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30/01/2011

De Transitions en Commencements...

 

Un peu de publicité...

Comme nous ne disposons plus du moindre exemplaire papier du numéro 2 de Transitions, nous en avons mis en ligne une version numérique, en accès libre, à cette adresse:

http://co-evolutionproject.org/index.php/2011/01/le-numer...

Profitez-en! Ce numéro, qui a pour thème Economies et Proximités, est vraiment une des choses que je suis heureux d'avoir réalisées.
Si, maintenant, vous êtes curieux de connaître le contenu du numéro 1 de Commencements, qui sera incessamment sous presse, vous le trouverez ici:

Bonne lecture!

 

29/01/2011

Flavia

 

Flavia m’est apparue, dans un train de banlieue, alors que je rentrais chez moi un soir d’hiver. Il y avait, dans un coin de la voiture, une poignée d’adolescents qui s’esclaffaient bruyamment, usant d’un vocabulaire qui, en une demi-heure de trajet, n’a guère mobilisé plus d’une trentaine de mots. Le langage de ces gamins, en outre, empruntait largement au registre sexuel et scatologique. Mais, plus que la pauvreté du vocabulaire et sa grossièreté, ce qui, je m’en rendis compte, me perturbait le plus, c’étaient les distorsions de rythme et d’intonation infligées à notre langue. En comparaison de ce français des banlieues, le patois ch’ti aurait semblé harmonieux. Bref, assis dans mon coin, le nez dans mon livre, je ne pouvais me défendre d’un agacement épidermique. Tout en ressentant confusément qu’il y avait quelque chose de faux dans ma réaction…

C’est alors que Flavia m’est apparue. Entendez par là qu’elle m’est venue à l’esprit, car Flavia est une patricienne romaine du IIIème ou du IVème siècle après Jésus-Christ – je n’ai pas pu la dater plus précisément. Flavia est, dans son époque, une sorte de Madame Verdurin. Elle a d’excellentes manières, des relations dans la bonne société de Rome, et elle s’enorgueillit de parler, avec l’accent juste, un latin châtié. Elle tient une sorte de salon où des poètes - dont l’Histoire n’a retenu ni les noms ni les œuvres - viennent déclamer leurs œuvres. Cependant, à l’insu de Flavia, le latin qu’elle parle est un peu moins pur que celui de ses parents et grands-parents.  

Une des caractéristiques de Flavia est d’avoir des oreilles hypersensibles. Elle ne revient jamais d’une expédition au sein de la magna turba urbaine sans gémir de ce que ses tympans délicats ont enduré. C’est que l’Empire, au maximum de son étendue, laisse ou fait entrer, de plus en plus nombreux, de ces Barbares qui habitent les régions conquises. Ce sont des gens sans manières, au mieux des rustauds. Ils sentent fort, ils  jurent et ils parlent du gosier. Flavia, qui est sur le retour, commence à avoir des idées fixes et à se répéter. C’est ainsi que, chaque fois que vous lui rendrez visite et même si c’est chaque jour, elle vous racontera, avec des frissons de dégoût, qu’elle a encore entendu le vulgaire mot « cruche » - testa – utilisé pour désigner le chef d’une personne, en lieu et place du noble caput. Elle a même surpris des enfants de bonne famille qu’avait contaminés cette horrible façon de parler ! Arrivée à ce point de son récit, d’ailleurs, son émotion est souvent trop forte, et notre patricienne menace de défaillir sur ses coussins.  

Bien que Flavia dramatise beaucoup, elle ne va cependant pas assez loin. Elle n’ose pas imaginer la fin de son histoire : que ce latin qu’elle respecte, qu’elle aime, qui est l’âme de son identité, finira par devenir une langue morte. Il y faudra juste quelques siècles. Mais, si cette pensée l’effleurait, elle pourrait devenir folle furieuse ou se suicider.

 Ridicule, Flavia ? Et si, ce à quoi nous assistions à notre tour, c’était la fin de notre langue, la mort programmée du français, vous en diriez quoi ? J’ai posé la question, il y a quelque temps, à un jeune historien. Etrangement, cet homme, qui me semblait rôdé à penser en termes de siècles et de millénaires, renâclait devant l’hypothèse. Nous avons, me disait-il, conjuré cela en formalisant, par exemple, nos règles de grammaire.  J’entends bien, mais un livre que personne ne lit, des règles que de plus en plus de gens ignorent et dont, d’ailleurs, ils se moquent comme d’une guigne, en quoi cela peut-il sauver une langue ? Et, d’ailleurs, combien de langues ne meurent-elles pas, aujourd’hui, chaque année, tuées par le globish ou par l’extinction des peuples que notre mondialisation asphyxie? Il est vrai que tenter de penser sa propre mort n’est pas facile.

Malgré que nous en ayons, l’entropie est une loi de notre monde. Tout ce qui est né mourra. C’est une question de temps. Ne croyez pas que cela me réjouisse ! Mais, si le latin n’était pas mort, aurions-nous aujourd’hui notre propre langue ? Aurions-nous le français, l’italien, l’espagnol ? Aurions-nous les chefs-d’œuvre qu’ils ont produits ? Sûrement, d’autres langues attendent dans les coulisses de l’Histoire que la scène se libère pour faire leur entrée. Elles produiront à leur tour d’autres chefs-d’œuvre, d’autres beautés  – et, plus important encore et nécessaire, d’autres façons de penser.

Vision vertigineuse. J’ai une tendresse complice pour Flavia et ses émois.

23/01/2011

Trahis et abandonnés: le salut ?

 

L’entreprise nous a trahis et l’Etat nous abandonne.

L’entreprise nous a trahis. J’ai eu le premier soupçon que la logique boursière dévoyait l’entreprise lorsque, dans les premiers jours de 1988, préparant une série de conférences sur le krach de 87, j’eus la confirmation que jamais les entreprises françaises ne s’étaient aussi bien portées qu’en cette année qui était pourtant à marquer d’une pierre noire. Puis, au début des années 90, il y eut la démonstration du génial Claude Riveline : il y avait une constante entre l’annonce par une entreprise de licenciements massifs et l’augmentation de sa valeur en bourse. A peu près au même moment, si ma mémoire est bonne, une thèse démontrait que les fusions, prônées au nom de la compétitivité, n’avaient en fait de bénéfices que pour l’égo et le portefeuille des dirigeants qui l’emportaient. Ensuite, nous avons eu les « années mondialisation » et le chant des sirènes néolibérales qui a endormi notre vigilance. On détruisait de l’emploi chez nous, mais en en créant ailleurs, on propageait à la Terre entière la version du progrès mise au point par l’Occident. Il suffirait que nous gardions un pas d’avance pour recréer de l’emploi tout en voyant s’accroître sans cesse notre « pouvoir d’achat ». Pour faciliter cette mécanique des fluides matériels, financiers et humains, il fallait déréguler, et on dérégula vaillamment. On délocalisa de plus en plus. On produisit où c’était le moins cher, multipliant les maquiladoras et les sweatshops pour alimenter nos marchés au moindre coût. On produisit où c’était le moins règlementé, de façon à économiser sur la sécurité des gens et de l’environnement. C’est ainsi qu’on a eu Bhopal - et bien d’autres sinistres dont on a moins parlé, voire pas du tout. Les plus-values boursières devinrent la préoccupation unique des dirigeants, qui d’ailleurs y abreuvaient une soif de richesse dont les limites reculaient sans cesse. La rémunération des CEO a crû ainsi sans commune mesure avec celle du salarié moyen. Plus grave, vendre n’importe quoi et s’enrichir de n’importe quoi a pris le dessus sur toute autre considération. Les scandales de ces derniers mois dans le secteur de la santé nous ont permis de voir enfin la pointe de l’iceberg et le cynisme qui guide le système.  Mais on aurait pu s’en rendre compte plus tôt. On pouvait déjà savoir - un exemple parmi d'autres - qu’en Afrique, la vente de lait maternisé à des mères à qui on expliquait que celui de leurs seins était moins bon, avait accru les maladies et la mortalité des nourrissons: dans les villages, il n'y avait tout simplement pas d'eau saine pour faire les biberons. Mais, me direz-vous, cela avait le mérite de générer une nouvelle demande : celle de médicaments dont l'achat serait soutenu par des subventions...

L’Etat nous a abandonnés. On a dérégulé vaillamment, disais-je. Dans certains pays d’Amérique latine les Chicago boys de Milton Friedman n’ont pas hésité à répandre le drame et la misère, véritables inquisiteurs modernes qui, au nom de Dieu, pourchassent l’hérésie par les emprisonnements, les tortures et les exécutions. Chez nous, cela s’est passé en douceur, car nous sommes des intellectuels et la conquête s’est faite par l’esprit. D’autant que le système, avant qu’il se dévoie, nous avait d’abord procuré les fruits des Trente glorieuses. Nous n’avons pas perçu le virage, car nous aimons la beauté des Idées. Aveuglés par leur pureté cristalline, nous n’avons pas vu – par exemple - que le développement du crédit à la consommation était une manière de masquer le retard que prenait les revenus du travail sur celui du capital, tout en permettant à la machine – qui a besoin de la consommation - de continuer à tourner, et aux banques de trouver une nouvelle source de revenus . Nous n’avons pas vu que l’extension à toute activité des principes de la privatisation et de la concurrence fragilisait notre société, à l’image de ce qu’elle avait fait pour les chemins de fer britanniques.  Nous n’avons pas vu que l’abandon par l’Etat de sa responsabilité fondamentale au profit du « tout se règle par le marché » était un déni de la communauté nationale et de la notion même d’Etat. Nous n’avons pas vu que cet abandon transformait le rôle de nos hommes politiques qui, de ce fait même, devenaient non plus les garants de l’intérêt général et les gestionnaires des ressources collectives, mais les vassaux et les courtisans de nouveaux maîtres.

Lorsque, aux Etats-Unis, l’abus du crédit à la consommation a engendré le tsunami des subprimes, les Etats, déjà endettés pour ne pas dire surendettés, ont mis la main au portefeuille pour secourir les banques. Avec les résultats que l’on voit aujourd’hui en Espagne, en Grèce, en Irlande, en Grande-Bretagne, etc. : le noyé est en train d’étrangler son sauveteur. Alors, pour desserrer l’étreinte, pour retrouver les faveurs de nos créanciers et éviter la discipline des agences de notation, on met les citoyens à la diète.

L’entreprise nous a trahis et l’Etat nous abandonne : il ne nous restera plus bientôt qu’à nous organiser pour nous passer d’eux. D’ailleurs, pourquoi ne pas commencer tout de suite ?