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06/05/2022

Faire sécession (I)

 

Quitter la France ?

 

C’est la première fois de ma vie - et je ne suis pas un perdreau de l’année - que j’entends aussi fréquemment s’exprimer dans mon entourage et sur les réseaux sociaux une pulsion à quitter la France. Maître DiVizio a même dû se fendre d’une prudente vidéo sur le sujet tant il avait reçu de messages de candidats à l’expatriation. Chez certaines personnes, je ressens aussi l’expression d’un désir pathétique, car elles savent au fond d’elles-mêmes que, pour des raisons variables - l’âge, les contraintes familiales et économiques, les freins culturels, les complications administratives, la peur de l’inconnu... - elles ne le matérialiseront pas. 

 

Nous sommes nombreux à ressentir que la France a changé de cap. Elle s’éloigne dramatiquement du pays que nous avons aimé. Le trivial a raison d’un certain sens de la noblesse, et l'atmosphère de liberté qui avait résisté à la fécondité de notre bureaucratie est devenue nostalgie. "Mais arrêtez donc d'emmerder les Français ! » s’est exclamé, un jour de 1966 - l’année où j’ai eu le permis de conduire - Georges Pompidou, alors Premier Ministre du Général de Gaulle. « Il y a trop de lois, trop de textes, trop de règlements dans ce pays ! On en crève ! Laissez-les vivre un peu et vous verrez que tout ira mieux ! Foutez-leur la paix ! Il faut libérer ce pays ! ». L’appel pompidolien n’a pas été entendu, tout au contraire, et si l’empilement de textes s’est poursuivi pendant des décennies, beaucoup diront qu’il a aujourd’hui dépassé les limites du supportable. Mais pour qui ?  

 

" Ce n'est pas un signe de bonne santé mentale d'être bien adapté à une société malade "

 

Je souscris à cette phrase de Krishnamurti: « Ce n'est pas un signe de bonne santé mentale d'être bien adapté à une société malade ». Je pense que, sans faire aucunement de politique, on ne peut que reconnaître que notre société est malade. Certains s’y sont plus ou moins bien - voire très bien - adaptés. D’autres souffrent, serrent les dents, dépriment. Les bifurcations de vie que j’évoque souvent dans mon blog Cap au Large, qu'elles aillent ou non jusqu'à l'expatriation, résultent dans certains cas d’une réaction à un milieu dans lequel nous ne pouvons pas devenir qui nous aspirons à être. Ces cas se multiplient. Par dessus le poids des réglementations, nous nous trouvons en outre alourdis des freins, des préjugés, des peurs et des croyances de ceux qui se sont adaptés. C’est qu’aussi les règlementations font mieux ou pis que règlementer. En tant que participant de la matrice culturelle de la société, elles co-engendrent à la longue un certain type d’humain. Le citoyen qu’elles peuvent revendiquer aujourd’hui est malheureusement prêt à tout troquer - espace privé, honneur et libertés de toute sorte - contre un fantasme de sécurité. Ce n’est pas un bâtisseur. Or, tandis que l’humanité s’engage dans une bifurcation qu’il faut bien qualifier d’essentielle, une France et des Français restés fidèles à eux-mêmes auraient pu éclairer la route. Ce que je ressens est de l’ordre du dépit amoureux. 

 

Plutôt que fuir, construire « à côté »

 

Mais il semble qu'il y en ait d'autres. En contrepoint de la fuite vers un pays étranger, j’entends la petite musique d'un thème plus séduisant: plutôt que fuir, construire. Mais construire « à côté ». Cela rejoint ce qu’Éric Sadin appelle « faire sécession ». Faire sécession est un vaste programme : il s’agit de nous détacher d’un environnement dans lequel nous puisions jusque là l’essentiel de nos ressources - économiques, culturelles, affectives, relationnelles... - et de nous doter de ressources de substitution dont, par voie de conséquence, l’ingénierie est à faire. Nous avons vu des esquisses de cela lorsque les mesures sanitaires nous interdisaient des pans entiers de notre vie sociale. En remplacement du café ou du restaurant, on s’est retrouvés entre amis, tantôt chez l’un, tantôt chez l’autre. Des talents personnels se sont réveillés, de cuisinier, d’amuseur ou de musicien. Se sont même improvisées des troupes de théâtre amateur jouant en extérieur, dans des jardins privés où on voulait bien les inviter. On n’avait pas les moyens de tricher très officiellement comme certains ont pu le faire, mais on s’est organisé avec créativité et bonhomie: l’esquisse d’une vie qui substitue aux produits et services du système l’interaction amicale, la coopération spontanée, la solidarité joyeuse. Il n’est pas interdit de penser qu’il faudra y revenir et même aller plus loin, notamment en raison des pénuries et des désordres qui se profilent déjà. 

 

La sécession commence dans le cerveau

 

Premier point, essentiel : la sécession commence dans le cerveau. 

 

La gestion de mon attention est le premier lieu d’expression de ma liberté. A quoi - à qui - décidé-je d’accorder ou non mon « temps de cerveau disponible », comme l’a élégamment formulé Patrick Le Lay, alors président-directeur général du groupe TF1 ? En accorder trop à ce que véhiculent massivement les médias est comme ouvrir la porte de notre esprit à des squatters qui vont se l’approprier. Selon le rapport que j’aurai aux messages diffusés - peut-on parler d’informations ? - j’entretiendrai en moi certaines émotions : colère, peur, tristesse, etc. Sont-elles saines à ressasser ? Selon que j’intègrerai ou non les mèmes et les « nudges » que les médias servent et resservent sans se lasser, ma pensée sera mienne ou conditionnée. Suis-je conscient de ce subtil phénomène ? Même du vocabulaire employé nous devons nous garder: les mots utilisés de préférence et sans cesse répétés perpètrent à notre insu une colonisation de notre pensée. Ils sont comme les mailles d’un filet où notre réflexion s’empêtre. 

 

Rébellion n'est pas nécessairement liberté

 

« Je les regarde, mais je suis en désaccord permanent ! » Cette déclaration, que j’ai entendue, appelle deux commentaires. En premier lieu, elle me fait penser à trois des "états du moi" de l’Analyse transactionnelle d’Eric Berne. Il y a l’Enfant Adapté Soumis et l’Enfant Adapté Rebelle: aucun des deux n’est libre car si le Soumis se soumet, le Rebelle est prisonnier du conflit qu’il entretient, comme une ressource nécessaire de son être, avec l’autorité. La troisième instance, l’Enfant Libre, tourne le dos à la soumission comme à la querelle : sa vie est ailleurs. De ce point de vue, il pourrait être le héros de la sécession. En second lieu, le temps d’activité de notre cerveau est une ressource limitée. Si nous l’affectons à une chose, nous en en privons une autre dont nous n’avons peut-être pas l’idée mais que nous pourrions découvrir et qui nous ouvrirait d’autres horizons. Que se passerait-il, pour nous et autour de nous, si nous décidions d’utiliser tant soit peu différemment ce temps d’activité de notre cerveau ? Par exemple, si nous renoncions chaque jour à une heure d’ « informations » télévisées pour lire un livre inspirant, rencontrer des amis, avoir une activité physique, jardiner, méditer, rêver, écrire, etc. ? Que se passerait-il si, nous libérant des injonctions du moment - les "informations" qu'il faut absolument avoir - nous ordonnions à notre esprit de faire tout simplement l’école buissonnière ?

 

Construire à côté, c’est, d’abord, se donner les moyens de faire, en pensée, un pas de côté. 

 

Dans ma prochaine chronique, j’évoquerai les autres étapes que m’inspire le concept de sécession.

 

(À suivre)

26/04/2022

A propos de la caverne de Platon et du gouvernement des peuples

 

Dialogue entre Sherlock Holmes et le docteur Watson

Toute ressemblance avec des situations connues 
ne serait pas nécessairement une coïncidence


Holmes: Si je voulais contrôler une population, je partirais de Platon, du mythe de la caverne tel qu’il le conte dans le livre VII de La République. C’est l’allégorie de la condition humaine, avec la distance qu’il y a entre ce que nous percevons et la réalité dont nos interprétations ne donnent qu’une esquisse plus ou moins hasardeuse. A mon sens, c’est bien l’espace à maîtriser si l’on veut contrôler un peuple. 

 

Watson: Mais pourquoi diable voudriez-vous contrôler une population ?

 

H.: Je n’en ai aucunement l’intention. J’ai seulement envie de faire une expérience de pensée. Vous savez l’estime relative que j’ai pour notre espèce, à quelques exceptions près. S’il fallait un jour faire face à des enjeux extrêmes que la masse est incapable de comprendre, le monde aurait besoin de dirigeants intelligents pour amener celle-ci jusqu’où il est indispensable qu’elle se rende. 

 

W.: Mais que pourraient donc être ces « enjeux extrêmes » ?

 

H.: Mon cher Watson, vous êtes toujours pressé! Laissez-moi d’abord vous faire faire le chemin de cette réflexion à mon propre pas. A commencer par Platon. Je ne vous l’ai peut-être jamais dit, mais Platon est mon inspirateur. La sagacité que vous admirez en moi et que je me reconnais - encore que j’en sois parfois insatisfait - n’est que l’application de l’enseignement que donne Platon dans cette allégorie. Platon décrit les humains comme enchaînés dans une caverne, face à une paroi, tournant le dos, sans pouvoir se retourner, à la lumière qui vient de l’extérieur. Sur la paroi devant eux, sont projetées des ombres qu’ils s’efforcent d’interpréter. 

 

W.: Je me souviens très bien de ce passage. Je n’y avais pas pensé, mais vous illustrez en effet vous-même cette allégorie. Vous avez sous les yeux ce que tout le monde a sous les yeux, mais vous ne l’interprétez jamais comme tout le monde. 

 

H.: Je peux le faire parce que j’ai connu la caverne et j’en ai discerné la tromperie fondamentale. Dans mon travail de détective, il faut se méfier de la ruse du coupable qui a intérêt à nous envoyer sur de fausses pistes. Les ombres de la caverne sont des fausses pistes. Si j’en reviens à mon « projet » de contrôle, la première chose à contrôler, on le voit bien dans cette fable de Platon, ce sont les perceptions des gens et les interprétations qu’ils s’en font. C’est-à-dire qu’il s’agit d’avoir leur attention, toute leur attention, de filtrer ce qui peut l’attirer et de la nourrir exclusivement de ce que l’on choisit. 

 

W.: Une sorte de propagande ?

 

H.: Bien plus qu’une propagande. Une propagande cherche à couvrir le bruit des autres voix. Là, il s’agit de créer une sorte d’enfermement sensoriel et informationnel.

 

W.: Alors, vous creuseriez des cavernes pour enfermer vos sujets ?

 

H.: Pour moderniser un peu le décor et respecter nos délicats paysages, j’imaginerais plutôt de les enchaîner chez eux - chacun dans sa caverne personnelle ! Notre époque a vu apparaître la photographie et le cinématographe. Un jour, Watson, je l’affirme, on inventera le moyen de véhiculer l’image et le son à distance, de manière quasiment instantanée. Ce serait un outil précieux: l’appareil sur lequel les gens recevraient ces informations comme sur un écran de cinématographe, remplacerait la paroi et les ombres de la caverne. Bien sûr, ce ne serait pas comme notre presse qui fait fleurir les opinions de toute sorte. Au contraire, dans l’optique du contrôle, toute controverse serait discréditée et bannie. Il n’y aurait qu’une vérité accessible.

 

W.: Supposons qu’un jour on invente ce que vous venez de décrire et qu’en plus chaque quidam puisse se doter de l’appareil en question, ce dont je doute fort. Comment allez-vous tous les tenir chez eux, devant un écran de cinématographe ?

 

" Les fers, vous en conviendrez, Watson, même si on les utilise encore pour certains gaillards nuisibles à la société, sont assez démodés. "

 

H.: Les fers, vous en conviendrez, Watson, même si on les utilise encore pour certains gaillards nuisibles à la société, sont assez démodés. Puis, cela coûterait cher. Enfin, la barbarie de ce moyen appliqué à grande échelle pourrait susciter des réactions d’horreur. A la vérité, depuis toujours, il n’y a pas de meilleures chaînes que celles que le prisonnier fabrique lui-même dans sa tête, ni de plus solides que celles de la peur.

 

W.: La peur du gendarme ?

 

H.: Oui, cela marche encore, surtout si l’on fait quelques exemples. Dans certains cas, un seul crâne enfoncé peut épargner beaucoup d’autres violences. Mais ce n’est quand même pas sans risque de susciter la colère de la plèbe. Puis, si vous me permettez, c’est une solution qui, intellectuellement, manque d’élégance. Dans l’idéal, il faudrait susciter une peur qui ne donne à personne, fût-il suicidaire, le désir de se rebeller.

 

Silence.

 

H.: Watson, vous savez comment fonctionne la prostitution ? 

 

W.: Quel est le rapport avec votre sujet ?

 

H.: Les filles qui veulent exercer librement le métier de la chair - que dans le milieu on qualifie d' « insoumises » - sont mal vues. Elle sont régulièrement agressées et battues, et cela jusqu’à ce qu’elles acceptent d’avoir... 

 

W.: Un protecteur ? 

 

H.: Exactement, Watson, un protecteur. Un proxénète pour qui elles travailleront, qui éventuellement les battra aussi mais pas trop. Pour contrôler un peuple, la coercition est le moyen le plus barbare. En revanche, protéger un peuple d’un danger que l’on a soi-même organisé est beaucoup plus astucieux.

 

W.: Oui, mais quel danger dans ce cas ? Un ennemi qui convoite notre territoire ?

 

H.: Cela peut marcher, mais pas dans la durée. Ou alors, il faut changer périodiquement d’ennemi. 

 

Silence.

 

H.: Le plus intelligent serait de créer un danger invisible. S’il est rigoureusement impossible de le percevoir, on ne peut l’identifier ni le combattre soi-même. Il faut alors se fier à ceux qui prétendent le connaître. Cela nous rendra dépendants d’eux et nous leur abandonnerons notre liberté. 

 

W.: Un danger invisible ? Mais lequel ?

 

H.: Je ne parle pas d’une armée d’hommes invisibles ou de créatures extra-terrestres qui échapperaient à nos sens. Non, il faut quelque chose de plus vraisemblable. La crédulité du peuple a des limites, à moins de la préparer patiemment. Watson, qu’est-ce que la nature met à notre disposition en tant que menace invisible ?

 

W.: Le rayonnement ultra-violet ?

 

H.: Pas mal vu ! Mais tout le monde sait ce qu’est un coup de soleil, on peut s’en protéger par des vêtements, une ombrelle, des lunettes, cela n’empêcherait pas les gens de sortir, de se parler, de comploter... Savez-vous à quoi je pense, tout d’un coup ?

 

W.: Vous allez sans doute me le dire !

 

H.: Aux microbes !

 

W.: Encore faut-il qu’il y ait des malades. Or, si votre microbe n’existe pas...

 

H.: On lui donnera l’existence en lui attribuant un nom, en parlant de lui tout le temps. La maladie qu’il donne pourrait avoir des symptômes mal cernés, qui ressembleraient à de nombreuses autres maladies, ce qui multiplierait les cas possibles. En plus, cela enchaînerait le regard des gens au mur de leur caverne, anxieux qu’ils seraient d’avoir les dernières nouvelles sur l’expansion du mal. 

 

W.: Mes confrères se rendront vite compte !

 

H.: Oui, en effet... Vous avez raison, il manque quelque chose à mon dispositif.

 

Silence.

 

H.: L’homme ordinaire a besoin de sacré. Alors que les religions s’éteignent, où le sacré se réfugie-t-il ?

 

W.: Que voulez-vous dire ?

 

H.: A qui, aujourd’hui et de plus en plus, va par dessus tout le respect de la foule ? Qu’invoquons-nous sans cesse ?

 

W.: Le progrès ?

 

H.: Oui, Watson, mais derrière le progrès, qu’y a-t-il ?

 

W.: La technique ?

 

H.: Au dessus de la technique, Watson... Le nouveau dieu ? 

 

W.: Je ne vois pas...

 

H.: La science, Watson ! La science et ses prêtres ! Alors, voilà notre histoire: c’est un nouveau mal, complètement inconnu. Il peut être dangereux ou pas du tout. Il est très mystérieux, quasiment diabolique. Les médecins ne le connaissent pas, ils peuvent le confondre avec d’autres maladies et appliquer des traitements à mauvais escient. On leur recommande donc de ne pas intervenir. Pour le dire, on convoque la science et les savants ! Qui osera les contredire ? 

 

W.: Pas moi. En tant que médecin, je connais les limites de mon savoir mais je sais aussi que c’est pour lui que mes patients respectent mes prescriptions. Même s’il m’arrive d’en tuer accidentellement un de temps en temps. Mais la santé est comme une guerre: on progresse, et il y a des morts sur le chemin. 

 

H.: Watson, vous êtes génial ! C’est tout-à-fait cela !

 

W.: Oui, mais si votre microbe n’existe pas, tout votre échafaudage s’effondre !

 

H.: Il existera, vraiment. 

 

W.: Vous le fabriquerez ?

 

H.: Un jour on le pourra peut-être, mais pour le moment il faudra se contenter d’un microbe qui existe, qui a fait des dégâts dans une lointaine contrée du monde et qui est susceptible de voyager. Une peste, une grippe, une zoonose, que sais-je !

 

W.: Mais, pour créer la frayeur, il faut des malades. Les fabriquerez-vous ?

 

H.: Les esprits auront été préparés de sorte qu’à la moindre goutte au nez, à la plus insaisissable courbature, on puisse s’imaginer avoir été contaminé. Croyez-moi, Watson, le pouvoir d’auto-suggestion des humains est tel que, si on l’aide bien, le rhume de cerveau fera des morts! 

 

W.: Il est vrai que, dans ma pratique, je vois de temps en temps des patients plus malades de leurs peurs que de leurs maladies ! 

 

H.: En outre, des maladies relativement maîtrisables peuvent tourner mal si elles ne sont pas prises à temps. Ceux qui en réchapperont ne remettront pas en question ce qu’ils ont vécu, car ils auront une espèce de fierté de survivants. 

 

W.: C’est totalement irréaliste! Et mes collègues dans tout cela ? Vous croyez qu’ils ne se rendront pas compte de l’arnaque ?

 

H.: Le ministre de la santé, qu’ils respectent car il est censé détenir l’autorité sous toutes ses formes, leur dira: « Nous avons des informations confidentielles, mais nous ne voulons pas effrayer la population. La situation est potentiellement très grave. Dans l’état de nos connaissances scientifiques sur cette maladie, les traitements peuvent aggraver les problèmes. La seule chose à faire est d’éviter la transmission en croisant les doigts. »

 

W.: Je ne vois pas un ministre de la santé digne de ce nom dire une telle chose. Cela revient à interdire aux médecins de soigner. 

 

H.: Je vous rappelle qu’il ne s’agit pas de santé mais de contrôle ! 

 

Silence. 

 

H.: Il ne faut pas écarter l’effet d’aubaine... 

 

W.: Comment cela ?

 

H.: Désolé, Watson, je me parlais tout haut à moi-même. Une vieille affaire qui m’est revenue à la mémoire... Revenons à notre sujet, si vous le permettez. Ce qui menace tout pouvoir, c’est la possibilité que les hommes, impuissants en tant qu’individus, se construisent d’une situation une représentation commune, ce qui les conduit à s’unir, à se coordonner et à mener une action collective. C’est comme cela que les syndicats font plier les maîtres de forge. C’est comme cela que se construisent les oppositions. 

 

W.: En effet !

 

" Vous vous souvenez, quand nous étions écoliers ?

Quelle était la principale interdiction ? "

 

H.: Vous vous souvenez, quand nous étions écoliers ? Quelle était la principale interdiction ?

 

W.: Hum... De copier ?

 

H.: Non, celle-là concerne le seul moment où l’on fait ses devoirs. Une autre, générale.

 

W.: De parler à son voisin ?

 

H.: C’est cela, bravo Watson ! D’ailleurs, vous ne trouvez pas que la pose des élèves, bras croisés sur le pupitre, ne regardant que le tableau noir, ressemble un peu aux humains dans la caverne de Platon ? N’est-ce pas, en définitive, une préparation dès le plus jeune âge à l’obéissance sans discussion ?  

 

W.: Holmes, permettez-moi de vous dire que votre rapprochement est tiré par les cheveux !

 

H.: Watson, vouloir régner sur un peuple, n’est-ce pas le considérer comme un enfant ? 

 

W.: Vous dites que la peur est la meilleure des chaînes. Mais cette chaîne aussi peut se rouiller, surtout si les signes se multiplient qu’il s’agit de rien d’autre que d’une supercherie. Je serais curieux de savoir ce que vous allez imaginer pour éviter dans la durée que les gens se parlent, réfléchissent, complotent. 

 

H.: Vous avez raison Watson. De même que la peur est une solution intellectuellement plus élégante que les chaînes, on doit trouver dans la nature humaine un autre ressort que l’isolement physique pour éviter les connivences.

 

Silence.

 

H.: Il me vient une idée. Watson: si n’importe quelle personne que vous croisez dans la rue est susceptible de sortir soudain un couteau et de vous poignarder, comment vivrez-vous ? 

 

W.: Je vous rappelle que j’ai une carrière militaire derrière moi. Des fous, j’en ai vus. Le danger ne me fait pas peur et, malgré mon âge et les séquelles des combats, je peux encore me défendre !

 

H.: Je le sais Watson ! En fait, je ne voulais pas parler de vous personnellement mais d’un sujet ordinaire, ce que vous n’êtes pas. Décrivons la situation autrement: il y a une folie, je ne sais quoi, une fuite d’un gaz délétère, une intoxication, une drogue, un facteur invisible qui peut faire soudain d’une personne normale un assassin brutal. Quelque chose qui est dans l’air. Vous voyez ce que je veux dire ? 

 

W.: J’ai du mal à voir dans cette idée autre chose qu’une fantaisie de votre imagination. 

 

H.: Watson, réfléchissez ! Et si l’arme du crime, c’était tout simplement vous - votre corps contagieux ? 

 

W.: Ah ! Voilà que vous en revenez à vos microbes! 

 

H.: Watson, vous qui êtes médecin, vous avez bien sûr entendu parler d’Ignace Semmelweis ? 

 

W.: Ce médecin viennois qui a fini fou ? 

 

H.: Et vous savez pourquoi il a fini fou ?

 

" Et vous savez pourquoi il a fini fou ? "

 

W.: Il n’arrivait pas à convaincre ses collègues qu’il ne fallait pas, sans se laver préalablement les mains, passer de la salle de dissection des cadavres à la salle d’accouchement. Pendant quelque temps, il a obtenu d’eux qu’ils se plient à ce qu’ils considéraient comme une lubie. Les décès de fièvres puerpérales chutèrent spectaculairement. Mais les médecins, qui l’avaient fait à contre-coeur, ont voulu reprendre leurs habitudes. Les femmes ont recommencé à mourir. Il n’a jamais pu leur faire admettre la corrélation. Il a fallu, bien plus tard dans le siècle, que le Français Louis Pasteur rende visible le facteur invisible. 

 

H.: Tout juste. Et comment, selon vous, ces médecins distingués, intelligents, compétents, n’ont-ils pu voir à quel point Semmelweis avait raison ?

 

W.: J’avoue que c’est un mystère pour moi. Il paraît qu’on le jugeait fantasque et indiscret. En résumé, sa personnalité ne le rendait pas crédible. 

 

H. Pourtant, les faits étaient là! Ils auraient dû l’emporter sur les préjugés à l’encontre de sa personne. Eh! bien, Watson, c’est là que nous retrouvons Platon ! 

 

W.: Vous allez trop vite pour moi ! 

 

H.: Que ressent-on lorsque l'on parvient à s'évader de la caverne ? 

 

W.: Comment cela ?

 

H.: Quand votre regard, habitué à la pénombre de la caverne, se détourne vers le dehors, il ne supporte pas la lumière crue du soleil. Votre premier réflexe est alors de serrer les paupières, de détourner votre regard. Vous avez peur de vous brûler les yeux et d’être aveugle irrémédiablement. 

 

Holmes tire sur sa pipe. 

 

H.: Puis il y a ce que vous entrevoyez, tellement différent, tellement insaisissable en comparaison des ombres que l’on vous projetait. Notre intellect fonctionne comme nos yeux. Semmelweis invoquait un « facteur invisible ». C’était la vérité, mais c’était aveuglant pour ses collègues. Dans l’esprit de la science positiviste, le mot « invisible » renvoyait aux superstitions que l’on s’efforçait d’éradiquer. Admettre qu’il pût exister un « facteur invisible » remettait trop de choses en question, des choses fondamentales de la pensée scientifique de l’époque. Cela remettait même en question le socle sur lequel ces beaux messieurs se plaisaient à prendre la pose. 

 

W.: Je le comprends. Mais le bon sens quand même aurait dû l’emporter ! 

 

"Le bon sens ? Il lui arrive d’être le pire ennemi de la lucidité." 

 

H.: Le bon sens ? Il lui arrive d’être le pire ennemi de la lucidité. Le bon sens n’est que l’idée que nous nous faisons de ce qui est raisonnable. Combien de fois, quand j’avançais une hypothèse pourtant bien étayée, ai-je entendu cette exclamation: « Holmes, vous exagérez! » Or, c’est la vérité qui, plus souvent qu’on ne pense, exagère en étant au delà de notre catégorie du raisonnable. 

 

Silence.

 

H.: Et savez-vous, Watson ? C’est justement le bon sens, le raisonnable, qui vont donner à ma stratégie de contrôle du peuple la meilleure des protections contre l'insubordination de mes sujets : l’invisibilité !

 

W.: Vous voulez dire que ce qui empêcherait les gens de découvrir votre stratagème, ce serait justement qu’il est déraisonnable de l’imaginer ?

 

H.: Exactement ! Le déraisonnable serait de supputer que, derrière tout cela, il y a une volonté, une création, tout un réseau d’agents au service d’un projet. Celui qui formulerait cette hypothèse serait aussitôt ridiculisé. S’il lui prenait l’envie de persister, il deviendrait haïssable. 

 

W.: Mais, justement, Holmes, je me pose une question depuis un moment: comment pourriez-vous avoir autant de complices sous la main ? 

 

H.: Il y a des millions de gens qui sont prêts à tirer dans le même sens mais pour des raisons différentes. Marx appelle cela « la complicité objective ». Ils ne sauront même pas qu'il y a un projet ou qu'ils sont au service d'autre chose que d'eux-mêmes. Parmi ces raisons, je pourrais vous parler de la fascination de l’argent et du pouvoir, et des corruptions qu’elle entraîne. Mais, pour ce qui est des gros bataillons, je préfère invoquer la compulsion du sauveur. Une menace invisible et omniprésente procure l’occasion de se poser en sauveur. Faire le bien, alors, c’est contribuer à la protection de la population. Y compris contre elle-même. Les gens adorent jouer les sauveurs. Surtout si cela légitime, en même temps, l’exercice de leur méchanceté.

 

W.: De leur méchanceté ?

 

H.: Oui: par exemple sous la forme de l’autoritarisme, de la persécution, etc. Le sauveur a besoin d’un être inférieur qui a besoin de lui pour être sauvé. Mais quand la personne à sauver résiste à son sauveur, c’est-à-dire nie implicitement sa supériorité, celui-ci se change en persécuteur. 

 

W.: Je reconnais bien là votre cynisme Holmes... 

 

H.: Ce n’est pas tout ! Dans toute population, il y a des gens qui emboitent le pas au tambour et marchent en cadence. Si on leur raconte la bonne histoire, ils iront en toute rationalité massacrer le peuple voisin au risque d’y perdre leurs propre vie. Au sein d’une population, ce sont les plus nombreux, et de loin. Si vous les mettez en branle, ils vous donneront le pouvoir. 

 

W.: Holmes, vous voilà un nouveau Machiavel! Vous êtes prêt à conseiller les princes de ce monde! 

 

H.: Détrompez vous Watson ! Les princes de ce monde sont déjà trop dangereux pour que je les fasse bénéficier de mon intelligence quels que soient les honoraires qu’ils pourrait me promettre. Ce sont plutôt les peuples qui sont menacés: trop crédules, trop influençables, le nez sur leurs petites affaires, leurs petits plaisirs. Les romans de Wells et de Verne sont devenus populaires parce qu'ils décrivent un avenir fascinant qui est à notre portée. Mais leur faiblesse est de ne s’intéresser qu’au développement de la puissance matérielle. Or, je le prédis, les grandes ingénieries de demain seront psychologiques. Le siècle qui commence sous nos yeux et peut-être le suivant, si on n’apprend pas la leçon, seront parcourus de grands délires collectifs organisés par des démiurges. Je rêve de peuples éduqués à la lucidité, qui sachent reconnaître les signes avant-coureurs d’une manoeuvre, retrouver le chemin de la vérité et montrer ainsi qu’ils méritent vraiment d’assumer un destin. 

 

06/11/2021

Echos de 1954 et 2007 en 2021

J'ai retrouvé ce texte que j'ai rédigé en 2008. Le relire aujourd'hui lui rajoute une épaisseur supplémentaire. A vous d'en juger ! 

 

Le cinéma est comme ces rêves et ces cauchemars qui nous visitent la nuit et qui, si nous voulons bien les entendre et les déchiffrer, nous apprennent quelque chose sur nos peurs ou nos désirs les plus profondément enfouis. Il nous parle bien sûr de ceux qui le font : les romanciers ou les scénaristes qui ont imaginé une histoire, les réalisateurs qui l’ont élue, les producteurs qui ont accepté de la financer. Mais je crois que, plus largement, le cinéma est un révélateur de la psyché collective. Après avoir vu, la nuit de la Saint-Sylvestre 2007, Je suis une légende, le film de Francis Lawrence avec Will Smith dans le rôle principal, je m’étais demandé ce qu’il nous disait de l’inconscient collectif de ce début de siècle. 

 

Il est intéressant de constater d’abord que, si Richard Matheson a publié Je suis une légende en 1954, il aura fallu attendre 2007 pour que le roman devienne un film (1). Sans nul doute, les projections que nous pouvons faire aujourd’hui sur cette histoire sont-elles différentes de celle qu’un lecteur aurait faites alors que les cendres du maccarthysme fumaient encore. Je suis une légende nous présente d’abord une mégapole – Los Angeles dans le roman, New York dans le film - désertée par les humains. Dans cette ville surréaliste rôdent seulement des animaux échappés du zoo. Puis, au fur et à mesure que nous suivons Robert Neville, le héros, nous découvrons que, plus effrayante que les fauves, une variété humaine cauchemardesque se terre dans le sous-sol des immeubles. Elle vit d’anthropophagie et est physiquement plus redoutable que les loups ou les tigres. 

 

Cette peur d’humains qui ne seraient plus humains est archétypale. Elle est bien au delà de la peur du loup ou du tigre. Qu’il s’agisse des zombies, des vampires ou des créatures fabriquées par le Dr Moreau dans le roman d’H. G. Wells, elle ne cesse de nous hanter. Mais si les récits font évidemment la part belle à l’horreur spectaculaire, ne nous y trompons pas : la véritable horreur est intime. C’est celle de l’âme ou de l’absence d’âme. En tirant un peu plus sur ce fil, on peut imaginer que représenter désertée de toute humanité, livrée aux êtres les plus cruels, une ville qui est le symbole de la civilisation moderne – on peut imaginer que cette mise en scène a aussi une dimension allégorique. On nous parle du monde que nous avons engendré qui, à son tour, engendre des êtres soumis aux dérives de l’hybris.

 

Dans Je suis une légende, le facteur de la mutation qui fait d’êtres humains des créatures de cauchemar est un rétrovirus. En 1954, on aurait pu y voir une allégorie de cette peste des esprits que fut le maccarthysme. Aujourd’hui, ce qui fait écho en nous, c’est la confiance que nous avons perdue dans la science et généralement en tout ce que nous avons cru longtemps respectable. C’est très explicitement la crainte que, soumis à des logiques qui ne sont plus celles de l’intérêt général, nos laboratoires ne déclenchent un jour une réaction en chaîne qui leur échappera. Comme l’apprenti sorcier de Paul Dukas, mis en scène par Walt Disney, qui grâce à une formule magique multiplie les balais censés transporter des seaux d’eau à sa place. Seulement, voilà – et vous ne pourrez pas vous empêcher de faire une analogie avec une mitose incontrôlée ou le remplacement inexorable des hommes par les machines – les balais en question se dédoublent à l’infini et l’eau qu’ils transportent devient un raz-de-marée menaçant. 

 

La solitude du héros de Je suis une légende est spectaculairement mise en scène : la Grosse Pomme déserte, ce n’est pas rien ! Si l’inconscient du spectateur l’incite à s’identifier à Robert Neville, c’est que les sentiments de solitude, de faiblesse et de menaces diffuses deviennent dominants dans nos sociétés. L’ultime accomplissement du système néolibéral, sous prétexte de marché parfait à atteindre, est de conduire à cette atomisation où chacun se retrouve seul et en compétition contre tous.  La solitude est également ressentie par ceux qui, en désaccord avec le système, rêvent d’une vie qu’inspirerait d’autres valeurs au moment où des forces inexorables semblent nous pousser vers un monde sinistre et sans joie. 

 

L’affaire des subprimes a jeté à la rue des milliers d’emprunteurs impécunieux. La crise bancaire mondiale qui en a résulté a incité les actionnaires à dégraisser au maximum. Rien qu’aux USA, des millions d’emplois ont été supprimés et, loin des illusions d’une embellie, le New York Times titrait aujourd’hui que pour des millions de chômeurs, il n’y aurait guère d’espoir avant des années. Ajoutez à cela que pour la première fois de notre histoire, des Etats ont la tête sur le billot, et ce sont les financiers qui manient la hache. Le sentiment d’une catastrophe possible ne se dissimule plus. Aux Etats-Unis, les gens se sont jetés sur les salons de vente d’armes. Certains ont déclaré sans fard qu’avec la paupérisation croissante, il fallait se préparer à défendre ses biens contre la violence de nouveaux desperados. Un mouvement se développe, celui des preppers (« ceux qui se préparent ») qui ne veulent pas être pris au dépourvu par une dislocation générale, un séisme naturel, voire l’Apocalypse.  Les uns en stockent des vivres et des armes au fond d’un bunker, les autres apprennent à cultiver leur jardin et s’efforcent d’être autonomes.

 

Des êtres humains qui ont perdu toute humanité, une société de menaces permanentes, la solitude de l’individu, une apocalypse imminente - voilà les peurs que, de manière plus ou moins métaphorique, Je suis une légende met selon moi en résonance. Mais qu’en est-il des désirs ? Quelles sont les perspectives que peut ouvrir la terrible épreuve d’un coup de torchon mondial, fût-il seulement cinématographique ?  L’ordalie nous invite-t-elle à un accomplissement ? Plus pessimiste que Je suis une légende, le film La route, produit deux ans plus tard – est-ce un signe ? - s’abstient d’évoquer l’issue. La route en question est peut-être interminable ou sans autre espoir qu’une illusion. Je suis une légende - plus explicite ou plus optimiste ? - se termine sur un camp retranché, où l’espoir, veillé comme une flamme fragile, peut renaître. Je crois qu’il y a, dans ces histoires d’effondrement d’un monde, à la fois l’expression d’un grand ras-le-bol et une grande peur d’avoir envie de cet effondrement. Mais, par-dessus tout, il y a me semble-t-il un grand désir de recommencement. 

 

(1) Mon ami Lionel Ancelet me fait remarquer ici  une erreur factuelle: entre 1954 et 2007 ce roman de Matheson n'est pas resté sans adaptation. Cf. son commentaire.