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18/09/2020

La liberté d'expression et ses enjeux

 

 

La liberté d’expression est l’oxygène de la démocratie et son socle constitutionnel ne saurait être que la laïcité. La question que soulèvent les caricatures de Charlie n’est pas pour moi celle de la liberté d’expression. Pas davantage ne s’agit-il, toujours selon moi, d’une affaire de prudence: « Vous avez le droit pour vous, mais allez-y doucement quand même, sinon vous allez finir pulvérisés! » On sait que, malheureusement, malgré les dispositifs de surveillance policière les plus sophistiqués, le risque existera toujours de s’exposer à la rage d’énergumènes dangereux. Soit on l’assume, soit on se tait. Mon soutien va à ceux qui ne se taisent pas. Celui qui a tort, définitivement, c’est celui qui, par dessus les lois de la République, entend imposer la violence des siennes: le vandale, l’assassin.

 

Un sujet qui n’est guère évoqué, en ce qui concerne les caricatures de Charlie, est d’une autre nature. Pour reprendre une expression quelque peu galvaudée, il relève du « vivre ensemble ». Il y a des choses qu’il ne m’est pas interdit de faire, mais que je choisirai en toute liberté de ne pas faire. Pourquoi ? Non pas parce que j’ai peur des représailles, mais par seul respect des personnes que je pourrais blesser, qui, pour leur grande majorité, sont honnêtes et ne me veulent pas de mal. Je peux avoir l’esprit mordant et j’ai pu y prendre du plaisir. Il m’est arrivé de blesser d’un mot que je trouvais trop bon pour le taire. La gloriole d’avoir fait rire les uns n’a pas compensé la vergogne, un peu tardivement ressentie, d’avoir meurtri quelques autres. Avec l’âge, je me suis un tantinet calmé. Je n’ai aucune envie de faire de la peine à quelque innocent que ce soit, qu’il s’agisse d’un enfant en me moquant de son chat (1), d’un nouveau voisin dont je trouverais l’ameublement horriblement moche, ou d’Aïcha, mon ancienne collègue, à propos de sa pacifique dévotion. J’ajouterai qu’il y a bien assez de tensions menaçantes et de zones de fractures dans la société actuelle sans en rajouter en humiliant gratuitement les gens de bonne volonté, ce qui pousse chacun à se raidir. Bien qu’elle ne soit pas spontanément dans ma nature, j’en suis venu à penser que la communication non violente serait le levier d’un vrai progrès pour la démocratie.


Dans cet esprit, il y a une autre forme de liberté d’expression qu’il conviendrait d’examiner. Je veux parler de celle d’une certaine classe sociale qui a tendance à se prendre pour l’élite et, à ce titre, se croit dotée d’un statut qui lui permet de clamer publiquement tout le mépris qu’elle a des gueux. Aude Lancelin, par exemple, raconte que, pendant le mouvement des Gilets jaunes, « quelqu’un comme Laurent Alexandre a dit publiquement que les Gilets jaunes étaient des déficients intellectuels et qu’ils devaient être menés comme un troupeau par des surdiplômés ». Cela n’est pas sans faire écho aux propos de certains de nos hommes politiques sur les « sans dents » et, si vous avez bonne mémoire, vous reconnaîtrez sûrement celui qui a déclaré : « Une gare, c'est un lieu où on croise des gens qui réussissent et des gens qui ne sont rien». Il n’en était d’ailleurs qu’à sa première en public, depuis lors ç’a été un festival. Qu’il y ait des empoignades entre politiciens et que l’on se traite de noms d’oiseau dans l’hémicycle, ce sont les règles du spectacle et de la catharsis. Mais ce mépris qui s’affiche à l’égard de certaines populations est, dans notre pays, un phénomène nouveau auquel nous devrions prêter attention. Il est hors de mise dans un état qui se dit démocratique, ou alors il est le signe que l’esprit de la démocratie s’en est déjà allé.


On ne peut évoquer la liberté d’expression sans évoquer la censure. Celle-ci n’est pas exclusivement la fille d’un état totalitaire. Grâce à la couardise de leurs interlocuteurs voire à leur auto-castration, des ultra-minorités intolérantes peuvent l’exercer avec autant de détermination. Je pense par exemple à la conférence que devait donner à l’université de Bordeaux Sylviane Agacinski, philosophe opposée à la marchandisation du corps humain. Cette conférence fut annulée en raison des menaces proférées par des groupuscules qui, probablement, se prennent pour des parangons de démocrates. S’il est un lieu où le débat d’idées devrait être libre, cependant, c’est bien l’université! Eh! bien non. La Sorbonne n’a pas donné un meilleur exemple en retirant de son programme une conférence intitulée « Terrorisme : quelles menaces et quels enjeux après la chute du califat ? ». Une autre conférence, de culture générale, celle-là sur Napoléon Ier à qui nous devons rien de moins que l’instauration du Code civil, la réforme du mariage, le baccalauréat et la Légion d’honneur, a été retirée du programme d’une école de commerce. Alors que l’on pleure sur le droit de Charlie de pouvoir publier impunément des dessins humoristiques où l’on voit par exemple Jésus sodomiser la Sainte-Trinité, l’accès à notre histoire nous est refusé sans que cela fasse la moindre vague.

 

Retenez la leçon: d’un ventre mou, on peut obtenir ce que l’on veut. Même si vous ne représentez rien d’autre que vous-même, soyez intraitable, mettez en valeur votre faiblesse, l’oppression que de ce fait vous avez subie: à tous les coups vous obtiendrez ce que vous voulez. Mieux: avant même que vous ayez ouvert la bouche, on ira au devant de vos désirs. Mais qu’est-ce qui fait les ventres mous ? C’est un vaste sujet qui mériterait d’être étudié de près. On doit pouvoir évoquer la couardise, rebaptisée « prudence », le relativisme et l’absence d’ancrage propres aux post-modernes, et aussi ce que j’appellerais une culpabilité fantasmatique.

 

Les menaces des fanatiques sont-elles la seule préoccupation que nous devons avoir ? Les réseaux sociaux offrent apparemment l’accès à une information diversifiée, libérée des médias qu’encadrent l’Etat ou leurs propriétaires. Voire. Quand les administrateurs d’une plateforme planétaire prennent parti sur une question médicale et suspendent la vidéo d’un expert avéré, je me demande de quelle compétence ils s’autorisent. A moins qu’il ne s’agisse pas de compétence mais d’ordres extérieurs auxquels ils obéissent, ou de complicités qu’ils partagent ? Qu’il s’agisse, en coulisse, de l’Etat ou d’intérêts privés, cela signifie que l’on veut nous tenir dans l’ignorance de certaines choses. Dans les deux cas, nous sommes en danger. Ces faits, j’en suis témoin, se multiplient en ce moment.

 

Pour beaucoup d’entre nous, le « 20 heures » reste la source unique et exhaustive de la vérité. Or, le pire de la censure n’est pas de faire disparaître des informations. Il est que nous ne nous rendions pas compte que des informations existent dont nous sommes privés. Jadis, dans l’album de famille, si un ancêtre avait fauté, on gardait les photographies mais on y découpait son image aux ciseaux. Son absence était visible: il y avait un trou qui ne cherchait pas à se cacher. Face à une inondation permanente d’informations, le phénomène est inverse: c’est d’imaginer que quelque chose manque qui demande un effort. Je renvoie à une de mes précédentes chroniques où, à propos de Dunkerque, le film de Christopher Nolan, je soulignais que l’on n’a en permanence à l’écran que des soldats britanniques. De ce fait, ils semblent être les seuls à se débattre sur la scène du drame, alors qu’au même moment des soldats français, invisibilisés par le scénario, se battaient avec acharnement contre l’armée allemande afin de permettre le fameux rembarquement. Si vous connaissez l’histoire, vous pouvez combler les lacunes du film. Mais, s’agissant de l’actualité, entre la convergence des médias - qui se drapent parfois de débats pour donner l’apparence de la pluralité - et la censure larvée des réseaux sociaux, comment imaginer les lacunes ? 

 

Nous vivons une période cruciale de l’histoire de l’humanité. Au vrai, nous sommes à une bifurcation plus déterminante encore que celle entre Néandertal et Cro-Magnon. L’une des routes, celle de la facilité, nous conduit à une sorte de totalitarisme plus ou moins confortable où nous nous abandonnons peu à peu à des maîtres et à leurs mensonges. L’autre, pavée d’incertitudes, exige notre lucidité et notre courage. L’une fera de nous les pièces d’une immense machine dont les commandes nous échapperont définitivement, l’autre nous laisse une chance d’épanouir l’étincelle d’esprit que l’évolution a mise en nous.

 

(1) Cf. ma précédente chronique. 

 

12/09/2020

L’enfance d’un chef (1)

 

 


- Ton chat, il est moche et il pue !

En rentrant de l’école avec ses copains et comme il arrivait devant chez lui, Nico était allé chercher le tout jeune chat que sa famille avait recueilli et, aussi fier qu’attendri, serrant contre lui cette petite vie chaude et douce, il le leur avait montré. C’était un chaton au ventre blanc comme la neige, au dos parcouru de rayures grises aux nuances diverses. Il avait regardé les gamins de ses grands yeux d’un vert très pâle et avait émis un petit miaulement. 

- Il s’appelle Titou.

Quel démon était-il entré en eux à ce moment-là ? Toujours est-il que même Dédé, le premier des copains de Nico et le plus fidèle, s’était joint aux moqueries.

- Ton chat, il est moche et il pue !

- Et il est crétin !

Cette réaction inattendue avait pétrifié Nico d’incompréhension. Titou, si mignon, si vif et qu’il aimait tant, moche, puant et crétin ? Sa gorge s’était nouée, ses lèvres s’étaient mises à trembler. Jaillissant de ses yeux, les larmes avaient derechef ajouté l’humiliation à la peine. Ne pouvant articuler un mot, le chaton serré contre sa poitrine, il était rentré chez lui en courant, manquant trébucher sur le seuil, pendant que dans son dos les autres continuaient de ricaner et en rajoutaient.

 

Le soir, dans son lit, Nico ne sut pas qui il détestait le plus, de ses copains qui l’avaient trahi, du chat qui avait révélé cette faiblesse en lui, que les autres avaient su exploiter - ou de lui-même, le vrai crétin. Une chose lui sembla sûre: sa sensibilité était en cause. Traversé de colères, il passa une nuit fiévreuse à se demander comment il allait affronter le retour en classe le lendemain matin.

 

Des histoires comme celle-là, qui n’en aurait pas à raconter ? Dans le milieu scolaire, dès les petites classes, quand on ne trouve pas à se moquer de la personne d’un gamin - de ses cheveux poil-de-carotte, de ses oreilles décollées, de ses lunettes précoces, de son accent, de son nom… - on vise quelqu’un ou quelque chose qui lui est cher, qui participe de son intimité émotionnelle. Ce peut être le père qui boite, la mère qui est grosse, la petite soeur qui n’est pas normale, un vêtement hors de mode, un objet insolite… Quand on cherche, on n’a très vite que l’embarras du choix. Et l’on sait qu’à tous les coups, en touchant une telle cible, on fera mal et s'adjugera ainsi un sentiment de supériorité.

 

Pourquoi raconté-je cette histoire que quelques-uns auront peut-être trouvée nian-nian? Parce que, sous une forme apparemment édulcorée, elle recèle la racine de bien des maux de notre société : en résumé, le ressentiment à l’égard de soi et des autres.

 

Comment cette expérience va-t-elle influencer l’évolution du petit Nico ?

 

Va-t-il prendre en horreur ce qui peut l’émouvoir, parce que révélateur en lui de ce que, en quelques secondes, on lui a fait vivre comme une faiblesse ? Va-t-il, dès lors, s’envelopper de cuirasses ?

Va-t-il n’avoir de cesse que d’anticiper les agressions et devenir lui-même, comme par principe, agressif ?

Afin de ne plus connaître ce genre de stupeur, va-t-il cultiver un qui-vive névrotique face à ses semblables ?

Va-t-il courir après le pouvoir ?

Va-t-il devenir incapable de se connecter au plus profond de lui-même, de nouer des relations fécondes, de s’épanouir, d’être heureux ?

 

Je risque d’avoir là-dessus deux sortes de commentaires:

- Tu pourrais être positif et imaginer ce que transformer cette épreuve va apporter d’évolution à Nico !

- Tu ne voudrais pas qu’il reste un bisounours ? Ce serait le meilleur moyen qu'il rate sa vie !

 

La question qu’in fine je pose est la suivante:

- Qu’est-ce qui, dans le processus d’évolution de Nico, fera la différence ?

 

(1) Titre emprunté à une nouvelle de Jean-Paul Sartre. 

09/09/2020

Jésus, le Maneken Pis, Dunkerque et le chat

 

 

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Voici deux images. Elles sont toutes deux extraites d’affiches de film et l’on pourrait penser qu’il s’agit du même. En fait, il n’en est rien et non seulement il s’agit de deux films différents mais, encore et surtout, de deux personnages que - dans ma vision tout au moins, je vous en laisse juge - tout oppose. La première affiche est celle du film de Mel Gibson, La passion du Christ, sorti sur les écrans en 2004; la seconde, quatre ans plus tard, celle de Mesrine, l’ennemi public n° 1, de Jean-François Richet. Je suppose qu’il n’est pas nécessaire de rappeler à mes lecteurs la substance de ces deux histoires. Il est donc difficile de ne pas s’étonner de la ressemblance de ces images et de ne pas se demander quelle a pu être l’arrière-pensée de Richet en choisissant de jouer l’analogie avec l’affiche de Gibson. Mesrine, parce qu’abattu par la police comme Jésus fut crucifié par les soldats romains, serait-il le Christ du XXIe siècle ? Mais quel est donc le message de sa vie: L’instinct de mort, où il se vante d’avoir tué des dizaines de personnes ?

 

Nous venons d’assister à un détournement du même tonneau avec « l’affaire » Adama Traoré. Le palmarès - très modeste à vrai dire en regard de celui de Mesrine - du nouveau candidat au martyrologe, enregistre recel, extorsion avec violences, menaces de mort, conduite sans permis, usage de stupéfiants, vol à la roulotte et accusation de viol apparemment fondée. Adama Traoré est mort lors de son interpellation par les forces de l’ordre. Stimulée par l’autre affaire, celle de George Floyd aux Etats-unis, sa famille - qui semble être un cluster d’énergumènes du même acabit - soutient que son décès serait dû à la brutalité des policiers. Conséquemment, une manifestation a réuni à Paris plusieurs milliers de personnes et, si j’ai bien compris, le ministre de l’Intérieur de l’époque, connu pour sa mansuétude à l’égard des Gilets Jaunes ou des messes clandestines, a essuyé une larme et jugé que cette émotion exemptait la foule des réglementations sanitaires.

 

Certes, il est juste de soutenir que tout être humain, quoi qu’il ait commis, doit voir ses droits respectés et que les méfaits dont il s’est rendu coupable ne justifient pas qu’il soit traité lui-même de façon inique et brutale. Pas davantage, ne doit-on le réduire à ses mauvaises actions si graves qu’elles aient pu être, et minimiser le drame d’une vie que celles-ci peuvent masquer. On peut aller plus loin et, d’un point de vue christique, juger que tout être, quel qu’il soit, quels que furent ses crimes, mérite compassion. Pour autant, dans tous les cas, le Bien reste le Bien et le Mal reste le Mal. En revanche, utiliser l’auréole de martyr pour faire de Mesrine ou de Traoré des agneaux crucifiés est outrancier. Même le « bandit au grand coeur » est une figure du romantisme mal adaptée à ces personnages. Je ne m’attarderai pas sur les intentions d’Assa Traoré ou de Jean-François Richet, sans doute fort différentes. En revanche, ce qui me paraît nécessaire est de s’interroger sur cette culture de la confusion.

 

Un certain art dit « contemporain » dont le fil rouge est de faire passer des facéties douteuses - et coûteuses - pour du génie, et des actes simplistes de provocation pour de la subversion, est bien de ce monde où l’on range Jésus et Barrabas sur la même étagère. Il est à la fois reflet et complice de cette dérive confusionnelle de notre société où l’on qualifie d’incivilités les violences récurrentes de certaines populations. On se souviendra peut-être de l’ambiguïté d’un sapin de Noël, planté place Vendôme, tellement stylisé qu’il avait accidentellement la forme d’un plug anal. Ce n’est qu’un exemple parmi d’autres: j’aurais pu évoquer aussi le Dirty corner rebaptisé à Versailles Le vagin de la Reine ou, d’érection récente, la figure pissante de Nantes qui, du même jet, est censée répondre au phallocratisme de l’urinoir de Duchamp et à celui du Maneken Pis de Bruxelles (1). Ces oeuvres, nomades ou sédentaires, ne se cantonnent pas aux collections privées des nouveaux mécènes, mais occupent l’espace public, ce qui peut être perçu par le badaud comme une consécration et en faire ainsi des références. « L’art, le vrai, c’est moi! » claironnent-elles en quelque sorte. Dès lors, il faut avoir la présomption d’un gueux comme votre serviteur pour dire que l’on n’en pense aucun bien, que l’on préfère les peintures d’un François Peltier (2) aux prétendues audaces d’un Anish Kapoor ou d’un Jeff Koons. Ce que l’on peut tirer de mieux de ce prétendu art, au delà du système spéculatif qu’il fait vivre, est selon moi d’y voir le révélateur d’une société qui essaie pathétiquement de remplir son propre vide.

 

Comment en est-on venu là ? L’urinoir de Duchamp aurait pu rester anecdotique, or il semble qu’il ait enfanté une innombrable descendance. La première mauvaise pensée qui me vient est que le procédé diminue la transpiration que l’art exigeait jusque là des artistes et simplifie beaucoup leur ouvrage (3) ; la seconde, qu’au rang des vérités devenues folles, on pourrait mettre le « Ne jugez point pour ne point être jugés » de l’Evangile. Les arbitres officiels des arts ont dans le passé ignoré voire condamné tant de talents qui furent ensuite reconnus qu’aujourd’hui, le génie pouvant se dissimuler derrière n’importe quoi, ils sont prêts à tout bénir, même un étron (4). Quant au bon peuple, pris entre son ressenti spontané et l’aplomb impressionnant des sycophantes, il s’abstient d’émettre puis même d’avoir une opinion et finit par choisir de se moquer de tout. Si ces trois hypothèses peuvent aider à comprendre le phénomène de la dérive confusionnelle, je crains qu’elles n’aillent pas au fond du problème.

 

L’influence de cet art participe du phénomène des minorités intolérantes qui obtiennent ce qu’elles demandent, fût-ce à l’encontre d’une majorité qui pourrait être écrasante ou d’une vérité incontestable. La question peut en effet se poser aussi bien s’agissant de ce minuscule monde de l’art contemporain que des groupuscules de la « cancel culture » ou de certains de nos concitoyens teintés d’intégrisme religieux ou d’anti-racisme raciste. Nous en avons pour exemple actuel les contre-vérités historiques autour de l’esclavage. Bien qu’il soit impossible de nier que le terrible esclavage des Noirs n’a pas attendu le commerce triangulaire et que, au cours des siècles, il a impliqué les Arabes et les Noirs eux-mêmes au moins autant que les Occidentaux, de qui requiert-on exclusivement repentance ? De ces derniers qui, capables d’encenser la photographie d’un crucifix plongé dans l’urine (5), sur certains sujets où la vérité historique devrait les soutenir préfèrent mystérieusement s’emparer des verges qu’on leur tend pour se flageller eux-mêmes.

 

Mais il y a pire selon moi: en même temps que ces flagellants accréditent un mensonge historique, ils oublient que, aujourd’hui même, par un mode de vie qu’alimente la mondialisation, nous sommes tous des esclavagistes. Nous perpétrons en ce moment, directement, cette horrible pratique et cela à une échelle considérable. Le bon sens d’un cul-terreux leur dirait que s’occuper des morts est bien mais que libérer les vivants des souffrances pour lesquelles on se bat la coulpe tout en continuant de les infliger serait mieux. Sûrement, ce raisonnement n’est pas assez complexe pour séduire les bien-pensants. Puis, il appelle autre chose que des incantations, des symboles et l’investissement d’argent public. Peut-être appelle-t-il - un exemple - une limitation de ces instruments sur lesquels on gazouille ses bons sentiments et tente d’évangéliser les barbares (5). Dans une génération ou deux, on pourra construire des musées pour les esclaves d’aujourd’hui que nous aurons abandonnés à cet enfer que nous perpétuons. Mais quoi d’étonnant que l’incohérence accompagne la confusion ?

 

« La colombe pourrait croire qu’elle volerait encore mieux dans le vide ». Cette phrase de Kant pourrait s’appliquer aussi bien au vide intérieur. Notre société me fait parfois penser à ces vide-maison où toute une vie, toute une histoire familiale se retrouvent sur le trottoir quand ce n’est pas à la décharge. Mais comment en est-on venu là ? Le sujet est trop complexe pour être abordé au détour d’un paragraphe, mais il me semble y voir une manifestation de mépris - voire de haine - de soi. En résumé, nous aurions adopté la conviction qu’il n’y a aucune raison, en tant que Français, d’être fiers de nous et toutes les raisons d’en être honteux. De ce fait, n’importe qui d’autre mérite notre estime davantage que nous-mêmes. Les minorités de tout poil que j’évoquais plus haut affirment leur identité à coups de manifestations, de parades, en paroles, vêture et comportements, mais gare à nous si nous abordons le sujet de la nôtre. A ce train-là, nous devrons demander pardon à certains de vivre dans le pays que nos ancêtres ont labouré depuis des siècles. On se demande pourquoi les Français consomment autant de neuroleptiques. Je crois que nous avons tout simplement besoin d’une fierté collective.

 

Un autre sujet serait de chercher à qui le crime profite et qui pourrait donc en être l’auteur. Je me suis intéressé de près au sujet et je vais, une fois encore, résumer à l’excès. Désigner nos trublions d’aujourd’hui est de trop courte vue. Il faut remonter à la deuxième guerre mondiale, singulièrement lorsque la France a déjoué les projets de mainmise des Etats-unis qui voulaient faire d’elle un protectorat américain. Court-circuités par de Gaulle, nos sauveurs ont très vite compris que, les opportunités de la Libération leur étant passées sous le nez, il fallait saper la culture et le mental des Français si l’on voulait les dominer. Quand votre cible voit naturellement le monde comme vous voulez qu’elle le voie, une partie du travail est accomplie. Les accords Byrne-Blum de 1945 qui, au détriment de notre cinéma, ont déroulé le tapis rouge aux créations culturelles américaines ont rempli ce rôle, complétés plus tard par l’acculturation de nos jeunes politiques ambitieux par des programmes comme le Young Leaders. Seuls les peuples fiers offrent une résistance. La fierté puisant naturellement son récit au passé, il convient de filtrer celui-ci pour qu’il ne la nourrisse pas. L’autre volet de la stratégie, après avoir flatté les individualités, consiste à casser l’image que la cible a collectivement d’elle-même. « Toi, tu es un gars brillant, promis à un grand avenir bien au delà de tes frontières. Mais la vraie France, mon ami, est minable : c’est la Collaboration ! »

 

C’est là que l’arrosage culturel joue aussi un rôle. Sans doute involontairement, je veux le croire en tout cas, le Dunkerque de Christopher Nolan (2017) est une illustration de cette manoeuvre. Nous sommes en 1940, sur le sol de France, mais on ne voit quasiment dans ce film que des Britanniques. C’est comme si les Français avaient abandonné leur pays, ce qui suggère évidemment leur impuissance ou leur lâcheté. La vérité est que, du 21 mai au 4 juin 1940, nos soldats se sont battus avec acharnement pour retarder les armées allemandes et ainsi permettre le rembarquement. On me dira que Nolan n’a pas fait un documentaire. Peut-être, mais Dunkerque se pose quand même en film historique et de nos jours l’apprentissage de l’histoire passe davantage par les salles de cinéma que par les salles de classe. Cette invisibilisation des Français est d’ailleurs la même que celle des soldats de l’URSS sur le front de l’Est: sans les combats qui y mobilisèrent les armées allemandes, allégeant ainsi l’autre front, sans leurs millions de morts, le débarquement du 6 juin 1944 serait-il allé au delà des cimetières aux croix blanches que l’on visite en Normandie ? Dans les années qui ont suivi la guerre, les études montrent que les Français étaient conscients du rôle important des armées russes. Puis, peu à peu, cette conscience s’est évanouie au profit d’un récit qui accorde un rôle exclusif aux Américains. A vous d’imaginer comment cela s’est produit. En passant, vous remarquerez ce tour fréquent des illusionnistes : on ne remarque que ce que l’on voit et rarement ce qui est absent de l’image.

 

Mais - et c’est la question qui rejoint le sujet autour duquel tourne cette chronique: la dérive confusionnelle - qui aura remarqué et fait remarquer le biais de Dunkerque ? « Bof, à quoi bon, c’est le passé! Ne sommes-nous pas entrés dans un autre monde, celui de la « fin de l’histoire » ? Ne serait-ce pas faire preuve d’arriération que de s’intéresser à un tel détail ? » Comme le dit très justement Christine Sourgins, « s’il y a des erreurs par excès de fermeture, il y en a tout autant par excès d’ouverture » (6). Cet « A quoi bon » et les autres abandons de la vérité de notre histoire à ceux qui la travestissent pour leur usage, nous n’en mesurons pas les dégâts pour nous. Nos contempteurs nous donnent pourtant la démonstration qu’un récit qui valorise une communauté, même s’il est faux, est plus puissant que notre posture blasée de post-modernes. Je me rappelle l’introduction inattendue mais pleine de sens d’un conférencier. Sur le tableau-papier dressé près de lui, il dévoila une feuille vierge. « Si l’on regarde cette feuille, il n’y a rien à dire. En revanche… » - et là, prenant un feutre, il tira un trait en travers de l’espace vierge - « si je fais cela, on peut commencer à parler de quelque chose ». Je reprends la métaphore à mon compte: oser tracer ce trait, c’est s’engager sur la voie des nécessaires distinctions. C’est décider d’appeler un chat un chat et Rollet un fripon (7).

 


(1) https://www.sourgins.fr/a-nantes-une-notre-dame-du-xxieme...

(2) http://www.favolus.com/index.html

(3) Thomas Edison : « Le génie est fait d'un pour cent d'inspiration et de quatre-vingt-dix-neuf pour cent de transpiration ».

(4) Un exemple parmi d’autres: https://citizenpost.fr/piero-manzoni-merde-dartiste/

(5) https://www.amnesty.org/fr/latest/campaigns/2016/06/drc-c... 

(6) https://www.lesalonbeige.fr/du-blaspheme-davignon-le-ton-...

(6) https://www.lerougeetlenoir.org/opinions/les-inquisitoria...

(7) Formule de Boileau.