18/10/2022
Chacun de nous est une secte
Les sectes pratiquent l’isolement, éventuellement physique et au moins intellectuel et relationnel, afin d’immerger leurs victimes dans le monde qu’elles ont créé et d’éviter les fausses notes - les doutes ! - que le contact avec un monde extérieur pourrait produire.
C’est cependant un mode d’emprise qui n’est pas l’apanage de ce que nous appelons secte. Il est plus répandu qu’on ne le pense et il est d’intensité variable selon les organisations et les personnes concernées. Des institutions comme la CIA ou McKinsey ont étudié en profondeur les mécanismes qui permettent de mettre une population sous contrôle en influençant sa vision du monde et des évènements, de préférence sans recourir à une violence formelle qui pourrait susciter des résistances. On appelle cela « ingénierie sociale ». L’expression est connue car toute la gestion de la « crise du Covid » peut être analysée sous cet angle et l’on sait que le gouvernement français - avec d’autres - est client de McKinsey. Souvenez-vous de ce basculement de mars 2020 dans sa brutalité, de ce nouveau monde qui soudain vint recouvrir celui auquel nous étions habitués, qui du coup paraît aujourd’hui d’une insouciance si désirable: en l’espace d’une allocution présidentielle, il était devenu périlleux de respirer, d’aller voir son médecin; notre semblable était devenu un danger ambulant et nous-mêmes étions les assassins potentiels de nos aînés.
Dans les versions douces ou particulièrement bien jouées, nous ne remarquons souvent pas la présence des techniques d’ingénierie sociale. Il arrive d’ailleurs qu’elles soient utilisées instinctivement et ne relèvent pas d’une compétence élaborée. Les parents qui dissuadent leur enfant de sortir quand la nuit est tombée en évoquant quelque bête du Gévaudan qui pourrait le dévorer ne font pas autre chose.
A des degrés divers, certaines entreprises ont un fonctionnement qui s’apparente à celui d’une secte. Ce trait est particulièrement marqué lorsqu’elles travaillent dans des secteurs ou gèrent leurs activités d’une manière qui les rend éthiquement questionnables. Je me souviens d’avoir rencontré un cadre d’une multinationale américaine largement diabolisée pour ses produits agricoles. La carapace intellectuelle de cet homme valait les métaux extraordinaires dont sont faits les vaisseaux spatiaux dans les romans de science-fiction: à la fois souples, lisses et que l’on ne peut traverser. Sans aller chercher bien loin, pendant la crise du covid, le fonctionnement des autorités de santé et du corps médical dans sa grande majorité n’avait rien à envier à celui d’une secte. Imaginez remettre en question auprès de fanatiques l’infaillibilité du Parti ou du Prophète: poser des questions, fussent-elles pacifiques, est déjà trahir ou pécher. Ce que nous avons pu observer y ressemblait beaucoup. Pourtant, à la différence des religions, ce qui fait avancer la science n’est pas la foi mais le doute.
Je me souviens d’une jeune homme sentimental qui se relevait d’une tuberculose et cherchait sa voie. Après quelques entretiens, je le perdis de vue puis, par hasard, le retrouvai quelques années plus tard. Il était devenu cadre d’une entreprise à l'idéologie quelque peu « masculiniste » - dans le genre: « ici, on n’est pas des fillettes ! ». Ses dents, comme on dit, rayaient le parquet et il tenait des propos d’un cynisme qui ne ressemblait pas à celui que j’avais connu. J’en fus désarçonné et intrigué. L’évidence était que certaines personnes sont beaucoup plus malléables que nous ne l’imaginons. Mais pourquoi ? Des années plus tard, à la sortie du métro Malesherbes, je voyais de temps en temps des jeunes gens qui distribuaient une offre de test psychologique gratuit. C’était l’église de scientologie de Ron Hubbard. Elle avait le génie de recruter ses membres de cette manière. Qui, en effet, a envie d’un test psychologique sinon celui qui a des doutes sur lui-même ? Mais qui, aussi, peut apprécier qu’un agent extérieur vienne s’installer en lui pour suppléer à ce qu’il ressent comme un manque d’être auquel il ne peut remédier lui-même ? De même, dans la vie ordinaire, celui qui ne fait pas confiance à sa « jugeote » s’en remet sans cesse à une autre autorité que la sienne. Voulez-vous prendre le pouvoir ? Transformez les croyances et les opinions des gens, à commencer par celles qui pourraient leur conférer une autonomie de pensée.
L’aventure du jeune homme sentimental devenu un bon petit soldat rejoint un thème qui m’est cher: la fonction anthropogénique des organisations et, évidemment, de la société. Comme l’a écrit Edgar Morin: l’homme fait la société et la société en retour fait l’homme. Entre le Temple solaire et certaines organisations, il n’y a pas une différence de nature mais d’intensité. Cela commence, de manière inévitable, avec notre milieu familial. Pour autant, comme le disent les Anglais, gardons nous de jeter le bébé avec l’eau du bain. Pas plus qu’un ordinateur pour fonctionner ne peut se passer de logiciels, l’être humain ne peut se passer d’une éducation au sens large, c’est-à-dire d’une transmission culturelle. C’est l’étape d’après qui est mérite notre intérêt: que faisons-nous de ce que cette transmission fait de nous ? Cette opération nécessite une capacité de recul. Il ne s’agit pas de faire table rase, mais d’accepter l’héritage sous bénéfice d’inventaire. Pour beaucoup d’entre nous, le tri se fait au fil de l’eau, sans violence, comme un arbre qui perdrait ses feuilles et en pousserait d’autres, semblables ou différentes des premières. Mais il peut aussi arriver que le processus soit violent, comporte des remises en question tragiques et des ruptures, sources de libération mais aussi d'égarements. Rien n’est simple.
En amont de tous ces phénomènes, il y a une question qui renvoie à notre nature. La puissance des sectes tient au filtrage qu’elles opèrent: elles filtrent les informations, les relations, les croyances et les expériences de la vie de ceux qu’elles recrutent. Mais ne fonctionnons-nous pas naturellement ainsi, sans avoir besoin qu’un agent extérieur nous y incite ? N’avons-nous pas tendance à nous enfermer dans un univers personnel protégé des remises en question ? Les algorithmes omniprésents dès que nous allons sur le Net nous y incitent, mais ils ne sont au fond que le prolongement de notre fonctionnement naturel. En résumé: n’avons-nous pas tendance à faire de nous-même une secte d’un seul membre: nous, et à fabriquer les filtres de notre enfermement ?
Pour en revenir aux bifurcations de vie qui sont au coeur de Cap au Large, si nous avons du mal à les provoquer, c’est qu’elles sont prises dans une matrice faite des limitations de notre monde intérieur et du milieu appauvri que nous avons extrait de l'infinie réalité. Et il n’y a pas de mal, il n’y a pas à juger et à condamner: c’est notre condition humaine, c’est la matière de l’oeuvre que nous pouvons entreprendre.
Dans l’esprit de Cap au Large, je vous laisse sur une excellente question de Frédéric Falisse*, expert en questionnement:
« Quelle grande vision vous autorisez-vous pour vous-même ? »
* Je vous recommande son site : https://www.questiologie.fr/
14:21 | Lien permanent | Commentaires (0)
16/10/2022
La masse critique
Je vois, autour de moi et dans les médias, que nombreux sont ceux et celles qui ont envie de changer de vie. Les années que nous venons de vivre et ce qui nous est annoncé de nouvelles épreuves dans les mois et les années à venir remettent en question nos systèmes de valeur, nos représentation de la réussite et les fondements de nos modes de vie actuel. Pour beaucoup d'entre nous, il apparaît nécessaire de trouver d'autres réponses à leurs besoins, notamment de sécurité, de stimulation et d'identité. Il se trouve que j'ai vécu à titre personnel une expérience semblable et, comme le savent les lecteurs de ce blog, que j'en ai tiré un parcours que je pourrais qualifier "d'aide à la bifurcation". J'y reviens en le reliant à ce que j'ai vécu.
Dans ma prime jeunesse, pendant plusieurs années, je me suis entêté dans une vie éprouvante parce qu’elle me semblait être la seule que je pusse vivre. J’étais prisonnier d’au moins deux croyances: je devais à mon père précocement disparu de poursuivre l’activité qu’il avait créée, je me pensais incapable d’avoir des talents pour autre chose. Le résultat, peu à peu, devint économiquement catastrophique, car cette activité ne répondait pas à mes besoins profonds et, si j’y excellais dans certains domaines, ce n’étaient pas ceux qui m’auraient convenablement rémunéré. Je fus bientôt pris en étau entre des problèmes financiers récurrents et le sentiment d’être un héritier indigne qui devait s’acharner pour mieux faire. Heureusement, j’étais bien entouré, je pouvais trouver du réconfort et, aussi, de temps en temps on me renvoyait une image de moi plus positive que celle que je m’attribuais. Cela dit, au fur et à mesure que le temps passait, je m’enlisais de plus en plus profondément. Chaque matin, je me réveillais avec l’angoisse de ce qui surviendrait au cours de la journée et je sursautais à la sonnerie du téléphone. Je dois reconnaître que j’ai fait preuve d’une résilience digne de Sisyphe. Chaque jour, je remontais mon rocher du bas de la pente où il ne cessait de rouler.
Alertes
Mais, un jour, mon corps m’envoya un premier signal de détresse. J’eus une alerte, violente, en revenant un soir du cinéma. Mon épouse et moi venions d’aller voir « Le juge et l’assassin », un film de Bertrand Tavernier qui nous avait bousculés tant par le drame des jeunes gens assassinés que par celui de Bouvier, l’auteur des crimes, lui-même victime que l’on finit par plaindre et que piège un juge ambitieux et cynique. De retour à la maison, je fus cloué par une douleur subite qui me broyait le ventre. Le docteur diagnostiqua une crise de colite. J’imaginai déjà un cancer, mais la radio ne montra qu’un intestin « en pile d’assiettes »: le stress sans cesse accumulé avait fini par somatiser. Cet épisode ne suffit cependant pas à me donner l’impulsion salvatrice. Quelques années plus tard, je me trouvai une grosseur au cou, sous la peau. La radio montra une tumeur sur la thyroïde. Là, j’eus vraiment peur. Je ne m’étendrai pas sur la guérison qui fut surprenante. Mais, ce coup-là, je fis le lien avec la vie que je me contraignais à subir et je compris que, quels que fussent ma vergogne et mon manque de confiance en moi, je devais tenter autre chose sinon j'allais aux devant du pire. En quelques sorte, cet avertissement me sembla être l’ultime auquel j’aurais droit. J’avais atteint une sorte de masse critique. De stress, de frustrations, de honte, de mal-être, une masse au delà de laquelle mon corps capitulerait. Je vis la mort au bout de cette route que je m’entêtais à suivre. C’est la peur de l’irrémédiable qui me fit bifurquer.
Vous êtes nombreux, et particulièrement en ce moment, à serrer les dents, partagés entre l’envie de bifurquer et la peur de le faire. Certains soulagent cette tension en fumant, en buvant, en s’oubliant dans des divertissements. Mais, chaque matin, ils retrouvent le même paysage de cendres, d’angoisses et de tristesse. Et les années passent, et si l’on a la chance de ne pas en mourir, on vieillit, et la résignation s’installe au fur et à mesure qu’à cause de nos renoncements successifs s’étiole le peu de confiance que l’on avait en soi. Je l’ai vécu, je viens de le conter, mais j’ai aussi croisé, trop souvent, des destins ainsi détournés. J'ai même assisté à des suicides à petit feu. Je me suis souvent demandé si j'aurais pu bifurquer plus tôt. Cette question m’a conduit bien des années plus tard à imaginer le parcours de développement existentiel que j’ai baptisé « Cap au Large ». Ce nom parle de lui-même: il s’agit de larguer les amarres pour s’éloigner d’une terre inhospitalière ou malsaine pour aller vivre sa vie ailleurs. Au long des années qui ont suivi mon rétablissement - dans tous les sens de ce terme - je n’ai cessé de scruter le système qui m’avait aliéné, d’inventorier les pièces de son mécanisme, leur façon d’interagir ensemble. J’ai fait le même travail avec ce qui m’avait aidé: en effet, si la peur avait été salvatrice, ç’avait été en tant que gâchette qui libère des ressources. Je ne puis affirmer que j’aurais pu bifurquer plus tôt: j’étais ce que j’étais dans un environnement qui était ce qu’il était. C’est ce que j’appelle « le système »: des interactions non seulement à l’intérieur de nous-même mais aussi entre notre intériorité et le monde au dehors - un monde que nos croyances - pour faire court - réduisent à être l’un des acteurs de la pièce que nous avons écrite. Je vais oser le mot: dans les situations que j’évoque, entre votre intériorité et l’extériorité dans laquelle vous vivez, il y a comme un rapport incestueux.
« Vous êtes ce que vous êtes dans un environnement qui est ce qu’il est. » J’ajouterai: l’un dépendant de l’autre et réciproquement. Devant ce constat d’un système qui semble parfaitement clos sur lui-même et défendu contre toute tentative d’intrusion, on pourrait baisser les bras. Justement non. J'ai été tiré de mon envoutement par la peur subite de la mort. Il faut éviter d'aller aussi loin: j'ai eu de la chance mais j'aurais pu ne pas m'en remettre. Heureusement, il y a d'autres leviers que la peur, l'un d'entre eux étant qu'une intervention extérieure aide à réécrire la pièce qui nous enferme et cela est possible en intervenant à différents niveaux tant intérieurs qu'extérieurs. Quand je me suis demandé comment aider ceux qui se trouvaient ainsi piégés, je ne me suis pas contenté de mes observations et de mes analyses personnelles. J’ai inventorié le plus largement possible les ressources que nous proposent différentes approches qui ont fait leurs preuves. Je citerai par exemple les besoins psychologiques fondamentaux de Robert Ardrey, la « psychologie positive » de Mihaly Csikszentmihalyi, les Approches narratives de Michael White, les besoins humains fondamentaux de Manfred Max-Neef et même l’Océan Bleu de W. Chan Kim et Renée Mauborgne qui, pourtant, semble ne traiter que de stratégie d’entreprise. En ce qui concerne l’animation des groupes, qui présente une difficulté singulière car il s’agit d’émanciper, non de substituer une croyance à une autre ou un maître à un autre, ma gratitude va à Jean Joseph Jacotot (1770-1840), le théoricien du « maître ignorant », et à son émule moderne, André Coënraëts.
La personne n’est pas le problème
Les Approches narratives disent qu’il faut impérativement distinguer deux choses: la personne et le problème. « La personne est la personne, le problème est le problème, la personne n’est pas le problème ». C’est sur ce principe, qui est au coeur de « Cap au Large », que je souhaite vous laisser aujourd’hui. Si vous vivez une situation telle que celles évoquées plus haut et avez envie d’en savoir davantage sur ce parcours, autorisez-vous à m’écrire : thygr@wanadoo.fr . Soyez rassuré: je ne fais pas de harcèlement commercial !
17:50 | Lien permanent | Commentaires (0)
29/09/2022
Notre alimentation, du maillon à la chaîne
J’ai assisté récemment à une table ronde organisée à La Roche-sur-Yon par Demain Vendée. Depuis plusieurs années, Demain Vendée recense sur notre territoire les acteurs et les expériences qui peuvent inspirer de nouvelles entreprises et manières de vivre en accord avec les harmonies du vivant. Je dois dire que, de ce point de vue-là, la richesse de notre pays est surprenante et que Demain Vendée fait un travail remarquable. La table ronde de jeudi dernier portait sur l’alimentation et s’y croisèrent les logiques de la permaculture, du développement territorial, de la diététique, de la cuisine et de la gastronomie. J‘ai envie de partager ce que j’en ai principalement retenu et les réflexions que je me suis faites.
A la différence de certains pays où il est bien déchu, l’acte de manger reste encore important dans notre culture française. En outre, plus personne ne peut l’ignorer, il s’agit en même temps de notre santé et cela ne se limite pas au choix entre le beurre et le lard, entre le « bio » et le « non bio ». Puis, nous venons de voir resurgir des peurs que nous pensions avoir laissées dans les placards du XIXème siècle: celles des pénuries. Quelques raisons suffisantes, donc, pour aborder ce sujet de l’alimentation et le faire sous un angle transdisciplinaire. Au delà des nombreuses facettes qui furent évoquées, le principal intérêt, pour moi, de cette table ronde a été de faire apparaître la dimension systémique - les interactions multiples et étendues - de ce que nous décidons de mettre dans nos assiettes.
Pour ordonner mon propos, je vais recourir une fois encore à un modèle que je trouve particulièrement pertinent, celui des besoins humains fondamentaux élaboré par l’économiste et environnementaliste chilien Manfred Max-Neef (1932-2019) *.
Notre monde est le produit de nos solutions
La première chose à retenir est que la manière dont nous choisissons de répondre à nos besoins produit le monde dans lequel nous vivons. Selon Manfred Max-Neef, l’accès à la satisfaction de nos besoins se décline en quatre modalités: l’avoir, le faire, l’interagir et l’être. L’ « avoir » est la modalité privilégiée de nos sociétés: ce dont nous avons besoin, nous l’acquérons. S’agissant de l’alimentation, c’est l’acte banal, en apparence très simple - si on ne lui accorde qu’un regard superficiel - qui consiste à faire ses courses. Le deuxième mode, le « faire », est évident: il s’agit là de se nourrir de ce que l’on produit soi-même - en faisant son potager, en élevant poules et lapins - ou que l’on peut se procurer en allant dans la nature chasser, pêcher ou cueillir. « L’interagir » consiste à coopérer avec d’autres pour accéder à ce dont on a besoin: je pense par exemple aux jardins partagés qui permettent une production plus variée qu’un jardin personnel et où l’on s’entraide et peut échanger semences et récoltes. Le mode de l’ « être » quant à lui est plus subtil. Il s’agit, sommairement, de la gestion de nos émotions et, pour rester dans notre sujet, de notre rapport intime à la nourriture. L’exemple qui me vient est la façon dont je saurais tirer satisfaction d’une expérience de frugalité choisie ou de pénurie subie.
Que nourrissons-nous en nous nourrissant ?
J’ai écrit plus haut que l’acte banal de faire ses courses n’est pas aussi simple qu’il le paraît. Chacune des quatre modalités induit en aval des ramifications par lesquelles le monde se façonne. En ce qui concerne « l’avoir », je peux acheter ma nourriture au marché de plein vent, dans un magasin de la grande distribution, chez un producteur local ou dans une épicerie coopérative - voire en ligne. Je peux l'acheter en l’état ou plus ou moins transformée - du sac de patates encore tachées de terre au plat à réchauffer au micro-onde, en passant par les carottes déjà râpées ou les bananes déjà pelées et en rondelles. Elle peut être fraîche, surgelée ou en conserve. Je peux acheter des produits locaux, venus des départements voisins ou de contrées plus lointaines. Je peux choisir des produits de saison ou, au contraire, désaisonnaliser ma consommation en générant des interactions spécifiques: si, vivant en France, je désire consommer des tomates à Noël, elles ne pourront qu’être importées. On voit clairement que, du champ jusqu’à l’assiette, la logistique, les coûts énergétiques et écologiques et l’organisation sociale induite peuvent être fort différents.
En fonction de mes choix, l’argent que je dépense pour mon alimentation irriguera une économie de proximité, de petites exploitations en circuit court, ou au contraire un système industriel et capitalistique et des chaînes d’approvisionnement longues et complexes. Il encouragera certaines pratiques culturales de préférence à d’autres, avec pour conséquence des aliments de qualités nutritives différentes. L’argent que je dépense procurera ainsi à ceux qui en bénéficieront le moyen de vivre, de se développer, et éventuellement de s’enrichir et d’acquérir du pouvoir sur la société. De mes choix découleront des pollutions plus ou moins graves affectant des lieux différents, proches de moi ou lointains, de même que des modèles économiques et sociaux plus ou moins vertueux. Ce n’est pas tout : selon le degré de transformation des aliments que j’achète, je fais aussi un choix entre l’avoir et le faire: entre le prêt-à-manger et l’acte de cuisiner, j’engage donc de nouvelles interactions avec des environnements proches ou lointains.
Choix alimentaire ou choix de vie ?
J’ai esquissé les interactions de nos pratiques d’achats alimentaires avec le territoire, la société, l’économie, l’écologie. Comment ne pas revenir sur le rapport qu’elles entretiennent avec notre santé ? On pense tout de suite au « bio » et au « non bio », mais ce n’est pas si simple. Dans le « bio », se pose quand même la question des nutriments. Un légume bio n’en est pas forcément plus riche qu’un autre, tout dépend des semences utilisées, des méthodes culturales et des contraintes liées au transport - un fruit ou un légume qui voyage sera récolté moins mûr, donc moins « achevé » que s’il est destiné à une consommation sur place. Il y a aussi, indépendamment de la consommation elle-même, l’effet local des méthodes culturales: le volume des pollutions chimiques dans notre environnement de vie, sujet que connaissent bien, entre autres, les riverains de certains vignobles.
Ensuite, évidemment, il y a ce qui relève directement de notre manière de manger: les quantités que l’on absorbe bien sûr, mais aussi la proportion entre la chair et le végétal, entre la viande et le poisson, et la diversité ou au contraire la répétition de ce qui se retrouve dans nos assiettes. Comme une effet de miroir, cette palette alimentaire s’inscrit dans nos paysages selon la proportion des surfaces allouées aux fruits, aux légumes, aux animaux et aux techniques d’élevage: de plein air et éparpillé ou industriel et concentré. Enfin, dépendant de nos goûts, de nos coutumes, du temps dont nous disposons et de nos savoirs culinaires, il y a la manière d’accommoder les aliments: elle influe à la fois sur les nutriments qu’ils conserveront, sur les transformations chimiques plus ou moins heureuses de leurs composants, sur le gâchis que peut laisser chacune des étapes du processus**. Elle influe, elle aussi, sur les dépenses énergétiques et la pollution.
Une description transdisciplinaire de la problématique alimentaire telle que proposée par Demain Vendée développe ainsi une arborescence de questions à se poser, mais je ne voudrais pas clôturer ce paragraphe sans replacer notre alimentation dans le contexte global de nos choix de vie. Quel budget voulons-nous ou pouvons-nous lui allouer ? Quel temps - y compris de réflexion - acceptons-nous de lui consacrer ? En cas d’arbitrages à faire, avec quoi le contenu de notre assiette sera-t-il en concurrence ?
Perte de diversité
Il y a un point commun à nos errements alimentaires et il est d’ordre culturel. Au delà des symboles associés à tel ou tel aliment ou à tel mode de cuisson, qui peuvent nous induire à en abuser ou à les rejeter, beaucoup de savoirs se sont aujourd’hui perdus. Le nombre de légumes dont le consommateur contemporain connaît le goût voire le nom est inférieur à celui dont nos grands-parents étaient familiers. Au surplus, en marge de leur activité principale, ceux-ci avaient souvent conservé le savoir et la pratique du jardinage. C’était le cas de mon grand-père maternel qui, à la ville, était tailleur et, à la campagne, cultivait une vigne. Des manières d’accommoder et de conserver se sont également appauvries voire perdues. Or, dans tous les domaines, la diversité est le facteur déterminant de la résilience. Comme l’a montré Robert Ulanovicz**, si l’on plante sur des milliers d’hectares une seule variété d’arbre, on s’expose au risque qu’une cause unique ravage tout en un clin d’oeil. Si l’on compte, pour s’alimenter, sur un seul légume et que celui-ci vienne à manquer en raison de la météorologie ou d’une maladie, l’on se retrouve à la famine. Si l’on privilégie un élevage de manière massive et qu’une épidémie dangereuse se déclare, des milliers ou des millions de bêtes seront abattues qui ne pourront être consommées. Tel est le risque de mettre, comme le disait la sagesse populaire, « tous les oeufs dans le même panier ». A l’inverse, sur un territoire, une combinaison intelligente de végétaux et d’animaux assurera à cet écosystème un équilibre minimal et un amortissement des perturbations qui pourraient survenir. Je me souviens d’un documentaire où non seulement un jeune couple combinait sur son exploitation potager, verger et élevage, mais encore dans chacun de ces secteurs jouait la diversité des espèces jusqu’à avoir plusieurs sortes de pruniers, de poules, de tomates.
Cercle vicieux
C’est un cercle vicieux: confrontée à des consommateurs qui ont une gamme de goûts réduite, la restauration collective - EHPAD, cantines scolaires, restaurants d’entreprise - craint de proposer des plats que leurs clients rejetteraient. Sans même évoquer la place que les chaînes de fast food ont prise dans nos habitudes alimentaires, il en est souvent ainsi de la restauration traditionnelle, même si quelques chefs aiment encore à faire découvrir de nouvelles saveurs à leurs habitués. S’ajoute à cela, avec le retour récent de l’inflation et le fort accroissement des coûts énergétiques, le réflexe instinctif d’aller au moins cher qui est défavorable à la créativité. De ce fait, au moment où en a le plus grand besoin pour faire évoluer nos pratiques de consommation, l’art des cuisiniers s’appauvrit en même temps que la culture gustative de la population. L’on perd ainsi à la fois les acquis du passé et ce que des innovations pourraient en faire.
A problème culturel, réponse culturelle: la proposition d’un des invités de la table ronde est de réintégrer à la cuisine les aliments oubliés ou méprisés en les réintégrant d’abord culturellement. La culture, au sens anthropologique du terme, étant tissée d’histoires, c’est en racontant aux chefs et aux consommateurs des histoires sur ces aliments - leur origine, le rôle qu'ils ont joué dans nos coutumes, les changements qu'ils ont apportés - qu’on peut en amorcer la réintégration dans les usages.
Demain ?
Selon Manfred Max-Neef, la réponses que nous donnons à nos besoins peut être destructrice, inadaptée, inhibitrice, univoque ou synergique. Une réponse est dite destructrice quand, pour satisfaire un besoin, elle détruit le moyen de répondre à un autre. Par exemple, afin de loger une population, on bétonne un sol fertile occupé jusque là par des potagers. Une réponse est dite inadaptée quand elle apaise le symptôme d’une carence sans la traiter à la racine: par exemple, l’usage de l’alcool ou de la drogue pour masquer le mal-être. Elle est inhibitrice quand la satisfaction d’un besoin empêche la satisfaction d’un autre: un besoin de se divertir qui déborde excessivement sur le temps nécessaire pour assurer sa subsistance, ou - un grand classique - le besoin de protection qui jette son ombre sur le besoin de liberté. La réponse univoque, quant à elle, ne satisfait qu’un seul besoin: j’ai faim et j’achète un sandwich. Enfin, la réponse synergique représente la fécondité: elle permet de satisfaire à la fois plusieurs besoins. Un jardin partagé satisfait en même temps les besoin de subsistance, de relations aux autres, de protection, d’activité physique, de créativité et, pourquoi pas, de spiritualité. Les réponses synergiques sont, à mon avis, la clé d’un avenir vivable.
Que penserait-on d’un homme menacé qui, au lieu de conserver ses armes sous la main, les cacherait à quelques dizaines ou centaines de kilomètres de sa maison ? S’agissant de notre nourriture, ne pouvons-nous pas nous poser la même question ? Car, que des pénuries soient possibles et même envisageables, il me semble sage aujourd’hui’hui de l’accepter. Comme l’écrivait Montaigne en conclusion de ses Essais: « Le monde est une éternelle branloire ». Depuis quelques mois, cela s’est de nouveau vérifié. Des lignes de fracture sont apparues où nous ne voyions qu’une continuité inébranlable. Ceci affecte les flux sophistiqués sur lesquels nous croyions pouvoir compter sans réserve. Mais la solidité d’une chaîne est celle de son maillon le plus faible. Plus une chaîne compte de maillons, plus ses points de fragilité sont nombreux. C’est ainsi que de multiples facteurs peuvent interrompre la production de la nourriture et son acheminement jusque’à nous. Nous en avons une illustration presque caricaturale : sécheresse au Canada, pénurie de moutarde en France.
La sagesse, me semble-t-il, nous invite à remettre au plus près de nous la production de notre alimentation. Le risque d’inaccessibilité des resources est proportionnel à la distance et au nombre d’intermédiaires qui nous en séparent. Sachant que nos territoires sont loin de l’autosuffisance, il appartient donc à chacun d’entre nous, dans la mesure de ses moyens, d’apporter sa contribution au nécessaire rééquilibrage. C’est possible en orientant nos choix de consommation pour encourager le développement local d’une agriculture de subsistance. C’est possible en diversifiant nos comportements alimentaires pour réduire le gâchis et développer un tissu local d’exploitations résiliantes. C’est possible, si nous avons un bout de terrain à notre disposition, en prenant la grelinette à deux mains.
Pour évoluer, le monde dans lequel nous vivons a besoin de notre propre évolution.
Participants à la table ronde de Demain Vendée:
Félix Lallemand, co-fondateur de l’association Les Greniers d’Abondance, qui informe et accompagne les territoires pour développer leur résilience alimentaire.
Gilles Daveau, cuisinier et formateur, auteur du Manuel de cuisine alternative, qui initie à la cuisine végétale et ses bienfaits au plus grand nombre.
Corinne Daigre, créatrice des Jardins de Corinne, maraîchage sur sol vivant et lieu de de vente directe situé à Grosbreuil.
Lilian Bouchet, salarié du CPIE Sèvre et Bocage, en charge d’accompagner les Pays de Mortagne et de Pouzauges dans l’élaboration de leurs Projets Alimentaires Territoriaux.
Benjamin Lotin, consultant en nutrition santé et explorateur d’autres manières de se nourrir (alimentation vivante, jeûne…) notamment via son podcast Evolution talk. Il initie également une forêt comestible à Rosnay.
* J’ai déjà écrit sur le sujet et si vous souhaitez avoir une vision globale du système de Manfred Max-Neef, vous le trouverez présenté ici: http://indisciplineintellectuelle.blogspirit.com/archive/...
** Robert Ulanovicz, cf. https://www.yumpu.com/fr/document/view/16573604/recueil-c...
*** Qui, par exemple, quand il pare un chou-fleur, en réserve les côtes pour une autre préparation ?
15:06 | Lien permanent | Commentaires (2)