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29/06/2020

What if* : Une histoire de friches

 

 

Au terme d’un itinéraire professionnel qui l’avait déplacé aux quatre coins de la France et quelques années à l’étranger, Serge avait décidé de revenir dans sa bourgade natale. Il y avait retrouvé quelques amis de son enfance. Chacun, visiblement, avait vécu sa vie et vieilli à sa manière. Il avait été invité à rejoindre un club service local et, à son grand soulagement, avait constaté que la moyenne d’âge de ses membres était d'une génération de moins que lui. On y trouvait aussi quelques membres du conseil municipal. Les réunions se tenaient dans le salon privé du café-restaurant La Fraternité. L’atmosphère y était à la fois chaleureuse et épicurienne, les activités utiles - même si, au goût de Serge, il y manquait un peu d’originalité.

 

- Quoi ? Tu es devenu fou ?

C’était Onésime, surnommé « le Schtroumpf noir », qui, comme cela lui était coutumier, venait d’exploser. Au fur et à mesure que Serge avait développé l’idée qui lui était venue, la petite assistance - moins de dix personnes - l’avait vu virer au cramoisi.

Quand Serge avait retrouvé ses amis ce soir-là, quelques jours après le début du déconfinement, un article de presse découpé par Marc, dit « Le Geek », passait de main en main. Il était illustré d’une photographie où l’on voyait des hommes et des femmes à la peau sombre faire une queue d’une centaine de mètres pour la nourriture que distribuait une association. Regardant, avant de s’asseoir, par dessus l’épaule de Joël qui n’avait pas fini de le lire, Serge avait vu le titre : « Quand la crise sanitaire se mue en crise alimentaire ».

- Où cela se passe-t-il ? » demanda-t-il.

- En France, mon ami ! En région parisienne » lui avait répondu Marc.

Il avait poursuivi:

- J’ai découvert que la ville de Paris n’a que trois jours de stocks alimentaires devant elle. On considère que c’est normal. Mais quand cela coince quelque part, ce sont d’abord les pauvres qui en pâtissent.

- Ce ne doit pas être propre à Paris…"  avait commenté Serge, l'air pensif.

- Alors, qu’en penses-tu, toi qui préfères les navets aux pétunias ? » lui avait alors jeté le Schtroumpf noir.

A son retour dans sa ville natale, Serge s’était fait remarquer par une tribune libre dans la feuille de chou locale. Il y présentait le mouvement des Incroyables Comestibles (1) et concluait, pour frapper les esprits, que « des vergers ou des jardins partagés seraient davantage adaptés à l’époque que les pelouses et les pétunias entretenus à grands frais d'eau et de personnel par la mairie».

En réponse à l’interpellation d’Onésime, Serge avait rappelé que leur département, pour rural qu’il parût, ne produisait que 10% de la nourriture qu’on y consommait.

Cela avait commencé à agacer Onésime:

- Où trouves-tu de pareilles énormités ? Mets des lunettes: la campagne nous environne de partout !

- C’est exact. Mais qu’est-ce qu’on y produit dans notre campagne ? Des céréales !

- Et alors, avec quoi travaille ton boulanger ?

Danièle intervint:

- Pendant le confinement, beaucoup de gens se sont mis à faire des gâteaux, certains même leur pain, et devinez ce qui s’est passé ? »

Marc, attrapant la balle au bond:

- Notre minotier n’avait pas assez de blé pour produire la farine qu’on lui demandait.

- En effet", confirma un autre, "pendant quelques jours on a eu du mal à trouver de la farine. Faut dire aussi que certains faisaient des stocks !"

Serge reprit:

- Pas seulement. Nos céréales, dans leur quasi-totalité, quittent le département. Vers d’autres départements mais surtout vers l’étranger et elles prennent ici la place des cultures vivrières qui pourraient être consommées localement.

- Et nos marchés de village, qu’en fais-tu ? Ils regorgent de tout ! » s’était exclamé Onésime.

- Leur apparente abondance est loin de compte avec ce qu’il nous faudrait pour être autonomes.

Onésime maugréa:

- Mais pourquoi faudrait-il être autonome ? Nous vendons, nous achetons, ça roule ! Non ?

Danièle:

- D’après ce que j’ai lu, le confinement a privé l’agriculture de personnel saisonnier. Faute de pouvoir les récolter et les transporter, de grandes quantités de fruits et de légumes ont pourri. Quel gâchis, alors que des gens n’ont pas à manger !

- Tu vois, si on cultivait à proximité des consommateurs, il n’y aurait pas eu ce gâchis qui m’attriste tout autant que toi. On aurait trouvé des solutions pour les récolter.

Onésime, de plus en plus agacé:

- Des solutions ? Quelles solutions ? Dans vos rêves !

Danièle, s’efforçant au calme:

- L’an passé, qui donc avait organisé le ramassage de ses fruits par ses clients? Corinne ? A l’entrée du verger, on te donnait un panier en te disant comment faire, au retour on pesait ce que tu avais pris et tu avais une ristourne pour avoir fait la cueillette toi-même. Les gens avaient beaucoup aimé, ils avaient passé un bon moment tout en faisant des économies.

- Pour autant, je ne les vois pas faire cinquante kilomètres pour aller chercher des framboises ! Sans parler des frais d’essence.

- Justement ! C’est bien ce que dit Serge: il faut produire au plus près !

Onésime, s'entêtant :

- Mais la situation que nous avons vécue était exceptionnelle ! A vous entendre, elle va devenir la règle !

Serge avait repris posément la parole:

- Elle a eu le mérite de nous montrer la fragilité du système. Le nombre de choses « exceptionnelles » qui peuvent provoquer disettes ou famines est en train d’augmenter.

Il craignait toujours un peu de passer pour un « Monsieur-Je-sais-tout », mais il avait cependant évoqué ensuite quelques-uns des « bugs » qui pouvaient affecter la régularité de l’approvisionnement alimentaire.

- Alors, tu es contre la mondialisation ? Pour l’autarcie ?

- Ce qui m’intéresse, c’est que, quoi qu’il arrive, dans un monde fragile, nous ayons tous à manger en tant que de besoin. Comme le disent les Anglais: la preuve du pudding, c’est quand on le mange. Les théories économiques ou politiques, ça ne remplace pas une assiette de soupe.

Marc:

- Churchill disait: « La distance entre la civilisation et la barbarie, c’est cinq repas ». On a vu récemment des échauffourées pour une playstation soldée. Qu’est-ce que ce serait au troisième jour d’une disette ! (2)

Serge :

- Il y a une chose qui me frappe. D’un côté, malgré l’agriculture intensive, l’artificialisation des sols, etc. on voit presque partout des bouts de terre cultivables et non cultivés. De l’autre, on a dans notre pays des gens qui ne mangent pas à leur faim et qui ne peuvent pas s’intégrer, l’économie détruisant plus d’emplois qu’elle n’en crée. On a aussi, dans notre village, de plus en plus de maisons qui ne trouvent personne pour les occuper et qui se délabrent.

- Pour cela, tu as raison ! La petite place Bergougniasse, qui était si agréable, est devenue un village fantôme. De toutes ces maisons fermées, pas une sur dix qui n’ait fait l’objet d’une effraction. Vous devinez ce qu'il s’y passe !

Danièle:

- Je me souviens de ce que me racontait mon père de son enfance: ma grand-mère, veuve de guerre, faisait vivre la famille en cultivant un terrain de quelques ares. Elle avait aussi des poules et des lapins. Le recours au marché était limité à ce qu’elle pouvait acheter en revendant ses oeufs et ses volailles. C’était loin d’être la richesse, c’était une économie de subsistance, mais elle et ses trois enfants n’ont jamais manqué de nourriture malgré les problèmes économiques.

- On a aussi des jardinets devenus impropres au jardinage parce que bétonnés ou asphaltés afin d’en réduire l’entretien!

- Quand les gens sont chez eux, ils font ce qu’ils veulent !

- Bien sûr. Mais le peu de fruits ou de légumes qu’ils pourraient produire allègerait la pression sur le marché en cas de problème. Vous le savez aussi bien que moi, il faut des semaines pour faire pousser un radis et des mois pour un poireau : on ne peut pas improviser au moment où la crise surgit.

- Serge, où veux-tu en venir ?

- L’image que j’ai à l’esprit est celle du Père Ceyrac que nous connaissons tous ici. Missionnaire en Inde, il avait remarqué que, où il était, deux populations étaient traitées comme moins que rien, complètement abandonnées: d’un côté les veuves et de l’autre les orphelins des rues. Il a eu l’idée de créer une organisation qui les rapprochait: les orphelins s’occupaient des veuves et réciproquement.

- Je ne vois pas le rapport…

- En rapprochant deux misères, au lieu de les additionner, il les a considérablement réduites. Voilà où je voulais en venir: pourquoi serait-il idiot de rapprocher des malheureux, nos terres en friche et nos maisons en déshérence ? 

C’est à ce moment-là qu’Onésime avait explosé.

- Quoi ? Tu es devenu fou ? Tu veux ramener ici la misère du monde ! On n’a pas assez de problèmes ?

Bien qu’il eût exprimé la vague crainte que plusieurs d’entre eux avaient ressentie aux propos de Serge, tout le monde éclata de rire.

- Le problème qu’on a, Onésime, c’est que nous sommes en train de mourir ! Les gens partent, géographiquement ou au cimetière, les exploitations agricoles ont de plus en plus de mal à trouver des repreneurs, nos commerces survivent de plus en plus difficilement, bientôt on va nous fermer l’école, le bureau de poste… Nous sommes en train de devenir des friches ! Tu veux que je te fasse un dessin ?

- Ton idée est généreuse, c’est vrai… » commença Danièle, pensive.

- Généreuse ? Même pas, pragmatique. 

C’est alors que Claudius qui jusque là était resté silencieux intervint:

- Voyez-vous, à la sortie de Grospetit, le bâtiment abandonné que les anciens appelaient « la fabrique » ?

- Tu veux parler de la « maison des rats » ? Pour sûr qu’on la voit ! Qu’est-ce qu’on attend pour la raser ! Malgré les panneaux, il y a des gamins qui vont y jouer, un jour ou l’autre il y aura un accident !

- En fait," reprit Claudius, "à l’origine, ce n’était pas une fabrique au sens où on l’entend aujourd’hui. Au XIXe siècle, la ville de Paris a voulu se débarrasser des mendiants qui encombraient ses rues, chapardaient aux étalages et ennuyaient le bourgeois. Elle a acheté un terrain de plusieurs hectares, a fait construire ce bâtiment aujourd’hui en ruines, et les mendiants furent invités à y aller apprendre à vivre de leur potager.

- L’invitation a dû être musclée !

- Je ne sais pas. J’ai lu l’étude d’un historien, le professeur Roger, qui conclut que, pour la plupart d’entre eux, ce fut positif: non seulement ils en retirèrent une amélioration matérielle mais aussi une réhabilitation sociale.

- Tu voudrais que l’on fasse la même chose ?

- Je ne dis pas forcément cela. Mais, mutatis mutandis, l’exemple peut être inspirant.

- Cela me fait penser à ce gars qui emmène des délinquants mineurs en grande randonnée. Le juge leur donne à choisir entre la prison et un ou deux mois à crapahuter. Il paraît qu'au retour, la grande majorité de ces jeunes rentre dans le rang et ne replonge plus (3). Le jardinage a peut-être les mêmes vertus... 

- Eh! bien, avant d’inviter la misère du monde et son cortège de délits et de bagarres, je préfèrerais qu’on attire les Parisiens que le confinement a dégoutés de la capitale. Avec le télétravail, ce ne devrait pas être trop compliqué.

- Si tu fais venir des Parisiens, on n’en pas fini avec tout ce qui les dérange: le chant des coqs, le braiment des ânes, les odeurs d’étable, le son des cloches, l’absence de fibre….

Danièle:

- Serge, qui sont les gens auxquels tu songes ?

Pris de court, Serge décida in petto d’enfoncer le clou:

- Ceux de la photo.

- Misère ! » s’exclama Onésime.

- Onésime, des gens qui seraient prêt à travailler la terre pour vivre mieux et dignement, ce sont a priori des gens honnêtes, non ? » répliqua Danièle un peu vivement.

- Ah! oui ? Et comment tu les trouves ?

- Rien ne prouve d’ailleurs qu’ils savent déjà travailler la terre ?

Claudius précisa alors:

- La commune de Paris avait salarié des jardiniers professionnels pour accompagner ses indigents.

Danièle complète:

- On a ici quelques « néo-paysans » qui aideraient sûrement aussi. C’est dans leurs valeurs. Mais comment entrer en contact avec les gens dont parle Serge et savoir à qui on a affaire ?

Le Schtroumpf noir se leva d’un bond, repoussant brutalement sa chaise qui tomba avec fracas derrière lui.

- J’en ai assez entendu ! Si vous voulez continuer avec vos billevesées, ce sera sans moi! Bonsoir la compagnie !

Il sortit sans même relever son siège et claqua la porte derrière lui. Les amis se regardèrent, mi-gênés mi-amusés.

- C’est dommage qu’il ait des a priori et un aussi un sale caractère, car il a le coeur sur la main." commenta Danièle.

Joel:

- Cela dit, je le comprends un peu… Faire venir des gens comme ceux dont tu parles…

Puis:

- Serge, tu ne m’as pas convaincu, mais j’aimerais quand même que tu développes ton idée.

- A vrai dire, l’idée n’est pas réfléchie. Elle m’est venue en voyant l’article apporté par Marc. Si l’on voulait l’explorer, il nous faudrait prendre contact avec des gens qui fréquentent en direct ces populations afin qu’ils nous disent si, d’après eux, certaines familles seraient capables de jouer le jeu.

Claudius:

- Il faudrait en premier lieu savoir ce que nous pouvons offrir: faire l’inventaire des friches et des maisons abandonnées pour voir dans quelles conditions les mettre à la disposition de ces nouveaux « colons ».

Serge:

- Cela permettrait d’avoir une idée de la faisabilité. Mais il faudra impérativement organiser des échanges avec notre population. Qu’elle s’empare du projet, qu’elle en soit co-auteure: c'est une condition de la réussite.

- Oui, il faut que les gens qui choisiraient de venir vivre ici se sentent les bienvenus...

- Ce n'est pas gagné. Des Onésime, il doit y en avoir d’autres dans le village. 

Marc:

- Si l'on trouvait une famille candidate qui vienne se présenter et parler, cela aiderait. Souvent, cela bloque à cause des caricatures que les gens se font les uns des autres quand ils ne se connaissent pas.

Danièle:

- C'est un serpent qui se mord la queue! Par quel bout le prendre ? Les terres ? Les maisons ? L’accompagnement ? Le financement ? Les gens à inviter ? Les gens d’ici ?

- Et à partir de quand laisser filtrer l'idée ?


(La suite de l’histoire est laissée à l’imagination du lecteur)

 

* What if : référence au dernier ouvrage de Rob Hopkins Et si on libérait notre imagination. Cf. son site: https://www.robhopkins.net/


(1) http://lesincroyablescomestibles.fr/

(2) https://www.20minutes.fr/arts-stars/culture/2801659-20200...

(3) En France, sur la même idée Bernard Ollivier a créé Le Seuil: https://assoseuil.org/ .

 

 

13/06/2020

Maintenant, la vie !

 

Conversation sur l’après-confinement
(suivie d’une offre)

 

Convives

Les filles:
Estelle, Michelle, Noûr, Xuemei

Les garçons:
Guillaume, Pedro, Sana, Sylvain

 

C’était le premier dîner que les huit amis partageaient depuis la levée du confinement. Ils avaient retrouvé avec bonheur le petit restaurant quercynois « Chez Bergougniasse » qui, depuis maintenant plusieurs années, offrait à leurs rencontres son cadre délibérément vieillot et campagnard.

 

En poussant la porte, ils remarquèrent que l’antique sonnette, qui s’agitait habituellement à leur passage, restait muette. Le patron, après les avoir accueillis avec chaleur, leur expliqua qu’elle n’était pas en panne mais que de nombreux clients s’étaient soudain plaint qu’elle les faisait sursauter. Alors qu’il rapportait cela, ils sentirent que sa pétulance naturelle avait du plomb dans l’aile.

 

Après avoir regretté la nouvelle phobie qui avait fait taire le son aigrelet qu’ils aimaient bien retrouver, les huit avaient bavardé avec effervescence autour de l’apéritif maison déjà disposé sur la table ronde, généreusement fleurie, qui leur était réservée. A la troisième apparition du patron avec crayon et bloc-note, ils se décidèrent à ouvrir les menus posés près d’eux. Bien que les plats, tous maison, ne fussent qu’au nombre de cinq ou six, c'était un document aux dimensions d’un tabloïde.

 

- Ils sont conçus pour vous protéger du coronavirus » avait commenté le patron, mi-figue mi-raisin. Vous pouvez ensuite les poser verticalement sur la table et vous continuerez à être à l’abri des projections.

 

Ses humeurs, dont il jouait, faisaient partie du caractère de l’établissement. Mais, en l’occurence, était-il sérieux ou pince-sans-rire ? Ces dernières semaines, malgré le soulagement qui avait accompagné le déconfinement, le pays aux faces couvertes du masque s’était découvert terriblement sérieux. Peut-être du fait de l’impossibilité de communiquer par les expressions du visage, les gens semblaient, au mieux indifférents les uns aux autres, ou bien, au pire, défiants.

 

Le choix du repas était toujours un moment révélateur du tempérament et du bouquet de logiques propres à chacun. Les uns se décidaient vite, les autres se créaient des dilemmes abyssaux - en général entre « La truite des montagnes aux épinards » et « Le véritable cassoulet de la mémé de Castelnaudary ». Pendant que les uns choisissaient en silence, les autres sollicitaient leurs voisins de table ou interrogeaient plus ou moins longuement le patron. Et alors que celui-ci s’éloignait avec la commande, il y en avait toujours un (ou une) qui changeait d’avis in extremis et le rappelait. A travers ces comportements, cela faisait du bien de se retrouver tels qu’avant, comme si tout n’avait pas basculé.

 

Alors que le patron regagnait pour de bon la cuisine, un ange passa et Estelle déclara soudain, pensive :

- Je me demande ce que serait ma vie si j’avais pris d’autres décisions !

Tous les regards se tournèrent vers elle.

- Eh! bien, tu serais en train de te demander ce que serait ta vie si tu avais pris d’autres décisions !

La tablée éclata de rire. C’était bien d’Estelle de se poser de telles questions et de l’espiègle Xuemei de lui donner une pareille réplique.

- Cette question serait-elle un contre-coup de ton confinement ? » plaisanta Sana de sa voix de basse.

Mais Pedro enchaîna, malicieux :

- Es-tu sûre d’avoir vraiment pris des décisions ?

- Pas vraiment, en effet. J’ai plutôt l’impression d’avoir suivi - comment dire ? - la ligne de moindre résistance.

- Par exemple ?

- J’ai suivi les études que souhaitaient mes parents. Je voulais faire les Beaux-Arts et je suis devenue dentiste.

- Et pourquoi as-tu suivi les désirs de tes parents ?

- Sans doute parce ç’aurait demandé trop d’énergie de m’opposer à eux.

Michelle, quelque peu crispée :

- C’était quand même plus rationnel que les beaux-arts. Cela te rapporte sans doute davantage aujourd’hui !

On savait Michelle assez péremptoire dans ses opinions, mais le ton, presque agressif, surprit.

Estelle cacha sa surprise et se contenta de hausser les épaules.

Noûr, avec un clin d’oeil:

- Parles-tu de cela ce soir parce que tu sens que tu devrais prendre une décision ?

- Je passe des jours entiers, enfermée entre quatre murs, masquée, gantée, penchée sur des bouches ouvertes et des caries. Devoir attendre la retraite, c’est-à-dire encore des années, pour vivre des journées différentes, cela me déprime…

- Et sais-tu ce que tu aimerais faire ?

- J’ai tellement refoulé de désirs que j’aurais besoin de temps à moi pour mieux le cerner. Mais en tout cas, ce serait plus en relation avec la nature, la beauté, la bonté aussi… Mais, à vrai dire, c’est très compliqué.

Xuemei:

- Un peu New Age, non ?

- Et alors ? Je vais aller jusqu’au bout: avec notre société de futilités et de gâchis, nous sommes en train de détruire la vie, d’enlaidir tout, de pourrir tout. Qu’allons-nous laisser à nos enfants: la reproduction compulsive de nos comportements insensés sur une planète à l’agonie ? Les discours sur la « sobriété heureuse » ne suffisent pas! Il n’y a que l’exemple qui entraîne et je ne veux pas finir en exemple de ce que j’en suis venue à condamner.

Sana :

- Je te reçois cinq sur cinq ! Mais qu’est-ce qui est le plus compliqué pour toi ?

- Je suis persuadée que, dans mon milieu, je passerai pour une folle si, à mon âge, je quitte un boulot utile et qui paye bien pour « me faire plaisir ». Du point de vue financier, cela voudrait dire une baisse de train de vie. En ce qui me concerne, je suis prête à l’assumer. Mais je ne suis pas seule. C’est un coup à être rejetée de ma famille, mon mari pourrait divorcer et mes enfants me haïraient !

- Ils auraient bien raison ! Par les temps qui courent, quand on a un gagne-pain, on le garde ! » s’exclama Michelle que cette conversation semblait agacer de plus en plus.

Quelques convives, sans la relever, jetèrent à Michelle un regard navré.

Xuemei l’ignora :

- « Scénario catastrophe » ma belle ! Peut-être pourraient-ils comprendre mieux que tu ne le penses… Peut-être y auraient-ils, eux aussi, quelque chose à gagner…

Noûr:

- On est moins prisonnier de ses habitudes que de celles que l’on a données aux autres ! Comment les aider à en changer ?

Guillaume, qui terminait un aparté avec sa voisine, rejoignit la conversation :

- On est également prisonnier de ce que l’on croit de soi et des autres…

C’est le moment où le patron apporta les plats.

Passée la gourmandise des premières bouchées, Estelle reprit:

- Suis-je la seule à ressentir ce que je ressens ? Ne me dites pas « oui », sinon je vais avoir l’impression d’être encore plus loufoque !

Sana, par dessus sa cuisse de poulet:

- Rassure-toi. En ce qui me concerne, quand j’ai vu ce que le confinement m’a fait économiser, je me suis posé des questions sur mon style de vie. On travaille comme des dingues et on garde des jobs dont on est las, et pourquoi ? Pour pouvoir se payer des choses qui ne sont qu’un moyen de nous consoler de la vie que l’on mène !

Pedro renchérit:

- Il y a pire. A entretenir des situations qui ne sont pas en accord avec nos vraies aspirations, on se met en danger. Moi, c’est à trente-deux ans, le jour où je me suis vu près de la mort, que j’ai réalisé que ma vie valait d’être vécue différemment. J’avais repris la charge de mon père, mais comme je n’aimais pas ce travail, je me sentais coupable. Pour compenser, j’en faisais dix fois trop. Mon angoisse a duré plusieurs mois, et quand j’ai su que j’étais guéri, je me suis dit que j’avais de la chance mais qu’il ne fallait pas la gâcher. J’ai tout envoyé bouler et j’ai pris une année sabbatique.

Quelques-uns d’entre eux avaient déjà entendu Pedro évoquer cet épisode de sa vie. Il avait été atteint par un mal qui aurait pu le tuer et qu'il avait intuitivement attribué aux stresses et aux insatisfactions de sa vie professionnelle.

- Mais qu’est-ce qui te retenait ?

- L’impression que je devais cela à mon père.

- Mais il était mort ?

- Justement !

Il marque un temps, puis:

- Je partage aussi ce qu’a dit Guillaume. J’avais la croyance que je ne saurais rien faire d’autre. Si on mesurait le rôle de nos inhibitions et si on savait, à l’opposé, tout ce dont on est capable ! Nous avons en nous de quoi vivre plusieurs existences différentes!

Estelle se souvint que changer de vie avait pris environ deux ans à Pedro. A la suite d’une formation qui lui avait ouvert d’autres milieux, il y avait eu comme une série de ricochets qui l’avait conduit jusqu’à l’activité improbable qu’il avait inventée et où il s’épanouissait maintenant.

C’est alors que Sylvain, qui était resté quasiment silencieux, se décida à annoncer ce qui lui arrivait:

- Moi, de toute façon, on a pris la décision à ma place : je viens d’être viré!

Il y eut un silence. Le confinement avait mis à mal l’économie du pays. C’était une véritable marée de licenciements. De penser soudain que l’un d’entre eux était frappé par cette autre pandémie les fit tous frissonner.

Sylvain poursuivit:

- Vous avez l’air de parler de servitudes quand vous parlez du travail. Il y a quand même des compensations : le revenu, la sécurité, le statut…

Estelle:

- J’avoue que mes états d’âme de privilégiée, par rapport à ce qui t’arrive, peuvent paraître du luxe…

- Ce que je regrette, ce n’est pas tant cet emploi que je n’aimais pas plus que cela, mais la possibilité qu’il me donnait de me projeter dans l’avenir.

Après un divorce difficile et un célibat ponctué de rencontres qui avaient tourné court, Sylvain venait de se remettre en couple. C’était pour lui une deuxième vie qui commençait, pleine de promesses.

- Comment ta compagne vit-elle cela ?

- Incroyablement ! Elle me dit que c’est une occasion de réfléchir à un projet plus « radical ». C’est son mot !

- Radical ?

- Oui, radical par rapport à ceux que nous avions jusque là. Comment dit-elle ? - « Nous allons passer de la continuation à la bifurcation ».

- Et comment ressens-tu cela ?

- C’est une fille formidable. Je me réjouis qu’elle prenne aussi bien la situation. Mais son audace m’inquiète !

Noûr:

- Moi, je te le dis, tu as de la chance. Quand on a en nous des peurs, des résistances - et qui n’en a pas ? - c’est un don du ciel d’avoir un entourage qui vous aide à les surmonter.

Sylvain:

- Mais pour aller où ?

- On ne sait pas forcément tout de suite où aller, mais on sait ce qui nous attend là où on est…

D'un tempérament impavide et sociable, Noûr avait dû résister aux pressions d’une communauté particulièrement pesante, surtout s’agissant de la place des femmes dans la société. Elle avait eu le soutien de sa mère qui n’avait pas craint de remettre à sa place le père ou les frères de Noûr chaque fois que nécessaire. L’avaient aussi beaucoup soutenue les amitiés nouées au cours de ses études. Sa soeur, plus craintive, avait été phagocytée par les traditions.

Michelle :

- Tu ne crois pas si bien dire ! En ce qui me concerne, j’ai des perspectives à pleurer. La boîte organise en douce la mise au placard de gens comme moi afin de faire de la place aux jeunes loups qu’elle a embauchés ces dernières années, qui commencent à hurler famine. Non seulement, je sais que je vais m’ennuyer à mourir, mais terminer ainsi sa carrière, c’est humiliant !

Ses convives comprirent alors pourquoi elle s’était montrée aussi renfrognée.

- Que comptes-tu faire ?

- Que veux-tu que je fasse, à mon âge !

Estelle :

- Quand tu te dis que tu aurais pu mourir à cause du coronavirus, tu te dis aussi que les concessions que tu fais à je ne sais quoi ou qui, pour vivre une vie qui te laisse sur ta faim, c’est peut-être trop!

- Sur ta faim ? Avec ce que tu gagnes ?

- Je parle d’une autre faim, si tu vois ce que je veux dire !

Avec soudain un voile de tristesse, Estelle poursuivit :

- De toute façon, je crains de ne pas avoir le cran d’aller plus loin que me poser des questions…

Pedro:

- Je suis persuadé que l’on ne prend que les décisions que l’on peut prendre. Comme la poule ne peut pondre que des oeufs de poule !

Un flottement autour de la table.

- En ce qui me concerne, selon toi, je ne pourrai donc jamais que suivre ma « ligne de moindre résistance » ? » lui demanda Estelle.

- Cela ne servirait à rien de se poser des questions ? » rajouta Xuemei.

- Je pense que c’est un cercle vicieux. Pour prendre des décisions différentes de celles que nous prenons habituellement - par exemple ce qu’Estelle appelle sa ligne de moindre résistance - il faudrait être soi-même différent. Mais, pour être différent de ce que l’on est, il faut changer, et pour changer il faut prendre des décisions !

- Ou être impacté par quelque chose de fort, comme tu l’as été.

- En effet.

- Sans espoir, alors ?

Noûr:

- Non ! Le fait de réduire les résistances que l’on a en soi, d’être rassuré, soutenu par d’autres, libère nos aspirations, et celles-ci nous montrent alors des chemins qui sont à notre portée, mais que nous ne verrions pas autrement.

Michelle, leva les yeux au ciel :

- Les aspirations ! Pfff… !

Guillaume manifestait depuis un moment son envie d’intervenir:

- Je crois que l’on peut attirer les bifurcations auxquelles on aspire…

- Et comment ?

- J’ai assisté à la conférence d’un physicien et je vais essayer de vous dire ce que j’ai compris. Il disait que le passé, le présent et le futur ne sont qu’une dimension de notre expérience. En fait les trois existent en même temps. Nous serions juste comme le rayon laser qui parcourt un DVD. Donc, notre avenir est déjà là.

- Mais c’est affreux ! On ne peut rien changer alors ?

- Tu es en train de nous dire le contraire de ce que tu annonçais !

- Un moment, je n’ai pas fini! Justement, si! on peut changer cet avenir. Parce qu’il fait corps avec nos dispositions intérieures et que le DVD n’est pas gravé dans le marbre, il reste malléable. Quand on change nos dispositions intérieures, on change l’histoire écrite sur le disque, donc on change l’avenir. C’est un cheminement que l’on peut entreprendre, en douceur, sans attendre le choc d’un évènement, un burn out, une dépression nerveuse ou la peur de mourir. Et on peut le faire de manière écologique, si vous voyez ce que je veux dire.

Ils ne voyaient pas ce qu’il voulait dire et ils en auraient volontiers entendu davantage. Mais Guillaume était ainsi qu'en fonction des sujets, les lieux et les moments étaient pour lui convenables ou non. Or, l’atmosphère d’une fin d’un repas au restaurant ne lui semblait pas favorable au développement d’une idée aussi énigmatique. En outre, il redoutait les réactions cassantes, comme celles qu’avait eues ce soir Michelle.

Le patron s’approcha de leur table et les invita à choisir leurs desserts. Mis à part Sana qui savait ce qu’il prendrait dès le début du repas, les autres rouvrirent la carte.

Noûr, à mi-voix:

- Un tiramisu , après un confit de canard, est-ce bien raisonnable ?

Pedro :

- Je suppose que, si tu as fait en sorte que je t’entende, c’est que tu quêtes un soutien ?

Noûr pouffa de rire sans répondre.

- Je serai généreux, reprit Pedro: ne gâche pas maintenant un plaisir que tu as si bien cultivé jusqu’ici !

Le patron commença à relever les commandes. Michelle ne prit pas de dessert. Seule, à l’autre bout de la table, Estelle, flânant dans ses pensées, hésitait encore.


Fin du commencement


Vous vous êtes plus ou moins reconnu à un moment ou l’autre de cette conversation ?

Vous êtes confronté à l’une ou l’autre des interrogations qu’ont exprimées nos personnages ?

Vous vous trouvez à une croisée des chemins ?

Vous aspirez à des changements qui ne se produisent pas ?

Vous êtes déçu ou angoissé par vos perspectives professionnelles ?

Vous avez envie de vivre une vie davantage en cohérence avec vos valeurs ?

Vous voulez cesser de gâcher un temps qui passe de plus en plus vite ?

Vous avez envie d’en savoir plus sur un processus d’évolution personnelle fondé sur le libre-arbitre, des valeurs humanistes et une vision écologique de l’action ?

Ce qui suit peut vous intéresser !

 

Maintenant que le déconfinement le permet, nous lançons la constitution d’un ou plusieurs groupes de personnes désireuses de faire le parcours «  Constellations ».

On peut comparer Constellations à un congé sabbatique distillé goutte à goutte, qui s’entrelace avec votre vie de tous les jours.

Constellations vous propose d’enrichir votre réflexion sur vous-même, votre situation, et de vous aider à trouver ou retrouver:

vos aspirations,
vos leviers personnels de résilience et d’évolution,
les ressources dont vous avez besoin,
une stratégie pacifique, prenant en compte votre environnement.

 

Déroulement

Le déroulement du parcours s’appuie sur un cycle en trois temps:

1. L’histoire de six personnes qui se retrouvent dans des situations de crise, assortie d’outils d’analyse qui vous permettront d’approfondir votre compréhension de ce qu’elles vivent et à travers elles de ce que vous vivez vous-même;

2. Un temps d’échanges en petits groupes, où vous enrichirez vos réflexions et vos connaissances, temps d’échanges régulé par un animateur formé à la pédagogie du « maître ignorant »;

3. Une séquence que nous appelons « L’école buissonnière » qui, à la faveur des intersessions, invite à faire un pas de côté, à expérimenter en douceur, hors des sentiers battus, des situations que vous choisissez librement.

L’ensemble du parcours comprend 8 cycles et, à raison d’un cycle toutes les trois à quatre semaines, se développe sur 6 à 8 mois. Le temps d’échange de chaque cycle correspond à un regroupement physique d’une durée quatre heures.

Comme le disent les jardiniers: ce n’est pas en tirant sur les plantes qu’elles grandissent plus vite. La durée du parcours est un élément de la maturation. 

 

Quelques précisions

La pédagogie du « Maître ignorant » fait que l’animateur n’intervient jamais sur le fond. Il est là seulement pour réguler les échanges et donner le rythme.

Constellations ne vous propose aucune croyance, aucune théorie. C’est à vous de butiner, comme dans un jardin, ce qui, parmi les documents et les échanges à votre disposition, vous convient.

Une motivation sincère constitue le seul critère d’admission. La richesse du groupe dépendant de l’engagement de chacun, l’accès au parcours sera soumis à un entretien préalable avec l’animateur.

Des conditions avantageuses seront faites aux personnes motivées mais qui ne peuvent bénéficier d’une prise en charge.

Si vous avez des amis ou des amies que cette offre pourrait intéresser, merci de la leur faire suivre.

 

Pour en savoir plus: thierrygroussin@gmail.com .

07/06/2020

Coronavirus: un autre récit 

 

 

Exercice narratif

 

Il est faux de dire que les dieux sont cruels envers les hommes. Les dieux délivrent les humains de l’incertitude. Ils leur disent que croire, ce qu’est le monde et qui ils sont. Grâce à eux, la cruauté du doute est écartée. Les dieux disent aussi ce que, dans telle ou telle circonstance, il convient de faire, quand, comment, où, avec qui, et ainsi ils rassurent. Grâce à leur intervention, la condition des êtres potentiellement doués de compréhension est rendue supportable. Mais il arrive que les dieux se brouillent. Qu’ils se brouillent entre eux et que leur image se brouille. L’Olympe devient flou, l’image tremble, se dédouble comme sur un vieux téléviseur. C’est alors, pour les hommes, une grande épreuve.

 

Cela commença par Cassandre qui, toute agitée comme à son habitude, annonça un mal invisible qui avait commencé de se répandre, frappant ici et là. Une sorte d’hydre qui tuait. A l’entendre, depuis que l’humanité existe, il était le plus redoutable de tous les démons jamais lâchés sur cette planète. Il semblait qu’il dût infailliblement la conquérir et la débarrasser de l’espèce qui essaye de se tenir debout. Relayés ici et là, partout où il semblait que la bête se manifestât, les cris de la Troyenne finirent par être entendus. Mais l’on sait que Cassandre a toujours tort. L’un des dieux et non le moindre, balayant cette menace comme une mouche importune, de son nuage invita les hommes à refuser l’inquiétude et les enjoignit, au contraire, de poursuivre leurs réjouissances et leurs travaux. Ils l’entendirent, car il allait dans le sens de leurs penchants et de leurs habitudes. 

 

Mais cela tourna très vite au « Mangeons et buvons, car demain nous mourrons! »

 

Sur l’Olympe, les dieux alors se réunirent et chacun y alla de son magistère et de sa vérité. D’en bas, les hommes, sidérés, atterrés, les regardaient gesticuler, se contredire, s’entre-maudire. Etait-il possible qu’il y eût plusieurs vérités - c’est-à-dire aucune ? Où donc était passée la fonction divine, mère de la science et des réponses claires ? La réalité une, unique, exclusive, le charisme qui permet de la faire partager, auraient-ils été dérobés à l’Olympe ? La seule chose que les hommes connurent pour certaine fut le nom de la créature diabolique: Coronavirus. L’un des attributs des dieux étant de nommer les choses et les êtres, apprendre cela ne fut ni une surprise ni vraiment une consolation. Mais enfin, si on la nommait, c’est qu’on la connaissait déjà un peu. On saurait donc quoi faire. Pour le reste, le lieu qui l’avait vu naître, les noces contre-nature qui l’avaient engendrée, cela resta scellé par le mystère qui règne presque toujours sur les origines et dont la révélation est réservée aux dieux. 

 

C’est à son contact le plus rapproché que l’on apprit un peu davantage de ce rejeton de l’enfer. Mais, là aussi, passées les premières évidences, la confusion revint. D’abord, il apparaissait et disparaissait. Visible au moment de l’agression, il s’évanouissait ensuite, comme dissous dans le corps de sa victime. Il s’en prenait, dit-on d’abord, aux poumons qu’il vérolait. Ah! non! Pas si simple. S’il s’en prenait à la fonction respiratoire, c’était plutôt - semblait-il - en affaiblissant le sang, véhicule de l’oxygène. Prodromes étranges: il faisait perdre le goût et l’odorat. Quand vous songez que le souffle est l’allégorie de l’esprit et de la vie, et que le goût et l’odorat évoquent les plaisirs de celle-ci, quel étrange signe ! Mais la vermine peut s’en prendre aussi aux reins, au système nerveux, au foie. En définitive, presque à tout. Il se pourrait également qu’avant de s’évanouir dans la nature, comme un mafioso qui va donner ses ordres aux tueurs à gage avant de s’esquiver, elle active une bactérie du microbiote, qui ferait le sale boulot. Elle s’en prend de préférence aux vieux, aux gros, aux diabétiques, aux cardio-vasculopathes. Elle épargne les jeunes et surtout les enfants. Encore que l’on compte aussi des cas mortels dans ces populations-là. Et même chez les maigres et en bonne santé. Elle se déplace dans l’air, se pose un peu partout, se communique par le contact, par le souffle, par certaines humeurs. 

 

Jaloux de Cassandre et ayant inhalé comme la Pythie de Delphes les vapeurs du prophétisme, l’un des dieux se mit à vaticiner. Il y aurait, prédit-il, des millions de morts. Un autre, d’un rang divinatoire apparemment inférieur, se récria et parla d’une folle exagération. L’Olympe, d’émotion, en retrouva une forme d’harmonie. Une exagération ? Comment oser un tel blasphème ! En vérité, la menace était terrible et malheur à celui qui la contesterait. Certains se frottaient les mains: il n’est de péril qui ne recèle son opportunité. Où les humains ont peur, il y a toujours quelque chose à glaner : gloire, argent ou pouvoir.

 

Cependant, au sein des tourments de cette triple transe, à la fois biologique, intellectuelle et métaphysique, des décisions furent prises. Quand on ne sait pas quoi penser, savoir quoi faire est une consolation. Et plus la peur est grande, plus on sera rassuré par des mesures extrêmes. Les dieux prirent la situation dans leur divine poigne. « Humains, vous revenez à votre souillure originelle qui fait de vous le véhicule de tous les maux. Votre contact est impur, l’air qui sort de votre gorge est impur. Vous pouvez tuer votre semblable rien qu’à l’approcher ou à lui parler. La flagellation est passée de mode, mais, comme jadis les femmes qui avaient leurs menstrues, cloitrez-vous et, si vous devez absolument sortir de vos gîtes, que ce soit furtivement et la face voilée! » 

 

Au début, les rites apaisent la peur. Ils donnent un sentiment de contrôle et de protection. Comme on trempait les doigts dans le bénitier en pénétrant dans une église, on se lave les mains en entrant dans les boutiques. Comme les femmes se couvraient la tête en présence du sacré, on se couvre le visage. Dans le pronaos (1) des files d’attente, on garde la distance prescrite par la géométrie sacrée. Dans un second temps, cependant, les rites finissent par exacerber la peur. Parce qu’à les répéter sans cesse, on s’imprègne jusqu’à l’intoxication du sentiment de l’omniprésence de la menace. Puis, on observe « l’autre »: fait-il ce qu’il faut pour me protéger ou se moque-t-il de risquer ma vie ? C’est ainsi que certains glissent dans l’obsession, deviennent puritains et bientôt chasseurs de sorcières. « Celui qui voit le Mal et ne le dénonce pas est complice du Mal ».   

 

De même qu’en de semblables circonstances le Moyen-Age multiplia les offices et les prières, la litanie du coronavirus, de son envahissement inexorable, du comptage de ses morts, fut psalmodiée à toute heure. « Il est toujours là, il est dangereux. Respectez les rites ! » De même que cette époque de ténèbres exigeait repentance, carêmes, jeûnes et privations propitiatoires, les dieux interdirent les fêtes, les retrouvailles, la fréquentation des bois, des mers et des montagnes. On fit aussi des sacrifices. Celui des vieillards, puisqu’ils étaient le plus susceptibles d’être contaminés. Comme on n’est plus à l’époque des bûchers, on se contenta de les mettre au jeûne affectif tant il est vrai que, pour passer plus léger de l’autre côté, il faut avoir appris à se défaire de tous les attachements. 

 

Quand, au terme de longs mois, un soleil bienveillant voulut reconnaître les sincères efforts des humains et annonça le retrait de la marée maléfique, ceux-ci se retrouvèrent comme des taupes chassées de leur trou à la lumière du jour. Clignant des yeux, ils se regardèrent, virent qu’ils n’étaient pas tous morts. Dans un immense soulagement, ils levèrent de nouveau leurs yeux vers l’Olympe et n’eurent que gratitude pour les dieux qui les avaient sauvés. 

 

(1) Espace précédent l’entrée dans le temple.