UA-110886234-1

Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

28/09/2021

Du Titanic à l’ESO

 

 

Nous avons tous ou presque vu le film de Cameron, Titanic, et, si ce n’est le cas, nous avons au moins entendu parler de ce naufrage survenu le soir du 14 avril 1912 dans l’Atlantique nord. Il est devenu mythique car, outre son ampleur, il réunit les éléments d’un drame des plus classiques: la puissance et la présomption, l’hybris et l’aveuglement, et finalement, comme une sanction divine, la catastrophe qui précipite des milliers d’âmes dans les eaux noires de la mort. Tous les éléments d’une tragédie grecque si l’on pense à la guerre de Troie, ou d’un enseignement biblique, si l’on se réfère à la Tour de Babel que Dieu foudroie afin de punir l’arrogance de ses bâtisseurs. 

 

S’agissant du Titanic, le ressort du drame est constitué par le contraste entre la puissance de la technologie et l’inconsistance humaine. Le désastre aurait pu être évité ou, à tout le moins, limité. Limité s’il y avait eu simplement le nombre de canots de sauvetage correspondant à la population qu’il transportait. Mais voilà: le Titanic était par ses constructeurs eux-mêmes réputé insubmersible. Dès lors, à quoi bon s’encombrer de dépenses et d’embarcations inutiles ? Quant à éviter carrément le drame, ç’eût été on ne peut plus simple: l’iceberg avait été repéré assez tôt pour qu’on pût passer à côté. Il eût suffi que le capitaine Smith, interrompant les ronds de jambe qu’il faisait aux passagers des premières, prît connaissance quand il le reçut du message de la vigie et donnât l’ordre de ralentir les machines, d’infléchir de deux ou trois degrés la course du navire, et la traversée se serait poursuivie sans histoire, avec, en prime, la vision sublime d’une montagne de glace qu’irise le soleil couchant. Le destin n’a pas retenu ce scénario. Mais qu’est-ce que le destin en l’occurrence ? Vous pouvez faire les parallèles que vous voulez avec d’autres histoires que nous avons vécues ou que nous vivons. 

 

Cela nous renvoie à cette autre vigie, la malheureuse Cassandre qui, depuis l’Iliade et que les hommes ont une histoire, s’époumone sous de successives réincarnations sans jamais infléchir le cours de l’histoire. Greta Thurnberg est peut-être l’une de ses plus récentes réapparitions. Avant elle, entre autres, moins connu pour cet aspect, il y eut le tsar Nicolas II qui très tôt vit venir ce qui serait la première guerre mondiale, et tenta de conjurer la menace en réunissant en 1899 la conférence dite de La Haye. Succès d’estime conclu par des haussements d’épaules et, quinze ans plus tard, par un conflit que personne ne semblait vouloir et qui sera d’une férocité inouïe. D’ailleurs, le Titanic eut aussi sa Cassandre, en l’occurrence un certain Morgan Robertson qui, en 1898, une quinzaine d’années avant le drame, publia un roman où il décrivait avec une précision sidérante un navire étrangement semblable au Titanic - il s’appelle même « Le Titan » - qui heurte un iceberg et coule. L’imagination de Cassandre est toujours en avance sur les évènements. 

 

L’autonomisation de la technique

Par rapport au drame antique, celui du Titanic apporte une touche propre à l’époque moderne. Il est devenu allégorique de toute situation à la fois menaçante et niée qui implique la puissance technique de l’homme. Alain Gras a dévoilé un phénomène qui est l’une des clés de nos sociétés: l’autonomisation de la technique. Toute nouvelle technologie qui rencontre le succès finit par vivre sa propre vie de manière indépendante de ses initiateurs : elle attire et recrute autour de son prestige émergent les meilleurs éléments, elle capte l’attention et la passion des masses, séduit les partenaires et attire les gisements de ressources, multiplie les interactions avec son environnement physique, économique, financier et psychologique, élimine les concurrents. Elle devient système, c’est-à-dire davantage que la somme de ce qui, tant matériel qu’immatériel, la compose. De la combinaison plus ou moins harmonieuse des logiques hétérogènes qu’elle rassemble, elle produit une logique propre. Cette logique propre - c’est le point important - fait des acteurs du système des passagers plus que des capitaines. De ce processus, l’automobile est un exemple que nous avons en permanence sous nos yeux - au point de ne plus le voir. Du garage des premiers bricoleurs aux publicités dégoulinantes que nous sert aujourd’hui la télévision, en passant par la capitalisation d’inventions innombrables, par l’épopée de la Croisière Jaune, le Touring Club, les guides Michelin, les 24 heures du Mans, le déploiement du réseau routier, des bornes à essence et de la Grande Distribution, la transformation des paysages et l’exploitation des inconscients collectifs, l’automobile est l’histoire de la conquête des humains par une machine. Je gage que la technologie des TGV, auréolée de prestige dès ses débuts, car sacrifiant à ces dieux que sont la vitesse et la performance technique, a créé au sein de la SNCF une sorte d’aristocratie devenue la vitrine du métier, reléguant dans la ringardise les autres trains de la compagnie, qui, de ce fait, ne bénéficiant plus de l’intérêt nécessaire, ont accéléré leur entropie - celle-ci justifiant à son tour le désintérêt qu’on leur conserve. Aujourd’hui, alors que l’on est à la recherche de mobilités économes, l’état de certaines lignes, l’indigence des horaires proposés et les trous qui se sont agrandis dans la toile des dessertes (1) continuent d’encourager l’usage intensif des véhicules individuels et l’investissement sur les routes plutôt que sur les rails. 

 

On pourrait aussi évoquer le glissement des réseaux sociaux d’un service d’échanges de contenus, dont la moisson de données personnelle constitue la rémunération, vers un encadrement qui, dans certains domaines, impose la pensée unique. La « communauté » Facebook s’est ainsi découvert une passion exclusive pour le vaccin anti-Covid et elle fait la chasse à ceux qui partageraient des opinions discordantes. Cette censure ne découle pas du poids des deux milliards et demi de « membres » qu'elle compte, mais des acteurs et des logiques que l’expansion du système l’a conduit à intégrer. Ce phénomène nous montre comment s’y fait l’équilibre des pouvoirs et comment peut s’en dégager un cap inattendu -l'inattendu étant une notion relative aux informations que l'on détient. L’usager de Facebook est dès le début un élément indispensable du système, mais, en dépit de son nombre, à cause de son atomisation, il est un acteur impuissant. L’ironie du sort est que si, pour conserver le service, il passe sur le prix supplémentaire à payer - c’est-à-dire la censure et le filtrage des contenus partagés - cela lui confère un pouvoir: celui d’accroître le centre de gravité qu’est, au sein du système, le contrôle social. J’ai quitté Facebook. 

 

 Il faut penser difficilement les choses faciles

L’autonomisation des techniques révèle autre chose d’essentiel pour la compréhension du monde actuel : parce qu’ils recrutent les humains et que l’humain n’est pas que la rationalité qui permet de les développer, les systèmes techniques apportent leur puissance aux mythes et aux pulsions qu’abrite notre inconscient. Ceux-ci y trouvent à chevaucher une puissance qui inspire les ambitions, oriente les créations et, en retour, nous façonne nous-mêmes en renforçant ceux de nos traits qu’une véritable civilisation chercherait peut-être à pacifier. Pourquoi croyez-vous que les limitations de vitesse, malgré leur indéniable légitimité, sont à ce point rejetées et que l’on continue à produire des voitures aussi inutilement rapides ? Pourquoi croyez-vous que des médications simples, dont les résultats et l’innocuité sont démontrés, ont été écartées voire interdites au profit d’un traitement innovant, malgré le peu de recul que l’on a sur son efficacité, sur ses risques à moyen et long terme et, surtout, sur ses interactions avec l’écosystème global des virus au milieu desquels nous vivons ? 

 

Suffirait-il que Priam se décide à entendre Cassandre et que le capitaine Smith, au lieu de faire salon, se rappelle qu’il est d’abord capitaine d’un navire et lise au moment où il le reçoit le message de sa vigie ? Pourquoi cela ne se passerait-il pas ainsi ? Smith, sur le Titanic, est seul maître à bord après Dieu. Que n’a-t-il sauvé son navire ? Il n’avait qu’un ordre à donner à l’homme de barre. Etait-il incompétent ou léger ? On peut se poser la question, mais résoudre d’un point de vue purement moral le problème que constituent ce drame et bien d’autres ne nous apprendra rien sur les processus à l’oeuvre. Certes, la psychologie fait partie des composantes du système, mais comme le disait Jules Lagneau, le maître du philosophe Alain, « il faut penser difficilement les choses faciles ». Il faut élargir le tableau à la toile des interactions dont Smith et le navire - mais aussi bien un ministre de la santé ou un ministre des transports dans leurs domaines spécifiques - ne sont qu’un élément et, d’une certaine manière, qu’un reflet. Si Smith est le capitaine du navire, il faut voir quel est le système dont ils font tous deux partie, le système qui a créé l’un et en a vendu le service, et mis en place l'autre, tel qu’il est, avec ses compétences et ses insuffisances. On doit même aller plus loin: dans quelle mesure sommes-nous façonnés par nos propres créations techniques, par la matrice sociale qu’elles produisent autour d’elles ? Que développent-elles prioritairement de nous ? Le questionnement que je suggère ici est plus qu’un tatillonnage oiseux: on ne peut rien comprendre aux origines de ce que l’on juge être une mauvaise décision ou une mauvaise politique si l’on part du principe que les hommes en charge sont irrationnels, incompétents ou stupides, ou que la corruption explique tout. Ce qui peut au contraire éclairer le chemin vers une meilleure compréhension est de faire d’abord l’hypothèse que les acteurs sont intelligents et compétents et que, s’il y avait corruption, elle serait avant tout intellectuelle (2). 

 

Le centre de gravité fantôme 

Il faut arriver au point de nous représenter que les systèmes que nous assemblons de manière souvent heuristique et parfois au long des années, acquièrent d’eux-mêmes une autonomie qui dépasse leurs auteurs et acteurs, car - d’autant plus qu’ils sont hétérogènes - ils se donnent un centre de gravité autre que celui dont nous les avions dotés à l’origine. De ce fait, les interventions que l'on peut être tenté d'effectuer sur eux produisent souvent des effets imprévisibles. Cela me fait penser à un jouet extraordinaire que, dans les années 90, j’avais rapporté de Chine à mes enfants. C’était un aigle aux ailes déployées, de la taille de la main, dont la particularité était de tenir sur son bec selon un angle de 25°, sans socle et sans aucun soutien: un défi amusant à la loi de la pesanteur. En fait, la matière dont il était constitué n’était pas du tout homogène et son centre de gravité ne correspondait pas à ce que l’on aurait attendu de sa forme. L’emplacement du centre de gravité détermine la stabilité et les réactions d’un objet en mouvement et, dans le cas d’un vol aux grands angles comme on dit dans l'aviation, le décrochage de sa trajectoire. 

 

Dans ce registre, le navire Titanic propose encore une métaphore :  manifestation de la puissance humaine, pour privé qu’il soit de conscience et d’intention il révèle une sorte d’autonomie qui s’oppose à la volonté de son capitaine. Sa vitesse acquise et son inertie résistent à l’ordre d’infléchir le cap et, même, aggravent la situation en présentant au choc une partie de la coque plus vulnérable que l’étrave. On retrouve cette résistance dans tous les systèmes complexes, même quand ils sont davantage composés d’humain que de machines et même quand l’injonction vient de haut. Une administration, par exemple, deviendra dans le temps un organisme égocentrique qui, au service public qui en constitue le centre de gravité initial, substituera progressivement un intérêt corporatiste: elle privilégiera sa durée, son confort, son enrichissement, sa protection, l’accroissement de son pouvoir et la résistance à un changement qui lui serait imposé de l’extérieur. Sa mission initiale, si elle perdure, n’est plus qu’une sous-production qui sauve les apparences, un centre de gravité fantôme. Mais réformer le système est quasiment impossible tant son homéostasie, ses forces de rappel disséminées dans l’entrecroisement de ses interactions internes, sont puissantes. 

 

J’écrivais plus haut que l’imagination de Cassandre est toujours en avance sur les évènements. Quand nous assemblons un Titanic, nous mettons en branle un système qui, comme je viens de l’évoquer, acquerra une autonomie qui nous dépasse. On pourrait d’ailleurs reprendre ici ce que dit Edgar Morin de l’action qui, à peine mise au monde, s’en va copuler de droite et de gauche. Il y a ainsi des idées qui savent générer autour d’elles un système, lequel leur donne le poids et la vitesse d’un TGV. Parmi celles que l’on peut repérer de nos jours, j'en citerai une qui est faussement bonne : celle de la propreté écologique des énergies dites renouvelables. Pourquoi est-ce une fausse bonne idée ? En trois coups de cuiller à pot: parce qu’il faut des machines et des installations pour capter et transformer en électricité les énergies du soleil, du vent ou de l’eau, et que celles-ci ont un coût écologique largement sous-évalué (3); parce que le flux de production de ces dispositifs est aléatoire et irrégulier; et parce que, sans des esclaves et des dégâts environnementaux dans des pays lointains, nous ne pourrions pas nous équiper. Après avoir idéologiquement neutralisé ses concurrents, le système techno-humain de « l’énergie propre », pour s’assurer de devenir indispensable, a fait la promotion non de la sobriété mais de nouveaux besoins et d’appétits supplémentaires: véhicules électriques à deux, trois ou quatre roues, multiples objets connectés, numérisation de la vie et de la société dans leurs moindres recoins. Vous voyez les contours de l’énorme bâtiment et la vitesse qu’il a déjà prise ? Vous voulez endosser l’habit de Cassandre et lui parler de l’iceberg que constituera une pénurie ici ou là sur la chaîne, une révolte des exploités, un excès de froid, un manque de lithium ou de vent, ou, plus grave, un déficit structurel entre l'énergie produite et l'énergie consommée pour la produire ? Les capitaines Smith de ce navire préfèrent de loin faire des ronds-de-jambe aux politiques dont la vision à long terme est la réélection et aux consommateurs en quête d’une consommation qui manifeste symboliquement leur conscience des enjeux. « Après nous, le déluge! »

 

Le Titanic planétaire

Nos grands systèmes, ces créatures techno-humaines, ont envahi la planète. Au delà de leur diversité de taille et d’activité, ils ont un caractère commun: celui, bien qu’ils soient nos rejetons, d’échapper à nos désirs et à notre contrôle. C’est pourquoi, qu’il s’agisse de justice sociale, d’extinction des espèces, d’épuisement des ressources ou de pollution, Cassandre vaticine en vain. Même si l’un des acteurs qu’elle interpelle venait à l’écouter, le poids et la vitesse acquise par les autres l’emporteraient. Car il nous faut aller encore plus loin que la vision d’une planète simplement peuplée des systèmes que nous avons engendrés. De ce monde qui ne connaît plus le lointain ou le séparé, où désormais tout se touche et s’engrène, émerge un méga-système englobant. Carey King, de l’Energy Institute de l’Université du Texas, l’appelle « ESO » : Economic SuperOrganism (4). C’est le Titanic planétaire à bord duquel nous sommes embarqués, et il est piloté par une nuée de Capitaines Smith. 

 

Face à ce phénomène, l’idée d’un gouvernement mondial, non seulement supranational mais surtout "supra-ESO », qui régulerait le méga-système pour le bonheur des peuples et la santé de la planète, semble à certains être la solution. J’ai du mal à l’imaginer. Un tel gouvernement, s’il voyait le jour, ne pourrait avoir pour géniteurs que les acteurs de l’ESO eux-mêmes, car eux seuls ont le pouvoir de le refuser ou, s’il venait à exister quand même, de le neutraliser. Cela reviendrait à légitimer et accroître une emprise qui existe déjà, qui n’est pas celle du peuple, et à la doubler d’une technocratie mondiale. Dans l’état actuel des choses, il ne pourrait donc être que le prolongement des intérêts des magnats de l’ESO, parmi lesquels, il convient de le souligner, s’est développé un sentiment élitiste qui confine au démiurgisme. « Les milliards que nous avons su accumuler sont la preuve de notre sagacité. La gestion de la planète et le bonheur des peuples ne seront donc jamais mieux assurés qu’entre nos mains. D’ailleurs, notre pouvoir est déjà en grande partie établi et cela du fait de vos échecs et de nos réussites. Une poignée d’entre nous détient autant de biens que le reste de la population mondiale et vos Etats nous doivent plus d’argent qu’ils ne pourront jamais en rembourser. C’est à la fois raison et justice que nous gouvernions vos destinées. » D’ailleurs, quelque divisés ou concurrents qu’ils puissent être, il est un point sur lequel ils trouveront un accord: la gestion du « parc humain » (5). La similitude des politiques sanitaires à la surface de la Terre face à la « crise du Covid » pourrait bien révéler qu'un premier pas a été fait dans ce sens. 

 

Se ré-approprier notre destin ?

Devant ce constat et ces perspectives, on peut se réjouir ou s’inquiéter. Je ferais plutôt partie de ceux qui s’inquiètent. Si, déjà, la promesse d’un monde parfait me rend méfiant, celle d’un monde géré par une élite auto-proclamée, par des tycoons, même éclairés, me répugne. Ce ne serait au mieux, selon moi, qu’un nouvel avatar de ces bonnes intentions qui conduisent au totalitarisme d’un élevage industriel. Etant donné mon âge, je serais à peine concerné, pour autant ce n’est pas ce que je souhaiterais à mes enfants et aux générations qui nous succèderont. Mais, face à l'ESO, on peut aussi avoir un sentiment d’impuissance écrasant et ne rêver que de s’enfuir le plus loin possible de tout. Solution envisageable si l’on n’est pas trop nombreux à se jeter sur les routes de l’exil volontaire; mais, inéluctablement, solution de court terme face à un système que sa dynamique pousse à l’ubiquité. Si cette fuite aux marges peut ménager une respiration à quelques-uns d’entre nous, elle ne préparera pas un avenir meilleur à nos descendants. Je pense à ces cueilleurs de champignons sauvages qu’a étudiés Anna Lowenhaupt Tsing (5), qui, du fin fond de l’Oregon et par des circuits improbables, procurent des matsutake aux gourmets du Japon. S’ils ont trouvé un mode de survie dans la liberté, au surplus respectueux de l’environnement, ils vivent une existence frustre et restent in fine dépendants de l’ESO. On devrait pouvoir rêver mieux.

 

Nous pourrions aussi considérer que nous avons encore la capacité de tisser une autre société. L'espèce humaine, au cours de son histoire, l'a fait bien des fois. Compte tenu de notre situation actuelle, cela nécessiterait d’abord d’imaginer des stratégies pour nous ré-approprier notre destin. Pour cela, nous aurons besoin d'accélérer la compréhension de l’histoire qui nous a conduits où nous en sommes aujourd’hui: passagers impuissants d'un Titanic planétaire sur la destination duquel nous avons autant d'influence qu'en tant que membres de Facebook. 

 

(1) On peut en prendre la mesure en regardant l'ancien plan des lignes du Sud-Ouest dans le hall de la gare Saint-Jean, à Bordeaux.

 

(2) Cf. ma chronique http://indisciplineintellectuelle.blogspirit.com/archive/... 

 

(3) Ne serait-ce que parce que l’on fait rarement le calcul de leur coût « du berceau à la tombe ». 

 

(4) Carey King, The Economic SuperOrganism: Beyond the Competing Narratives on Energy, Growth, and Policy, Springer, 2020. Une recension du livre:  https://www.resilience.org/stories/2021-09-20/are-there-l...

 

(5) Expression du philosophe Peter Sloterdijk. 

 

(6) Anna Lowenhaupt Tsing, Isabelle Stengers et al., Le champignon de la fin du monde, La Découverte / Les empêcheurs de penser en rond, 2017. 

 

29/08/2021

Le "K"

« Le K » est une nouvelle de l’écrivain italien Dino Buzzati (1906-1972), l’auteur du « Désert des Tartares ». Elle met en scène une jeune garçon, Stefano, dont le père est capitaine au long cours. Stefano lui confie un jour que, comme lui, il veut parcourir les mers. Le père l’embarque derechef à bord de son navire. Alors que, depuis la poupe, le gamin contemple l’océan, il aperçoit à deux ou trois cents mètres un point noir qui semble les suivre et, intrigué, il l’observe. Au bout d’un certain temps, ne voyant plus l’enfant, le père part à sa recherche et le retrouve, le regard rivé au loin. Stefano lui explique ce qu’il a remarqué. Dans un premier temps, le père scrute la mer à l’oeil nu, mais ne voit rien. Il déploie alors sa longue-vue, la braque dans la direction indiquée et, soudain, blêmit. Il dit alors au gamin qu’il s’agit du « K », un monstre marin, et que c’est de mauvais augure qu’il le suive ainsi. 

 

Le K suivra Stefano dans tous ses voyages, tout au long de sa carrière de marin, et, quelque effort que celui-ci fera pour le distancer, il sera toujours là, à quelques encablures, obstiné. Bien des années plus tard, alors qu’il a cessé de naviguer, de la plage où il se promène Stefano le verra chaque jour, au loin,  immobile, qui semble l’attendre. Parvenu près du terme de sa vie - qu’a-t-il désormais à perdre ? - Stefano décide un matin de prendre une barque et, à la rame, de s’approcher du K. Ils se rencontrent au milieu de la mer, tous deux épuisés. Le K lui dit alors: « Malheureux, pourquoi m’as-tu fui ainsi ? J’avais un cadeau pour toi, mais maintenant que tu vas mourir, que pourras-tu bien en faire ? » Et, expirant, il crache dans la barque du vieil homme qui défaille à son tour une perle énorme, d’une beauté extraordinaire*.

Si vous suivez depuis quelque temps mes publications sur http://capaularge.blogspirit.com/, vous imaginez où je veux en venir: la peur risque toujours de nous inciter à éviter ce qui pourrait nous être éminemment bénéfique. Elle peut d’ailleurs revêtir d’innombrables formes et s’habiller de mots variés qui en reflètent les nombreuses nuances: crainte, appréhension, effroi, désarroi, timidité, frayeur, trac, qu’en-dira-t-on, sans oublier toutes les déclinaisons des diverses phobies. En effet, ce n’est pas la même peur que l’on ressent à se retrouver dans les bois nez à nez avec un grizzly, à passer un examen médical inquiétant, ou à envisager une bifurcation professionnelle radicale. On peut avoir peur d’être blessé au corps, au coeur ou à l’âme, et ce n’est pas la même chose. Cependant, le point commun de toutes ces peurs est, d’une manière ou d’une autre, le risque de nous inhiber. 

 

 

Depuis que nous avons quitté l’état sauvage pour des sociétés complexes, une de nos peurs devenue prédominante est sans doute celle d’être atteint dans le rapport délicat que nous entretenons avec nous-même. Un ami qui avait eu très tôt maille à partir avec le système scolaire me racontait récemment que, dans sa jeunesse, il avait mis fin à ses cours de pilotage à cause d’une réflexion humiliante du moniteur de l’aéro-club. Il ne pouvait pas supporter cela et ce n’était pas par un excès d’orgueil mais à cause d’une fragilité intérieure. L’appréhension de revivre de telles situations l’avait souvent tenu à l’écart de nouveaux apprentissages. Sa vie s’en était évidemment trouvée appauvrie, mais, présentement, il regrettait surtout de n’avoir pas répondu à son plus récent désir d’apprendre la voile. « Tu comprends, me disait-il, au lieu de souffrir passivement toute cette folie sanitaire, ces masques, ces auto-attestations, ces couvre-feu, ces confinements et maintenant ce passe, j’aurais sauté dans mon voilier avec une caisse de bouquins, j’aurais pris le large et caboté de port en port, loin de ces foules domptées, mangeant et dormant à bord. » Il illustrait le constat que le résultat le plus évident de la soumission à la peur est la limitation des expériences que nous pouvons vivre et, au bout, le rétrécissement de notre liberté. 

 

 

Mais la nouvelle de Buzzati nous dit autre chose: la peur, au départ, n’est pas celle de Stefano. Certes, l’enfant est intrigué et peut-être inquiété par ce point qui suit le navire, mais c’est l’interprétation que va lui donner son père qui allumera dans son coeur une angoisse sans fin. C’est la certitude que ce point noir ne saurait être autre chose qu’un être maléfique qui va barrer sa vie définitivement. Cela soulève une question: combien de nos peurs sont-elles véritablement nôtres ? Combien sont-elles davantage la conséquence d’une contamination par notre milieu familial, social ou professionnel, que le produit de notre expérience propre ? Il n’y a pas que des clusters de covid, il y a aussi et depuis toujours des clusters de peurs. 

 

 

La peur, parfois, crée ou projette son objet, elle devient cause d’elle-même. C’est Masséna, je crois, qui, pendant la campagne d’Italie, entre dans un palais abandonné, se heurte dans la pénombre à une forme voilée et s’enfuit en panique, croyant avoir touché un fantôme. Il ne s’agissait que d’une statue que l’on avait voulu protéger. On ne peut sûrement pas reprocher à « l’enfant chéri de la victoire » de manquer de courage. Mais la folle du logis, le prenant par surprise, a tout simplement balayé sa bravoure habituelle. Est-ce le vide ou l’imagination de la chute qui nous donne la sensation du vertige ? Tout le monde, je pense, a éprouvé le vertige, par exemple du haut d’une tour, bien qu’à l’abri derrière un parapet. De même, nous avons tous fait l’expérience de l’attraction qu’exerce un obstacle : le vélo, par exemple, suivra la direction de notre regard fasciné et, à moins de nous ressaisir, nous nous retrouverons les quatre fers en l’air. Il me revient, alors que je donnais une conférence devant quelques centaines de personnes, d’avoir remarqué au premier rang un homme qui me regardait en fronçant les sourcils. J’ai heureusement développé mon propos sans difficulté, mais tout en me racontant qu’au moment des questions cet auditeur-là allait m’amener une contradiction sévère et je me morigénais d’avoir accepté l’invitation à donner cette conférence. Au moment des questions, l'homme prit en effet la parole, et ce fut pour me complimenter. Nous avons tous nos statues voilées de blanc, prêtes à se transformer en fantômes. 

 

 

Face à un grizzly, bien sûr, il ne s’agit pas de faire de la psychologie mais d’avoir la bonne réaction - et j’avoue ne pas savoir laquelle: il paraît que le lourdaud court plus vite qu’un homme et monte très bien aux arbres. Mais, s’agissant des autres manifestations de la peur, quel que soit le mot que l’on utilise, il convient selon moi de se demander quelle est la réponse qui préservera notre potentiel de liberté. Je dis bien « notre potentiel de liberté » et non pas « notre liberté »: la liberté sauvée, telle que nous pouvons nous la représenter aujourd’hui, en fonction de certaines circonstances, peut se payer demain ou après-demain de la ruine de notre potentiel de liberté. Comme le montrent toutes les redditions et toutes les occupations de territoire, signer l’armistice avec l’ennemi apporte un soulagement immédiat mais hypothèque l’avenir. C’est la différence entre l’adaptation en survie et l’adaptation en évolution que j’ai évoquée déjà sur ce blog et qui est un fil rouge de mes parcours. 

 

 

A la faveur du parcours Cap au Large, chaque participant reçoit - entre autres choses - des outils qui lui permettent de procéder, pour et par lui-même, à cette reconnaissance de ses poisons intérieurs. Ensuite, il s’agira de les affaiblir et d’en imaginer les antidotes. L’un d’eux est de cultiver l’avant-goût de ce que l’on désire. Je vous en dirai davantage un jour prochain. Pour le moment, imaginez-vous la vie de Stefano s’il était allé à la rencontre de son « K » au lieu de le fuir au long des années, jusqu’à la fin de sa vie ? Vous-même qui me lisez en ce moment, y a-t-il quelque chose que vous fuyez, année après année, et qui vous éloigne d’une perle précieuse ? 

 

* Je résume la nouvelle de mémoire. 

23/08/2021

Rentrée 2021

Afin d’illustrer ce que peut être une bifurcation de vie, je vais évoquer un personnage de l’histoire de l’Église. Issu de la noblesse basque espagnole, Inigo est un homme de cour, une sorte de haut-fonctionnaire auprès du vice-roi de Navarre. Son tempérament enflammé et son intelligence calculatrice ne peuvent qu’annoncer un grand avenir politique, quand, l’année de ses trente ans, lors d’un siège, un boulet de canon lui brise le genou. 

 

Neuf mois de convalescence - le temps d’une grossesse - dont il ressortira transformé. Pour occuper son immobilité forcée, il lit la vie de saints personnages. Il y trouvera la nouvelle orientation de la sienne. Remis sur pied, quoique toujours et définitivement boitant, il se dépouille de sa fortune, prend le chemin de Jérusalem, puis fonde un nouvel ordre: la Compagnie de Jésus. Nous le connaissons sous le nom d'Ignace de Loyola (1491-1556). 

 

Il arrive ainsi qu’un boulet de canon transforme notre existence. Un boulet de canon, c’est un évènement qui fait mal. Il peut tuer et, si ce n’est pas le cas, il est rare qu’il ne laisse pas des traces voire des handicaps qui vont faire de notre existence d’avant une impasse. Face à une telle situation, les humains ont, en simplifiant, deux types de réaction: ils parviennent à faire leur deuil des projections d’hier et rebondissent, de nouveau féconds; ou bien ils s’enlisent dans le dépit, la tristesse, la stérilité. Nous avons tous croisé des boulets de canon qui nous ont plus ou moins abimés, sinon le corps, en tout cas l’âme. Une maladie d’enfance qui nous interdit une pratique sportive ou artistique. Une gifle paternelle nous enjoignant de rapporter un premier prix plus sérieux que celui de dessin. Une séparation, une faillite, un accident, un refus de promotion, un licenciement. Il peut sembler, dans ces moments-là, que la vie elle-même nous claque la porte au visage. Aujourd’hui, pour beaucoup d’entre nous, l’épidémie de covid et les mesures prises par les pouvoirs publics sont ce projectile malveillant qui ruine le paysage de l’avenir. 

 

Mais le confinement n’apporte pas toujours l’inspiration comme il le fit pour Inigo. Nous n’avons pas providentiellement sous la main la lecture qui nous éclairerait. Les « hasards nécessaires »* qu’évoque Jean-François Vézina ne se présentent pas forcément sur notre chemin. Nous tournons alors en rond, ruminant de sombres pensées, guérissant d’autant plus mal de nos peines ou de nos frustrations. C'est que, parfois, après nous avoir frappé, ce boulet s’attache à notre cheville. J’en ai fait l’expérience. Il m’a fallu plusieurs années de galère ponctuées par une alarme majeure pour que je mobilise l’énergie de m’arracher définitivement à mon marécage d’alors. Il m’a fallu aussi et surtout changer de point de vue sur moi-même. Du sein de mon enlisement, je ne pouvais imaginer ce que je ferais par la suite et où je le ferais. Mais il a suffi d’un entretien pour qu’un premier changement de cap ouvre une route à laquelle je n’aurais pas cru si un voyant me l’avait décrite. 

 

Il y eut donc un point - en géométrie un lieu sans surface - où la possibilité est née, d’abord d’un changement intérieur source d’une ré-orientation, puis, de fil en aiguille, d’une bifurcation qui se révèlera au fil des ans déterminante. Un point d’émergence. Je n’ai cessé d’y réfléchir pour élucider le processus qui m’y avait conduit ou qui l’avait fait apparaître. C’est ainsi qu’à l’aube du troisième temps de ma vie, je me suis attelé à la création de mon parcours « Cap au Large » dont, avant les vacances, j'ai publié quelques pages ici: http://capaularge.blogspirit.com/about.html. « Cap au large », comme on quitte une côte inhospitalière, ennuyeuse ou malsaine pour retrouver l’air que l'on respire à pleins poumons et faire route vers un horizon prometteur. Je pensais à ceux qui, comme ce fut mon cas, languissent sur leur propre chemin. Découvrant a posteriori ce qui avait joué à la fois dans mes atermoiements et dans mes sursauts et mes rebonds, j’ai voulu rassembler toute la sève de mon expérience pour faire de ce parcours « Cap au Large » un accélérateur de prises de conscience et éventuellement d’évolution. Je précise « éventuellement » car il faut garder à l’esprit que « la porte du changement s’ouvre de l’intérieur »**. C’est pour cela que non seulement le contenu mais aussi la pédagogie de « Cap au Large » ont été pensés afin que vous puissiez non seulement voir de vos propres yeux la poignée de cette porte mais en tourner vous-même la poignée.

 

A la veille de cette rentrée de septembre 2021, nombreux sommes-nous hélas! à anticiper de possibles boulets de canon: difficultés cruelles, choix cornéliens, carrières interrompues, activités fragilisées. Aussi, j’envisage de lancer prochainement un ou deux nouveaux groupes « Cap au Large ». Ce sera une aventure intérieure et conviviale de quelques mois, une navigation organisée autour de huit sessions d’une-demi-journée chacune, espacées de quelques semaines de murissement. Dans un premier temps, nous embarquerons huit volontaires (dont deux ou trois sont déjà connus). 

Pour en savoir plus, faites-moi signe et nous pourrons nous retrouver pour une « visio ». Je vous raconterai tout et vous pourrez juger si l’aventure vous convient.

 

* Jean-François Vézina, Les hasards nécessaires, Editions Alexandre Stanké, 2002. 

* Jacques Chaize, La porte du changement s’ouvre de l’intérieur, Calmann-Lévy, 1998.