne pourront être consommées. Tel est le risque de mettre, comme le disait la sagesse populaire, « tous les oeufs dans le même panier ». A l’inverse, sur un territoire, une combinaison intelligente de végétaux et d’animaux assurera à cet écosystème un équilibre minimal et un amortissement des perturbations qui pourraient survenir. Je me souviens d’un documentaire où non seulement un jeune couple combinait sur son exploitation potager, verger et élevage, mais encore dans chacun de ces secteurs jouait la diversité des espèces jusqu’à avoir plusieurs sortes de pruniers, de poules, de tomates. 

 

Cercle vicieux

 

C’est un cercle vicieux: confrontée à des consommateurs qui ont une gamme de goûts réduite, la restauration collective - EHPAD, cantines scolaires, restaurants d’entreprise - craint de proposer des plats que leurs clients rejetteraient. Sans même évoquer la place que les chaînes de fast food ont prise dans nos habitudes alimentaires, il en est souvent ainsi de la restauration traditionnelle, même si quelques chefs aiment encore à faire découvrir de nouvelles saveurs à leurs habitués. S’ajoute à cela, avec le retour récent de l’inflation et le fort accroissement des coûts énergétiques, le réflexe instinctif d’aller au moins cher qui est défavorable à la créativité. De ce fait, au moment où en a le plus grand besoin pour faire évoluer nos pratiques de consommation, l’art des cuisiniers s’appauvrit en même temps que la culture gustative de la population. L’on perd ainsi à la fois les acquis du passé et ce que des innovations pourraient en faire. 

 

A problème culturel, réponse culturelle: la proposition d’un des invités de la table ronde est de réintégrer à la cuisine les aliments oubliés ou méprisés en les réintégrant d’abord culturellement. La culture, au sens anthropologique du terme, étant tissée d’histoires, c’est en racontant aux chefs et aux consommateurs des histoires sur ces aliments - leur origine, le rôle qu'ils ont joué dans nos coutumes, les changements qu'ils ont apportés - qu’on peut en amorcer la réintégration dans les usages.  

 

Demain ?

 

Selon Manfred Max-Neef, la réponses que nous donnons à nos besoins peut être destructrice, inadaptée, inhibitrice, univoque ou synergique. Une réponse est dite destructrice quand, pour satisfaire un besoin, elle détruit le moyen de répondre à un autre. Par exemple, afin de loger une population, on bétonne un sol fertile occupé jusque là par des potagers. Une réponse est dite inadaptée quand elle apaise le symptôme d’une carence sans la traiter à la racine: par exemple, l’usage de l’alcool ou de la drogue pour masquer le mal-être. Elle est inhibitrice quand la satisfaction d’un besoin empêche la satisfaction d’un autre: un besoin de se divertir qui déborde excessivement sur le temps nécessaire pour assurer sa subsistance, ou - un grand classique - le besoin de protection qui jette son ombre sur le besoin de liberté. La réponse univoque, quant à elle, ne satisfait qu’un seul besoin: j’ai faim et j’achète un sandwich. Enfin, la réponse synergique représente la fécondité: elle permet de satisfaire à la fois plusieurs besoins. Un jardin partagé satisfait en même temps les besoin de subsistance, de relations aux autres, de protection, d’activité physique, de créativité et, pourquoi pas, de spiritualité. Les réponses synergiques sont, à mon avis, la clé d’un avenir vivable. 

 

Que penserait-on d’un homme menacé qui, au lieu de conserver ses armes sous la main, les cacherait à quelques dizaines ou centaines de kilomètres de sa maison ? S’agissant de notre nourriture, ne pouvons-nous pas nous poser la même question ? Car, que des pénuries soient possibles et même envisageables, il me semble sage aujourd’hui’hui de l’accepter. Comme l’écrivait Montaigne en conclusion de ses Essais: « Le monde est une éternelle branloire ». Depuis quelques mois, cela s’est de nouveau vérifié. Des lignes de fracture sont apparues où nous ne voyions qu’une continuité inébranlable. Ceci affecte les flux sophistiqués sur lesquels nous croyions pouvoir compter sans réserve. Mais la solidité d’une chaîne est celle de son maillon le plus faible. Plus une chaîne compte de maillons, plus ses points de fragilité sont nombreux. C’est ainsi que de multiples facteurs peuvent interrompre la production de la nourriture et son acheminement jusque’à nous. Nous en avons une illustration presque caricaturale : sécheresse au Canada, pénurie de moutarde en France. 

 

La sagesse, me semble-t-il, nous invite à remettre au plus près de nous la production de notre alimentation. Le risque d’inaccessibilité des resources est proportionnel à la distance et au nombre d’intermédiaires qui nous en séparent. Sachant que nos territoires sont loin de l’autosuffisance, il appartient donc à chacun d’entre nous, dans la mesure de ses moyens, d’apporter sa contribution au nécessaire rééquilibrage. C’est possible en orientant nos choix de consommation pour encourager le développement local d’une agriculture de subsistance. C’est possible en diversifiant nos comportements alimentaires pour réduire le gâchis et développer un tissu local d’exploitations résiliantes. C’est possible, si nous avons un bout de terrain à notre disposition, en prenant la grelinette à deux mains. 

 

Pour évoluer, le monde dans lequel nous vivons a besoin de notre propre évolution. 

 

 

 

 

Participants à la table ronde de Demain Vendée:

 

Félix Lallemand, co-fondateur de l’association Les Greniers d’Abondance, qui informe et accompagne les territoires pour développer leur résilience alimentaire.

 

Gilles Daveau, cuisinier et formateur, auteur du Manuel de cuisine alternative, qui initie à la cuisine végétale et ses bienfaits au plus grand nombre.

 

Corinne Daigre, créatrice des Jardins de Corinne, maraîchage sur sol vivant et lieu de de vente directe situé à Grosbreuil.

 

Lilian Bouchet, salarié du CPIE Sèvre et Bocage, en charge d’accompagner les Pays de Mortagne et de Pouzauges dans l’élaboration de leurs Projets Alimentaires Territoriaux.

 

Benjamin Lotin, consultant en nutrition santé et explorateur d’autres manières de se nourrir (alimentation vivante, jeûne…) notamment via son podcast Evolution talk. Il initie également une forêt comestible à Rosnay.

 

 

* J’ai déjà écrit sur le sujet et si vous souhaitez avoir une vision globale du système de Manfred Max-Neef, vous le trouverez présenté ici: http://indisciplineintellectuelle.blogspirit.com/archive/... 

 

** Robert Ulanovicz, cf. https://www.yumpu.com/fr/document/view/16573604/recueil-c... 

 

*** Qui, par exemple, quand il pare un chou-fleur, en réserve les côtes  pour une autre préparation ?

26/08/2022

L’introuvable nouveau monde

 

«Pour aller où tu ne sais pas, il faut prendre le chemin que tu ne connais pas.»
Saint Jean de la croix

 


Depuis ma dernière chronique en forme de nouvelle, « La Grande Libération », j’ai eu l’occasion de plusieurs conversations, soit en ligne, soit autour d’un verre ou d’un café. Il en ressort que nous sommes nombreux, de nos jours, à avoir le sentiment que le monde dans lequel nous sommes va vers sa fin. Il est assailli de toute part, fait eau de partout, les avaries se multiplient à l’envi, l’horizon est opaque et menaçant, les coups de tabac se succèdent sur lesquels nous, pauvres passagers, n’avons aucun contrôle. L’on sent confusément que, quelque espoir que l’on tente de nourrir, les moments à venir s’éloignent d’un bonheur de vivre que nous n’avons peut-être pas suffisamment reconnu. Cette situation évoque pour moi le tout début de la pièce de Shakespeare: La Tempête, quand une navigation au début paisible tourne au drame. Alors, tout est remis en question par le déchainement des éléments et, si l’on ne sombre pas tout de suite, la côte ne sera que le lieu où le vaisseau se fracassera. Remonter le temps, ne pas embarquer et changer l’histoire n’est pas possible. Les passagers et l’équipage crient et s’agitent tout en imaginant de moins en moins qu’ils échapperont à la mort. Ils sont loin de concevoir ce qui les attend sur l’île où règne le magicien Prospero qui, pour commencer, miraculeusement, leur épargnera le pire. 


Comme les voyageurs de Shakespeare, nous avons le sentiment poignant du naufrage et nous espérons et craignons à la fois la côte où nous pourrions reprendre pied. Si je vous demandais à brûle-pourpoint de décrire cette nouvelle terre, il y a de fortes chances qu’à quelques nuances près, elle aurait les couleurs du monde d’avant. Mais, sur l’île de Prospero, les lois que nous connaissons ne fonctionnent plus. C’est un autre monde, un monde où l’on survit au naufrage et où, au terme d’épreuves qui ont finalement un caractère initiatique, les frères se réconcilient et l’harmonie règne. Oui, me direz-vous, c’est bien l’île d’un magicien; seulement voilà: les magiciens n’existent pas et le naufrage, lui, est bien là ! Il y a pourtant dans nos sociétés un phénomène que l’on peut qualifier de magique: lorsque nous changeons de croyances, un basculement se produit. La thèse de l’anthropologue Andreu Solé est qu’un monde se définit par ce que ses acteurs jugent possible, impossible et non-impossible. Ce triptyque est essentiel car il est la matrice de nos décisions et détermine en même temps la profondeur de notre capacité créatrice. Mais il nous est invisible et ainsi nous laisse persuadés que nous portons un regard neutre et exhaustif sur les choses, les personnes et les évènements. Ainsi de l’Etat-major de l’armée française en mai 1940: malgré la photographie aérienne qui montre, s’avançant vers Sedan, une colonne de chars, de véhicules et de troupes de plus de deux-cents kilomètres de longueur, il persiste à penser que les Allemands n’attaqueront pas ce point de la frontière. Andreu Solé donne aussi en exemple le monde des Aztèques pour qui, au terme de la nuit, le soleil pouvait ne pas se lever, précipitant l’univers dans l’abîme. Pour nous, il est impossible qu’un tel évènement se produise; pour les Aztèques, c’était possible et il leur fallait à tout prix - ce prix étant, selon leurs croyances, celui des sacrifices humains - conjurer cette menace. L'aurore, chaque matin, confirmait l’efficacité de leurs rites. Si les contenus que nous mettons aujourd’hui dans les trois cases du triptyque d’Andreu Sole diffèrent de ceux des Aztèques, nous ne sommes cependant pas différents d’eux. Quelle que soit l’époque ou le lieu, nous vivons dans une évidence fallacieuse que seuls de grands bouleversements peuvent révéler a posteriori


Si tout le fonctionnement de notre société ainsi que l’intelligence restreinte que nous pouvons avoir de la réalité sont soumis au contenu de ce triptyque, l’avenir que nous sommes capables d’imaginer l’est encore plus car il a la malléabilité, l’absence de résistance, des pures créations intellectuelles. Les conversations que j’évoquais m’ont montré à quel point nous sommes bridés, et moi le premier : impossible de concevoir, fût-ce pour un pur exercice de créativité, un monde qui soit radicalement différent du nôtre et qui ne se réfère pas non plus à ce que nous savons des précédents. Pour une idée qui sortirait vraiment de l’ordinaire, dix critiques surgissent pour démontrer qu’elle est impossible. Si c’est parfaitement naturel, on touche cependant là au paradoxe de la prospective. La prospective diffère de la prévision en ce qu’elle s’intéresse aux ruptures et non à l’évolution des tendances connues. Or quelle plus grande rupture que celle qui modifie radicalement notre perception de la réalité en changeant nos possibles, impossibles, non-impossibles collectifs ? Mais alors, comment voir ce que notre logiciel nous empêche justement de voir, ce que ses algorithmes nous dissimulent obstinément ? Tout se passe dans notre esprit comme sur Facebook ou Twitter où ne nous sont présentés que des contenus en accord avec nos choix précédents. Ce n’est pas pour rien que, dans les séminaires, l’on fait appel parfois à des artistes afin de bousculer les neurones. On tolère aux auteurs d’anticipations de ne pas soumettre leur imagination à la vraisemblance, laquelle évidemment relève de notre fameux triptyque. C’est ainsi que Morgan Robertson décrit dans un roman publié en 1898 le naufrage du Titanic qui ne surviendra qu’en 1912 et que Tom Clancy, dans « Sur ordre », paru en 1996, décrit un attentat dont le mode opératoire est proche de celui du 11 septembre 2001. Il y aurait eu de quoi, avouez-le, les qualifier en leur temps de complotistes !


Lorsque l’on regarde la manière que nous avons de nous projeter dans l’avenir, force est de constater que nous sommes encore régis par le triptyque d’Andreu Solé. Si l’on commence à admettre qu’une croissance infinie dans un monde fini est impossible, les comportements ne reflètent cependant pas ce constat, les statistiques des pays incluent toujours le taux de croissance du PIB comme un repère de leur santé et, de manière plus ou moins consciente, nous pensons encore que des solutions nouvelles viendront au secours de notre façon de vivre actuelle. Il nous faut de l’énergie ? Il nous en faudra toujours, il suffira qu’elle soit « verte » pour changer les choses. Sinon, comment vivrait-on ? Reviendrait-on à "l’âge des cavernes" ? En réalité, nous tournons en rond. La voiture électrique et les éoliennes ne sont que des totems qui permettent à quelques-uns de s’enrichir encore un peu avant la faillite globale. Si l’on fait le calcul « du berceau à la tombe » de ces solutions, on voit qu’elles coûteront davantage en ressources et du point de vue social et écologique que les anciennes. Ce n’est pas un véritable changement de monde, ce n’est qu’un onéreux et illusoire acharnement thérapeutique. 


Mais alors, peut-on se représenter un autre monde où nous créerions de nouvelles conditions de bonheur ? Il me revient en mémoire la phrase du mystique saint Jean de la Croix qui évoquait le chemin vers Dieu avec ces mots: « Pour aller où tu ne sais pas, il faut prendre le chemin que tu ne connais pas. » C’est ce que l’on appelle la « voie apophatique » ou négative. Si je m’autorise à transposer cette phrase à ma présente réflexion - pardonne-moi San Juan de la Cruz ! - est-ce à dire qu’aucune des questions que nous pourrons poser sur le monde futur ne sera pertinente, qu’au contraire elles ne pourront que nous égarer ? Le monde futur ne saurait-il être un objet d’anticipation et sera-t-il exclusivement le résultat d’un processus créatif, plus ou moins long et titubant, dont l’essentiel nous échappera et qu'accompagneront comme sur l’île de Prospero des épreuves à caractère initiatique  ? Je serais prêt à le penser, je l’avoue. Un Romain de la décadence, voire un contemporain de Charlemagne, aurait-il pu se représenter le monde médiéval ou celui de la Renaissance et le chemin qui y conduirait ? 

 

Il serait cependant frustrant d’en rester là. « Pour aller où tu ne sais pas (...) ». Effectivement, je ne sais pas et, si je continue à transposer le propos du mystique espagnol, je dois en outre accepter de ne pas savoir. Sinon, de ce monde à venir, je me ferai une représentation qui le réduit à mes propres logiques si pauvres - à mes possibles, impossibles et non-impossibles - et je m’efforcerai de rebâtir ce qui nous a justement conduits où nous en sommes aujourd’hui. Au mieux, je retarderai l’avènement d’un nouvel ordre, meilleur que l'ancien. « Pour aller où tu ne sais pas, il faut prendre le chemin que tu ne connais pas ». Me revient alors cette phrase de Krishnamurti: « Ce n’est pas un signe de bonne santé mentale que d’être bien adapté à une société malade ». Voilà une hypothèse intéressante: ceux qui feront émerger cet autre monde pourraient se trouver parmi des personnes aujourd'hui inadaptées à notre société, à ses critères, à ses ambitions, à ses logiques - à ses possibles, impossibles et non-impossibles - et que méprisent les gens sérieux qui gèrent, réglementent, récompensent et punissent.