13/07/2022
Vacances, rêves et liberté
La période des vacances est le moment de nous extraire de la gangue que forment les multiples pressions de notre quotidien. Elle favorise la remise en question du mode de vie qui façonne le reste de notre année, ainsi qu’une écoute plus empathique des ressentis qu’habituellement nous refoulons. S’ajoutant à cela, la perspective de la rentrée et du « retour à la normale », par contraste avec ce moment de relâche, peut nous inciter parfois à envisager des changements radicaux. Offrir une bifurcation à notre vie, parce que nous sommes insatisfaits du tour qu’elle a pris ou parce que nous craignons la destination qui se profile devant nous, revient à exercer notre liberté.
Il y a beaucoup de flou autour du concept de liberté. Rester immobile au milieu d’un milliard de choix possibles sans aller vers aucun d’entre eux est peut-être enivrant, mais ce n’est pas la liberté. Sinon, cela voudrait dire que ma liberté serait d’autant plus étendue que, sans en élire aucun, je garde tous les possibles par-devers moi. Pire, cela impliquerait que, dès lors que je me risquerai à faire un choix, je m’appauvrirai. Tout au contraire, selon moi, notre liberté est celle du potier qui décide de prendre la glaise à pleines mains, de la poser sur le tour et d’observer ce qui se passe quand on se collète avec la matière telle qu’elle est, avec ses surprises et sa récalcitrance - et avec sa capacité infiniment précieuse d’apporter sa réalité à nos rêves. Un vase qui existe rendra plus de services et apportera éventuellement, par sa beauté, davantage de bonheur qu’une oeuvre qui se blottit peureusement dans notre imagination. On ne peut pas donner à boire dans un verre imaginaire. Prenons un exemple simple, mais qui constitue aussi une bonne métaphore de la manière dont se déploie notre liberté. Avant de savoir lire, de quelle liberté disposais-je dans ce domaine ? Quelles lectures étais-je capable de choisir ? Pouvais-je anticiper les réflexions vers lesquelles elles me conduiraient, les inspirations que ma vie en recevrait ? Evidemment non. Je ne crée de territoire à ma liberté qu’en avançant et en faisant.
Mais si, tout au contraire du milliard de choix possibles que j’évoquais plus haut, rien ne se présente à nous ? C’est qu'il est nécessaire de humer le parfum de nos rêves. C’est ainsi que commence le dialogue à nouer avec nous-mêmes quand nous sommes insatisfaits de notre existence. Pour certains d’entre nous, ce pas lui-même est difficile à franchir. « A quoi cela me servirait-il de rêver ? Tout au plus à rendre ma vie actuelle encore plus désolante, à ruiner l’effort d’adaptation que je fais chaque jour ! » Cette réaction part de la conviction que nous ne sommes pas grand-chose, que la vie, de toute façon, est ingrate ou injuste, que les rêves ne peuvent s’y réaliser et qu’il s’agit seulement de survivre. Dès lors, rêver nourrirait une souffrance, celle de notre impuissance. Il est vrai que, si ces rêves ne relèvent que du fantasme, ils ne recevront guère d’énergie créatrice. Parce que je souffre de privations matérielles, j’aimerais être milliardaire, parce que je me sens méprisé, je voudrais être célèbre: en l’occurrence, ces rêves nous parlent moins de nous que de ce qui nous fait mal.
Dès lors qu’un éditeur - le douzième qu’elle tentait - eut décidé d’accepter le manuscrit de Harry Potter, J. K. Rowling devint à la fois riche et mondialement célèbre. Cela nous dit-il qu’elle rêvait de richesse et de gloire ? Peut-être, mais je crois que cela nous dit surtout qu’elle aimait écrire, créer des personnages et des histoires dans le registre du fantastique et qu’elle avait envie de partager cet univers en étant publiée. La gloire et la fortune sont venues de surcroît. « D’accord. Mais alors, moi, quel talent devrais-je développer pour connaître la même réussite que l’auteur de Harry Potter ? » En fait, ne vaudrait-il pas mieux - dans un premier temps tout au moins - laisser de côté la gloire et l’argent comme marqueurs du chemin que nous devons chercher ? Nombre de personnes ont accompli leur vie - et quelle vie! - sans cocher ces cases. L’argent et la renommée vous seront peut-être donnés un jour, mais ce qui importe d’abord est de l’ordre d’un nouvel accord que vous pouvez créer - au prix probable d’une évolution personnelle - entre le monde et vous, entre le monde et ce qui vous rendra heureux.
Le rêve, si l’on prend sa reconnaissance comme le premier pas d’un nouveau chemin, si l’on ne confond pas ce qui vibre vraiment en nous avec ce qui n’est qu’un fantasme de revanche, mérite notre respect et notre attention. Peut-être, dans la plupart des cas, ne le rendrons-nous pas réel, mais il a le charme de nous mettre en route intérieurement. Il se réalisera d’une certaine manière, peut-être méconnaissable, à travers le mouvement qu’il aura suscité en nous. Passer ensuite du rêve à un processus évolutif nécessite que nous ouvrions de nouveaux territoires à notre liberté. Celle-ci ne peut exister que dans la rencontre avec la matière, qu’il s’agisse de l’argile à façonner, d’un nouveau milieu à apprivoiser, de talents à développer. Le paysage n’apparaît que lorsque nous nous mettons à marcher. Notre pensée ne sort de ses ruminations stériles que si nous lui donnons à moudre le grain du réel. Agir, en outre, est une façon efficace - la plus efficace peut-être - de faire connaissance avec nous-même. Nous ne nous découvrons que dans la rencontre avec les chantiers que nous ouvrons. Nous nous explorons grâce aux résonances que le réel éveille en nous quand nous travaillons avec lui.
Dans la recherche d’une bifurcation de vie, à côté de l’impossibilité de choisir l’autre piège serait de ne s’engager que lorsque l’on a réussi à graver dans le marbre la nouvelle existence que l’on va vivre. Anticiper, faire des scénarios, élaborer des modèles, se projeter dans l’avenir, a un intérêt indéniable. Passionné par la démarche prospective, je l’ai maintes fois utilisée pour faire réfléchir des groupes. Mais, loin de le faire pour que les gens se construisent de nouvelles certitudes, je l’ai considérée comme une gymnastique d’assouplissement mental, comme un apprentissage de l’incertitude et une préparation à accueillir l’imprévu. Comme le disait Napoléon, qui savait de quoi il parlait, « il n’arrive que l’imprévu ». S’engager sur une bifurcation de vie, c’est accepter de jouer avec l’imprévu. Au moins deux fois, dans ma vie, j’ai dû ainsi inventer mon métier. J’avais posé ma candidature sur un coup de tête - ou, disons, une poussée intuitive. Je pourrais aussi ajouter, en plaisantant à peine, que là-dessus je fus recruté par erreur. Entendez par là que ce qui m’a le plus servi n’est pas ce qui avait fait retenir ma candidature. Ce que j’ai fait ensuite, je n’aurais pu le construire à l’avance dans ma tête. Certes, je pourrais raconter l’histoire de manière logique et il y eut une sorte de logique. Reste que le chemin fut celui d’un dialogue continu, celui d’un esprit avec ce qu’il perçoit du nouveau paysage où il s’avance, où il a la possibilité de s’incarner, en servant une cause qui lui paraît valable. Mais c’est un paysage qu’il ne domine pas et qui lui réserve des surprises, bonnes et moins bonnes. Un de mes mots préférés est celui d’exploration. Donner un espace supplémentaire à notre liberté ne peut résulter que d’une exploration.
Pour en revenir aux vacances, si les vôtres vous suggèrent les réflexions auxquelles j’ai fait allusion au début de mon propos, je ne saurais trop vous recommander de déterminer l’expérience concrète qui, le plus tôt possible, prolongerait vos rêves de l’été.
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26/06/2022
Apocalypse (3/3)
Nous avons nourri notre ennemi
Parmi les dévoilements dont nous pourrions bénéficier, il y a la manière dont nous avons nourri un immense pouvoir qui est notre ennemi. Personne d’autre que nous-mêmes n’a donné à la caste que j’évoquais le pouvoir de gérer l’humanité. J’y vois une double explication: d’une part, la naïveté, de l’autre la représentation que nous nous faisons de la réussite. J’ai connu cette période des années 70 et 80 où un vent d’humanisme semblait souffler sur les grandes entreprises. On parlait de management participatif, de compatibilité entre les objectifs des firmes, l’épanouissement de leurs collaborateurs, l’intérêt des actionnaires, le bien-être des peuples et la protection de l’écosystème. Une belle utopie à laquelle j’ai cru comme beaucoup d’autres, qui nous a empêchés de voir que le monde capitaliste, se découvrant soudain menacé, allumait des contre-feu. Sa stratégie, lapidairement résumée, a été de calmer les exigences des salariés en organisant la délocalisation et le sous-emploi; de soutenir dans leur conquête du pouvoir les politiciens qui promulgueraient les « bonnes » politiques fiscales et sociales; de répandre une idéologie qui fait des pratiques industrielles la solution à tous les problèmes (et dont on a vu les résultats quand on les applique aux hôpitaux publics). Comme l’a déclaré benoitement le milliardaire Warren Buffet il y a quelques années: « Il y a une guerre des classes et c’est la mienne qui est en train de la gagner ». Pourtant, la guerre des classes qu’évoque Buffet est un concept marxiste qui fut largement ridiculisé dans les milieux intellectuels. La ruse du diable est de faire croire qu'il n'existe pas.
La possibilité d’un accroissement de richesse illimité parce qu’incontrôlé a donné un pouvoir planétaire à la minuscule caste qui en est la bénéficiaire.
Monde extérieur et monde intérieur
La représentation que nous nous faisons de la réussite est ce qui relie étroitement le monde que nous avons sous les yeux à notre intimité. Je vais évoquer au lance-pierre un phénomène qui mériterait nettement plus de subtilité. Si j’admire la richesse et les gens qui s’enrichissent, et même si je ne deviens pas riche moi-même, je participerai à une sorte d’égrégore, une puissance psychique collective qui renforce l'attraction de l'enrichissement. Je contribuerai à l’établissement d’un monde qui donne la prime à ce type de réussite et est gouverné par ceux qui y excellent. Je ne verrai pas les dangers qui se dissimulent au coeur de mon admiration et notamment le passage de la compétition à la prédation. Je n’ai personnellement rien contre les riches, je ne suis envieux de personne et ne me dis jamais que si les riches étaient moins riches je le serais davantage. En revanche, le désir d’enrichissement fait tourner le manège de la consommation et, pour produire de quoi vendre avec un gain maximisé, engendre de nombreuses destructions. La raison du plus fort étant toujours la meilleure, la concentration de pouvoir que confère l’argent crée symétriquement des peuples dépossédés. Ce ne sont plus les êtres humains qui peuvent peser sur les destinées du monde, mais la force de frappe financière dont dispose une infime minorité, qui permet d’organiser arbitrairement le monde sans avoir à consulter ses habitants. Si la richesse est pour moi un critère de réussite, je suis, si subtilement que ce soit, un complice du monde qu’elle construit.
Il y a une phrase de Gandhi que l’on pourrait retourner: « Ce que tu feras sera insignifiant, mais il est essentiel que tu le fasses ». On aura reconnu la philosophie du colibri confronté à l’incendie de la forêt: ce qu’il fait est à la mesure modeste de ses moyens, mais il le fait. On pourrait, en l’inversant, en faire un avertissement: « Ce que tu feras te semblera insignifiant et tu agiras peut-être en toute honnêteté, méfie-toi cependant du monde auquel tu participes ». Je me souviens de l’engouement que Bill Gates a suscité au début de sa carrière et longtemps après. L’entrepreneur génial s’est doublé d’un admirable philanthrope auquel s’ajoute maintenant le plus gros propriétaire de terres agricoles des Etats-Unis. Grâce à la fortune qu’il a su gagner, il dispose d’une influence colossale, veut aujourd’hui vacciner la Terre entière et demain, peut-être, avoir la haute main sur la production alimentaire. Sans préjuger de ses intentions, qu’un seul homme, à cause de sa fortune, dispose d’un tel pouvoir sur des millions d’autres sans que leur avis soit pris en compte, cela ne soulève-t-il point d'interrogation ? Certes, la faveur dont il a bénéficié du public est entamée: mais, c'est trop tard, il n'en a plus besoin. Ayons des admirations pertinentes.
Je me souviens d’une jeune femme, il y a quelques années, qui réussissait fort bien dans une entreprise de jeux vidéo. Cependant, elle se sentait de plus en plus mal à l’aise parce que les créateurs, suivant les attentes du public, concevaient des programmes de plus en plus violents. Cela lui a permis d’avoir une conscience plus aiguë de ses propres valeurs - c’est l’avantage de ce genre de situation. N’étant pas elle-même créatrice de jeux, elle aurait pu se dire que cela ne la concernait pas. Elle a préféré démissionner et créer une école selon son coeur qui est une magnifique réussite.
Nous touchons ici à l’essence des mondes que nous pouvons créer: cette essence est en nous et c’est pourquoi aller voir en nous-même est essentiel.
Je terminerai par deux citations.
La première est d’Edgar Morin qui l’a publiée la semaine dernière sur Twitter :
« Si l'on est convaincu de l'urgence comme de l'évidence, de changer de voie, alors, et alors seulement, se dessinera une voie. Et une espérance. On ne peut rien faire sans espoir, en se cantonnant dans la mélancolie, le dépit ou la résignation. »
La seconde est extraite du Traité de savoir-vivre à l’usage des jeunes générations, de Raoul Vaneigem:
« Une société qui abolit toute aventure fait de son abolition la seule aventure possible.»
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24/06/2022
Apocalypse (2/3)
Notre vulnérabilité aux manipulations
La prise de conscience de notre vulnérabilité aux manipulations nous conduira à nous interroger sur nos mécanismes intimes et à prêter plus d’attention à ce que nous cultivons en nous. C’est en cela que nous devons remercier la pièce de théâtre écrite, montée et jouée par des autorités de tout poil autour du récit de la pandémie. Elle nous offre l’occasion de porter un diagnostic sur une de nos faiblesses les plus dangereuses: la facilité à nous laisser pirater notre vie et dérober notre destin. La politique pseudo-sanitaire a créé un monde fantasmé dans lequel nous nous sommes enfermés. En utilisant des vaticinations statistiques, des mensonges monumentaux, en recourant aux techniques du storytelling, elle a créé un véritable métavers. Pourtant, les contradictions et les incohérences étaient telles que nous aurions dû être alertés: l’éléphant proverbial était dans le couloir, il était même fluorescent. Beaucoup d’entre nous ont refusé de le voir, et beaucoup encore ne le voient pas. Devant cette anesthésie du sens critique, et sans rien retirer de notre propre responsabilité, on ne peut pas ne pas penser à la stratégie du choc qu’a décrite Naomi Klein: on tétanise les gens et, avant qu’ils aient pu prendre du recul et se ressaisir, l’engrenage de la soumission se met en route et les entraîne. En filigrane de tout cela, une injonction subliminale: « Ne cherche pas à comprendre! »
Peu auront cherché à comprendre. La soumission a été générale, y compris de la part de professions qui auraient pu prendre du recul, qui avaient la légitimité d’élever la voix, de refuser d’obéir à des mesures aussi inhumaines qu’injustifiées. Au contraire, on y a été jusqu’à faire taire, par des moyens éhontés, ceux des collègues qui avaient su raison et humanité garder. Pire, quel que fût notre milieu, à des degrés variables, chacun à sa manière, nous sommes tous devenus cruels les uns envers les autres. Les divergences d’appréciation de ce que nous vivions ont semé haines et mépris. Comme un fruit que la pourriture gagne, au sein des familles, des amitiés, des équipes et de la société tout entière, des gens paisibles se sont jeté au visage invectives et anathèmes*. La ségrégation est devenue banale. Ceux qui avaient le pouvoir de prendre des décisions impliquant d'autres personnes ont dérivé dans l’odieux à un degré aussi incroyable qu’alarmant. Il semble que des professions entières ont succombé à la jouissance de l’autoritarisme, du harcèlement et de l’abus de position dominante. En résumé, l’espèce humaine s’est abaissée jusqu'à revenir sur la pente des pires moments de son histoire. Aujourd’hui, d’aveuglements en renoncements, n’en sommes-nous pas encore à accepter qu’on injecte aux enfants - que cette maladie ne concerne guère - des substances douteuses sur lesquelles on essaye de maintenir le boisseau ? N’en sommes-nous pas encore, quoique de plus en plus difficilement, à vouloir fermer les yeux sur les effets secondaires de ces injections, alors que l’on devrait au moins mettre en place une surveillance scientifique et médicale des personnes injectées ? N’en sommes-nous pas à vouloir devenir des numéros au sein d’une matrice numérique ? A vouloir vivre pucés comme des animaux domestiques, en permanence sous le regard de Big Brother ? Et en échange de quoi ? D’être soulagé du poids de l’existence ? Désespérante régression! S’il en est ainsi, nous ne sommes plus dignes de ceux de nos ancêtres qui, les premiers, se dressèrent sur deux pattes.
Anxiété diffuse, isolement, frustrations...
Pour Matthias Desmet**, notre vulnérabilité à la manipulation a résulté de quatre facteurs : une anxiété diffuse, le manque de liens sociaux, des niveaux élevés de frustration et d’agressivité, l’absence d’un sens ou d’un but supérieur donné à la vie. Il n’y a rien de plus obsédant qu’un ennemi invisible: il peut être partout, on l’imagine partout. L’anxiété diffuse a été ainsi créée et entretenue grâce au « diabolique » coronavirus. Les confinements, l’interdiction des lieux de sociabilité, les couvre-feu, la limitation du nombre de personnes pouvant se réunir, ont isolé les individus, les empêchant d’échanger leurs ressentis, leurs réflexions, de progresser ensemble dans la compréhension de ce qui leur arrivait et de se rassurer mutuellement. Les frustrations quant à elles sont naturellement une source d’agressivité. La politique sanitaire les a multipliées et elles ont été plus ou moins ressenties selon les personnes. Elles ont engendré une animosité à l’égard de ceux qui refusaient de marcher au pas, fût-ce intellectuellement. La propagande en fit des irresponsables et des égoïstes, aussi dangereux que des terroristes et susceptibles au surplus, par leurs comportements, de faire prolonger les restrictions de liberté.
...et sens de la vie
Le dernier facteur cité par le professeur Desmet- le manque de sens ou de but supérieur donné à la vie - me renvoie à la fois à Contact de Matthew B. Crawford et à une conférence d’Ariane Bilheran. Dans ce livre, l’auteur de l’Éloge du carburateur étudie la fragmentation de notre attention que sollicitent à longueur de journée mille interpellations issues du marketing commercial, politique, associatif, etc. ainsi que de nos multiples contacts personnels et professionnels. Ce harcèlement continu crée une sorte de brouillard qui nous masque l’expérience immédiate du monde sensible et nous entraîne à nous disperser. Comme le disait un de mes amis à propos du téléphone portable: un instrument qui rapproche ceux qui sont loin et éloigne ceux qui sont proches. Mais tant de sollicitations extérieures de notre « temps de cerveau disponible » ont une autre conséquence: elles font que nous avons de plus en plus de mal à nous connecter à nous-même. De plus en plus de mal par manque de temps, mais aussi, au final, par manque de pratique. Or, cet espace intérieur de silence, que nous désertons ou dont nous ne trouvons plus la clé qu’avec difficulté, est le creuset où une unité intérieure résiliente peut se constituer autour d’un sens donné à la vie, d’un récit qui la suranime. L’homme éparpillé est vidé de sa propre substance et, comme la nature a horreur du vide, ne l’habite plus qu’une conscience qu'on lui injecte de l’extérieur.
Ariane Bilheran***, quant à elle, évoquait dans sa conférence le renoncement contemporain à ce qu’elle appelle la « vie héroïque ». En résumé: nous préférons nous accrocher à une vie qui n’a pas de sens plutôt que lui en donner un en prenant des risques. On répondra qu’un chien vivant vaut mieux qu’un lion mort. En ce qui me concerne, je crois que sous l’empilement des protections et des précautions la vie s'étouffe, s’étiole et meurt. Je crois que notre espèce, du fait de ses faiblesses, a besoin de héros qui ont la capacité d’aimer quelque chose de plus grand et de plus cher qu’eux-mêmes. Ils donnent une réalité à des valeurs dont nous avons collectivement besoin si nous ne voulons pas nous remettre à marcher à quatre pattes, avec en plus une laisse et un collier - connecté - autour du cou.
(à suivre)
* Je peux moi aussi battre ma coulpe: combien de colères et de mépris ai-je ressenti devant l’aveuglement des uns ou des autres ! Je n’ai cependant agressé personne « dans la vraie vie », mes coups de griffe n’ont guère dépassé Twitter.
** Professeur de psychologie clinique à l’université de Gand, en Belgique.
*** Psychologue et écrivain française, ancienne élève de l'École normale supérieure, auteur d'ouvrages et d'articles sur le harcèlement, la manipulation mentale et la « psychologie du pouvoir ».
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