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16/02/2021

Invitation à visiter mon nouveau blog "Cap au large"

 

http://capaularge.blogspirit.com/archive/2021/02/16/prologue-3241043.html

05/02/2021

Les vieux

 

Avant la fermeture des bistros

 

C’était jeudi, le jour où Alain, Gérard, Yves, Walter et Pierre avaient pris l’habitude de se retrouver pour prendre un café, parfois rejoints par Michel. 

 

Le confinement décrété par le Gouvernement avait interrompu cette habitude. Au dé-confinement, ils avaient repris leurs rendez-vous hebdomadaires, mais mollement. L’un d’entre eux, d’ailleurs, continuant à craindre la contagion, refusait de venir. L’atmosphère n’était plus aussi enjouée qu’auparavant, les humeurs étaient facilement maussades. 

 

Alain évitait de se demander s’il n’y allait pas par devoir. Ce jour-là, il était en avance. Il choisit une des tables libres et, allant s’y asseoir, prit en passant un des journaux mis à la disposition de la clientèle. Il n’eut pas besoin de préciser au garçon qu’il attendait des amis. Un article attirait son attention quand Gérard arriva, le souffle court. 

 

- Salut ! Alors, tu te refais à la vie normale ? » lui demanda Alain en levant les yeux de sa lecture.

L’autre haussa les épaules, manifestement grognon. 

- Tu parles d’une vie normale ! Et avec mes fichues articulations ! Rester enfermé quasiment deux mois me les a encore plus grippées. Et toi ?

- J’ai finalement recommencé le jogging dans les bois, un bonheur. Mais c’est l’atmosphère de la ville qui me pèse.

Avec un soupir, l’autre s’assit précautionneusement, se tourna pour appuyer sa canne au mur, derrière lui, puis lui refit face.

- C’est sûr ! Tu sais qui vient aujourd’hui ?

- Non, on verra bien.

Alain ne pouvait retenir ses yeux de revenir vers l’article qui avait capturé son attention. 

- Quelque chose d’intéressant dans le journal ? Est-ce possible ?

- Je te le dirai dans une minute. Tu te commandes quelque chose ? 

Gérard se tourna vers le bar et fit signe au garçon qui lui apporta aussitôt un café. 

Là-dessus, Walter fit son apparition, le teint enflammé. D’un geste rageur, il arracha son masque.

- Salut à vous, jeunes gens l

- Salut à toi, l’ancêtre !

C’était une de ces plaisanteries aussi usées qu’inusables: Walter était d’un an l’aîné du groupe. 

Tout en se laissant tomber sur une chaise, il éclata :

- Je viens de me prendre une prune de cent-vingt-cinq euros !

- Oh ! 

- Pour venir du parking jusqu’ici - 100 mètres - j’aurais dû mettre la muselière ! J’ai voulu discuter avec les poulets, je reconnais que je me suis un peu énervé, alors ils ne m’ont pas fait de cadeau !

- Tous les plaisirs se payent !

- C’est vrai que cela devient pénible. 

- J’ai l’impression que l’on n’en sortira jamais. 

Yves qui les rejoignait à l’instant, encore debout, avait entendu cette dernière phrase: 

- Je crains que tu n’aies raison. Nous n’en sortirons pas car, dans ce brouillard, personne n’a envie d’être responsable d’une catastrophe toujours possible. C’est le loto inversé: ne surtout pas jouer ! Au contraire, chacun y va de sa surenchère pour montrer combien il nous aime. 

- Il n’y a pas à dire, tu nous remontes bien le moral !

 - Le brouillard sera peut-être levé par un évènement qui dédouanera ceux qui décident.

- Comme ?

 - Comme l’arrivée d’un vaccin. 

- C’est ça! On passera se faire piquer chez le vétérinaire, ils pourront se laver les mains, et hop! arrivera ce qui arrivera.

Alain, songeur, replia posément le journal, se rencogna et, du regard, fit le tour de leur petite tablée. Il attendit que le garçon eût posé la dernière tasse de café sur la table.

- Je viens de lire une histoire surprenante. 

Cette déclaration alluma chez ses amis une lueur d’intérêt teintée de scepticisme. 

Alain poursuivit:

Imaginez: un gars de quatre-vingt dix ans, un retraité de chez nous, est parti en Afrique, dans une réserve où on lutte contre le braconnage de l’ivoire qui décime les éléphants. Il a fait un gros don à une association et, après avoir visité la réserve, il a été assez persuasif pour qu’une patrouille l’emmène en tournée…

- Et ?

- La patrouille est tombée sur des braconniers, il y a eu un échange de coups de feu, notre nonagénaire a pris une balle et il est mort.

- Elle est vraiment gaie ton histoire !

- Mais qu’est-ce qu’il allait faire là-bas, ce vieux fou ? Pouvait pas rester tranquillement chez lui à regarder les éléphants à la télévision ? 

- Il était marié ?

- Oui. Sa femme n’avait pas voulu l’accompagner. Elle est partagée entre la colère et les pleurs.

- Je la comprends. Il fallait l’enfermer !

Walter, jusque là muet, intervint :

- Je ne suis pas d’accord avec vous! Pas d’accord du tout ! Qu’est-ce que cela vaut donc une vie qui se traîne entre les visites au toubib, les prises de sang, les boîtes de pilules, sans parler de la mémère maniaque et du chien probablement neurasthénique! Et tout cela dans le décor de rêve d’un pays où tu ne peux pas mettre le nez dehors sans ta muselière !

- Mais va-z-y, toi, en Afrique ! Tu sors à peine de chez toi depuis qu’il y a cette histoire de virus !

- Je sais, j’ai tort, j’en suis convaincu ! Mais où est le plaisir de sortir avec toutes ces restrictions, ces masques partout ? Ça me déprime plus que de rester chez moi !

Yves, en guise de commentaire :

- « Tu auras le choix entre une vie longue et ennuyeuse ou courte et passionnée ». 

- Le nonagénaire, paraît-il, avait une fascination quasiment amoureuse pour les éléphants mais n’en avait jamais approché. Il a eu une vie longue, peut-être ennuyeuse, mais il l’a finie passionnément.

- Et à quoi ressemblait-il ? Il devait quand même être fringant pour faire cela !

- Sur la photo, il a un peu l’allure de Clint Eastwood, un grand dégingandé. La veille de son départ, il aurait dit à la feuille de chou locale qui était venue l’interviewer : « J’ai rêvé de ce jour toute ma vie. J’ai été comptable parce que mon père l’était et voulait que je le sois. J’ai épousé une comptable. On a vécu très comptablement… C’est pour moi l’heure de la déraison! » 

- Le vieux monsieur indigne ! Mais s’il avait cette passion, pourquoi avoir attendu si longtemps ? 

- Le même âge que Clint, n’est-ce pas ? Il y en a qui tiennent bien la rampe !

- A côté, finalement, avec mes vingt ans de moins, j’ai l‘impression d’être vieux.

- Tu as vingt ans de moins mais vingt kilos de plus que lui !

- Clint n’est pas le seul. Dans un autre domaine, regardez Edgar Morin: il est presque centenaire.

- Et, lui, il a toute sa tête, ce n’est pas comme d’autres !

- Comment cela, « pas comme d’autres » ? Il y a une allusion là ?

- Cela me fait penser au pauvre Juju.

- Le malheureux ! Un homme qui n’avait bu que de l’eau toute sa vie, un cancer du foie!

Alain secoue la tête:

- C’était un buveur passif peut-être ?

- Arrête ! Tu n’es pas drôle ! C’était un bon copain, Juju. 

- Ce n’est pas le seul qu’on a laissé dernière nous, et la liste s’allonge. Vous avez su pour Grégoire ?

- Hélas! Tu te rappelles quand on avait fait ce séminaire au Tchad…

Gérard part dans une histoire que, dans ce même café, il a déjà contée cent fois. Sans doute est-ce un des meilleurs souvenirs professionnels de sa vie. 

Alain lui fait remarquer qu’il se répète. Avec humeur, Gérard répond:  

- Ben oui, quelle perspective ai-je de revivre des moments comme celui-là ? N’est-ce pas pareil pour nous tous ? On est tous en vie, mais à nous entendre, j’ai l’impression que l’on a déjà vécu tout ce que l’on peut vivre… 

- …et qu’il ne nous reste que la salle d’attente du dernier avion!

- Faut être réaliste: pour ce qui est des moyens physiques, on est quand même plus ou moins diminués ! Il y a des choses qu’on ne peut plus faire. 

- De toute façon, on n’a plus aucune utilité sociale. En dehors du boulot que nous n’avons plus… 

- Vous croyez que vraiment il n’y a pas des choses que l’on puisse encore faire ?

- Les pantoufles, les livres, c’est pas si mal que ça quand on a passé sa vie à bosser. D’autant que, bien qu’on ait cotisé toute notre vie, il faudrait encore justifier notre existence ! Bonjour la considération ! 

- Cela pose des questions quand même » dit Alain.

- Ah! oui ? Lesquelles ?

- J’ai l’impression que ces deux mois de confinement et les restrictions qui les prolongent ont accéléré notre vieillissement. Je ne veux vexer personne mais nos conversations sont devenues - comment dire ? - tristounettes ! 

- « Tristounettes » ? Que veux-tu nous dire là ?

- Ne vous vexez pas si je vous donne des exemples. Toi, la première chose et presque la seule dont tu parles maintenant, c’est du nombre de fois que tu t’es levé la nuit. Sinon, c’est toutes les horreurs que tu lis dans la presse. Et toi, si ce ne sont pas tes genoux, ce sont tes chevilles, tes lombaires, tes cervicales - ou ta femme…

Il n’a pas le temps d’aller plus loin: devant cette attaque inattendue de sa part, la consternation tombe sur les visages et Walter recommence à rougir:

 - Et alors ? Tu crois que c’est drôle ? De Gaulle lui-même disait que la vieillesse est un naufrage ! Et toi, tu te mets dans quelle catégorie ?

- Eh! bien, je dirais que tous ensemble, moi y inclus, on dirait que nous ne sommes plus que des… rétroviseurs ! 

- C’est bien, les souvenirs! A notre âge, n’est-ce pas ce qu’il y a de meilleur ?

- Je vous rappelle quand même d’où je viens. Il y a deux ans, vous vous en souvenez, on ne donnait pas cher de ma peau. Alors, cette vie que j’ai crue un moment perdue, j’ai envie de la respecter. 

- C’est vrai que tu as eu beaucoup de courage et que cela a dû compter dans ta rémission. Mais on n’est pas tous égaux devant la vieillesse et la maladie. Tu citais Clint: tout le monde n’a pas la chance d’avoir un patrimoine génétique exceptionnel ! 

- OK. Je vous propose de prendre la chose par un autre bout. Vous ne niez pas que la façon dont on se nourrit agit sur notre santé ?

- Mon toubib se charge de me le rappeler ! A cause du confinement, j’ai pris trois kilos et je ne sais plus combien de grammes de cholestérol dont je n’arrive pas à me débarrasser. 

- Donc, tu es d’accord là-dessus ? Vous autres aussi ? 

Ils maugréent un oui.

- Alors, ce dont on se nourrit psychologiquement doit avoir une influence aussi ?

- Qu’est-ce que tu entends par « se nourrir psychologiquement » ?

- Je veux parler, par exemple, des sujets que l’on rumine. 

- Mais, à ça, on n’y peut rien !

- Comment on n’y peut rien ? Tu ne peux pas choisir vers quoi tu orientes ton attention ? 

- Oulala ! On se calme ! Je n’ai pas envie de me prendre la tête ! 

Imperturbable, Alain poursuit:

- Vous savez, la fameuse lapalissade: « Un quart d’heure avant sa mort, il était encore en vie » ? Ce n’est pas ce que l’on croit. « Etre en vie », à l’époque, voulait dire davantage que n’être pas mort. On peut être vivant sans être en vie ! J’ai peur que ce soit ce qui nous guette.

- Où veux-tu en venir ?

- Vous ne pensez pas que, pour notre bien, nos rencontres du jeudi pourraient être plus… pétulantes ? 

En rentrant chez lui, Alain se dit ce jour-là que tout n’était pas perdu. Il fallait voir comment s’y prendre. Sinon… Eh! bien, sinon, ce café du jeudi ne serait plus un plaisir et du point de vue de son hygiène mentale, il vaudrait mieux qu’il cesse de fréquenter le groupe.  


(A suivre peut-être)

25/01/2021

La liberté, la joie et le reste

 

 

Sur la grand plage des Sables d'Olonne, l'exubérance des chiens enivrés par l’espace m'a toujours réjoui. Ils sont une invitation à l’enfant libre qui sommeille en nous, souvent assommé par le sérieux de l’âge adulte. Vendredi dernier, j'en ai vu un que j'ai trouvé particulièrement génial. De type colley écossais, il allait vers chaque congénère qui se présentait sur son chemin, faisait comme une invitation à jouer et hop! les deux compères, aboyant joyeusement, partaient à fond de train en faisant de grandes boucles qui, de temps en temps, passaient dans la mer où ils s’éclaboussaient sans ralentir. Puis, ses maîtres continuant d'avancer, l'infatigable colley les rejoignait et réitérait son invitation à un autre compère rencontré un peu plus loin. Il a fait cela cinq ou six fois jusqu’au terme des deux kilomètres de plage. Aucun chien n'a eu peur de le voir s’approcher et ne s'est dérobé à son invitation. Pour clôturer, il a traversé une mare au galop et fait s'envoler un nuage de mouettes. Je me suis dit: voilà le modèle du manager ou de l’enseignant. Il communique par sa posture et son énergie, il sait mettre les autres en mouvement, son élan entraîne sans effort et lui-même y trouve un plaisir essentiel. Une belle illustration du concept d’autotélisme développé par Mihaly Csikszentmihaliyi qui inspire mes parcours de développement. 

 

L’autotélisme me fait penser à un autre concept, celui de l’Enfant libre. Celui-là est du père de l’Analyse Transactionnelle, le psychiatre américain Eric Berne (1910-1970). L’Enfant libre est une de nos six instances intérieures que Berne appelle « états du moi », à côté du Parent Critique, du Parent Nourricier, de l’Enfant Adapté Soumis ou Rebelle et de l’Adulte. Ce sont des formes différentes de notre énergie personnelle que nous endossons de manière plus ou moins contrôlée en fonction de nos interactions avec ceux qui nous entourent. L’Enfant Libre est comme le chien sur la plage, il est joie et spontanéité. Il est aussi jaillissement et créativité. C’est l’énergie première sans laquelle nous ne serions pas. Quand je pense à un personnage qui incarnerait le mieux l’Enfant Libre, celui qui me vient aussitôt à l’esprit est Tom Sawyer, le jeune héros de Mark Twain. L’Enfant Libre, c’est évidemment celui qui fait l’école buissonnière. Dans un autre genre, on pourrait également citer François Bernardone, dit François d’Assise, ce troubadour que le commerce de draps de son père ennuie et qui préfère la liberté que la pauvreté procure, d’aller chanter Dieu et ses créatures sur des chemins improbables. Me vient aussi à l’esprit le visage de Gérard Philippe. 

 

L’excentricité est souvent l’une des manifestations extérieure de l’Enfant libre. Je suis en train de lire « Au royaume des glaces » d’Hampton Sides*, l’histoire vraie d’une expédition polaire dans le dernier quart du XIXème siècle. L’auteur y présente un personnage ayant réellement existé, James Gordon Benett, richissime propriétaire du Herald, qui va sponsoriser l’expédition de De Long. Doté d’une vitalité extraordinaire, Benett pratique de nombreux sports, toujours avec excès, et s’intéresse à tout. On le juge fantasque mais il est aussi génial. En 1870, convaincu qu’un journal doit aller au devant des histoires, il avait envoyé Henry Stanley au fin fond de l’Afrique à la recherche de Livingstone. Il a précédé Orson Welles dans le domaine du canular: s’il n’a pas imaginé comme lui une invasion d’extra-terrestres, en 1874 son journal a publié un faux reportage, plein de détails sanglants et macabres, sur une prétendue évasion des fauves du zoo de Central Park. Un jour, à Amsterdam, alors qu’il venait d’assister à un spectacle musical et désireux de courtiser la vedette féminine, il invita celle-ci à bord de son voilier avec toute la troupe. Puis, il fit discrètement lever l’ancre, promena tout ce monde sur l’Atlantique pendant plusieurs jours et se fit donner la pièce à bord. Au retour, il les indemnisa tous, le théâtre y compris qui avait perdu plusieurs représentations de son fait. 

 

Intérieurement, je pense que nous savons tous ce que nous ressentons quand nous accueillons notre Enfant Libre et aussi lorsque, par la même occasion, nous le sentons éventuellement faiblard, apeuré. Heureusement, nous avons aussi des relations qui, pour notre bonheur, savent mettre le leur aux commandes, et par résonance il vient alors stimuler le nôtre. Une de mes amies a ainsi le don subtil de tout enchanter d’un ton de voix, d’un sourire. Mais, vous l’aurez peut-être remarqué, l’Enfant Libre, sans même qu’il cause du tort, s’attire la désapprobation de certaines personnes. Il peut les inquiéter, comme dans le dessin dont j’ai choisi d’illustrer cette chronique. Elles peuvent aussi lui jalouser cette liberté qu’elles n’osent pas s’accorder. Sur la plage, la grande majorité des promeneurs qui croisait ce chien le trouvait sympathique et souriait. Il y avait aussi quelques indifférents, puis, tout de même, quelques visages fermés. C’est agaçant, n’est-ce pas, ces enfants, ces animaux - ces imbéciles - qui n’ont pas conscience de la gravité des choses ! J’avoue que leur agacement m’agace ! A leur sujet, de Gaulle parlait des « pisse-froid » et ma mère, moins militairement, des « éteignoirs ». 

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Il y a le faux Enfant Libre. Dans la typologie de Berne: l’Enfant Adapté Rebelle. Celui-là est constamment en conflit avec l’autorité mais il est, au vrai, dépendant et prisonnier de ce conflit. Il a besoin de cette figure à laquelle s’opposer. A l’intérieur de lui-même, ce n’est pas la joie pure de l’Enfant libre, mais la tension du chercheur de bagarre, et ce n’est pas la liberté qui règne mais le besoin d’un adversaire. L’Enfant Adapté Rebelle est la réponse mécanique à l’autorité normative, limitante, que Berne appelle le Parent Critique. L’Enfant libre vit, tout simplement. Il se réjouit du chien qui court sur la plage et ira peut-être courir avec lui, indifférent aux éteignoirs. Si, d’aventure, il transgresse, en faisant par exemple l’école buissonnière, ce n’est pas par provocation ou pour prouver quoi que ce soit. Défier une autorité quelconque ne l’intéresse pas. Notre Président de la République peut se plaindre de la prolifération des « procureurs », mais cette prolifération est un effet mécanique. Quand je regarde l’expression récurrente des visages de nos politiques depuis des mois, j’ai l’impression d’une galerie de Parents Critiques. Quand ce n’est pas l’Enfant Adapté Soumis, le Parent Critique suscite face à lui l’Enfant Adapté Rebelle. En revanche, tous nos « procureurs » feraient bien de se méfier: ce n’est pas parce qu’ils expriment leur colère qu’ils manifestent leur liberté. Le philosophe Alain disait: « A qui veut empêcher ma liberté, je la prouve témérairement ». Je vois, par exemple, qu’après n’avoir pu assister au départ du Vendée Globe, on râle maintenant d’être interdits d’accueillir les skippers qui reviennent de leur tour du monde. Râler est une attitude d’Enfant Adapté Rebelle. Pour Berne, l’Enfant Adapté Rebelle et l’Enfant Adapté Soumis ne sont que les deux faces d’une même pièce. 

 

 

La culture, l’éducation et les règlementations ont tellement brimé l’Enfant Libre et il en est résulté tant de frustrations qu’il s’en faut de peu qu’on le considère comme l’état idéal. Cependant, ce n’est pas si simple. D’abord, se sentir frustré ne prouve pas la légitimité du désir bridé. Mais, sans malice aucune, sans intention de nuire, l’énergie de l’Enfant Libre est par nature égoïste et anarchique. Le chien fou peut se retrouver dans un jeu de quilles. Ce que j’ai évoqué plus haut de James Benett en donne un bon exemple. Sa fortune lui permettait de compenser les préjudices que sa conduite pouvait entraîner, mais, pour un Enfant Libre aux moyens ordinaires, c’est plus compliqué. La société s’emploie à se protéger de cette énergie par l’intériorisation de la discipline. Malheureusement, de la discipliner à l’inhiber, il n’y a pas une grande distance, d’autant que moins on supporte l’insécurité plus on veut contrôler. Si je ne suis pas partisan de la devise facile « Il est interdit d’interdire », il me semble néanmoins que notre matrice sociale, renforcée par la gestion de la crise sanitaire, engendre beaucoup d’Enfants Adaptés, qu’ils soient rebelles ou soumis. Or l’Enfant Libre est indispensable à la fois à la joie de vivre et à la créativité d’une société. Il y a un équilibre à ajuster. En attendant, retrouver chacun d’entre nous notre Enfant Libre, vivre avec lui en bonne intelligence, peut être de l’ordre d’une hygiène ou d’une reconquête. 

 

* Editions Paulsen, 2018. Hampton Sides est aussi l’auteur de The lost city of Z, dont James Gray a tiré un film.