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20/04/2020

Le jour du déconfinement

Courte fiction

 


Je me suis réveillé avec une sorte de malaise. La veille au soir, nous avions fêté le déconfinement tant attendu. Avais-je abusé du champagne mis en réserve depuis longtemps pour ce moment ? Ma chambre, du premier étage, donne sur le jardin, à l’arrière de la maison. Cependant, de la rue, me parvenait une rumeur. J’ai mis un moment à la reconnaître: les voitures reprenaient possession de l’espace. Ce fut comme une déception. S’il y avait eu un bienfait dans le confinement, indépendamment de ses visées sanitaires, c’était bien le gommage des sons issus de notre civilisation mécanique. A la tondeuse près, que mon voisin promenait de temps en temps dans son jardin, nous n’avions eu à entendre, pendant des mois, que les oiseaux, la pluie, le vent et, quand celui-ci soufflait du bon côté, la mer lointaine, invisible. Je me rendis compte qu’au lieu de me précipiter dans la rue redevenue libre, j’avais une réticence à me lever, à commencer cette journée. Comme si je voulais savourer encore, sous les draps, ce confinement dont je n’avais cessé de me plaindre.

 

Un rêve de cette nuit me revient. Je sortais dans la rue. C’était un petit matin froid à la lumière pâle, presque grise. Il y avait d’autres personnes, que je ne connaissais pas. Tous, nous marchions vers le front de mer qui, depuis d’interminables mois, nous était interdit. Nous marchions comme des zombies, sans nous parler, le regard fixe. D’autres gens sortaient de leurs maisons et nous formions une sorte de marée clairsemée, silencieuse, absente. Soudain, toutes ces silhouettes se sont figées, puis, en courant, sans un cri, la foule s’est dispersée. Moi-même, je me suis enfui, avec comme l’angoisse d’une dissolution imminente au creux de l’estomac. Je me suis retrouvé chez moi, le dos contre la porte que je venais de refermer, une sorte de désespoir au coeur.

 

Je m’étais réveillé là-dessus avec encore dans le dos, entre les épaules, une sorte de peur.

 

Préparer le café, les tartines grillées, prendre les médocs… Je m’extirpe de mon lit. A la lumière qui filtre de l’extérieur je vais à la fenêtre et, en quelques tours de manivelle, je lève le volet roulant. En même temps qu’une lumière grise, entre plus net le bruit des véhicules eux aussi libérés. J’entends des bavardages: sur le trottoir passent des lycéens qui ont repris le chemin des cours. Etrangeté de ce retour de l’ancien familier. Lentement, je vais dans la bibliothèque pour lever l’autre volet. Il s’enroule en grinçant, à peu près aussi arthrosé que moi. La vue de mon jardin me rassérène un peu. Le seul lieu où, au sein de la réclusion générale, je respirais ma liberté. Mais, pour ce jour de notre libération, c’est gris. Pas de cette brume qui annonce une journée ensoleillée. Non, de la grisaille, pesante, aux nuances de plomb. Les fleurs mellifères que j’ai semées le long des carrés de légumes s’efforcent de mettre de la couleur ici et là, comme de valeureuses résistantes. Je leur fais un signe de la main et je murmure: « Merci à vous ! ».

 

Dans la cuisine, le chat n’est pas là à attendre impatiemment sa pitance matinale. Parti à sa recherche, je le retrouve assis devant la rue, en train d’observer le retour des véhicules.

 

Un moment plus tard, la pluie se met à tomber, drue. Son bruit recouvre tout.

 

J’ouvre grande la porte du jardin, je hume avec avidité l’exhalaison du mariage de l’eau du ciel avec la terre.

 

Je pense à Gene Kelly.

 

En robe de chambre, je m’avance sous l’averse, le visage et les bras tendus vers le ciel.

 

J’éclate de rire.

 

 

 

13/04/2020

Les jeux de l’esprit et du hasard (III) Le cygne noir

 

 


L’implosion financière de 2017, liée aux subprimes, a pris de court le monde entier et pourtant elle était prévisible. D’ailleurs, certains - peu nombreux certes - l’avaient vu venir et en avaient démonté les mécanismes. Paul Jorion était de ceux-là, qui eut du mal à faire publier son livre avant la tempête tant ce qu’il annonçait - et bien qu’il le démontrât rigoureusement - paraissait impossible aux éditeurs. Je me souviens d’avoir fait aussi intervenir à l’époque, dans un de mes séminaires, le regretté Bernard Lietaer. Je l’entends encore nous dire, à l’encontre de tous les haruspices des plateaux de télévision : « On vous dit de cette crise qu’elle aura la forme d’un V, profonde avec un rebondissement rapide, ou en U, avec un rebondissement plus lent. Moi, je vous dis qu’elle sera en L: profonde et longue. Dix ans, peut-être plus. » Nassim Nicholas Taleb appelle « cygnes noirs » ces évènements considérables que personne ou presque n’a anticipés et qui, une fois survenus, révèlent qu’ils étaient prévisibles. L’expression vient de loin: elle apparaît pour la première fois sous le stylet de Juvénal: « rare comme un cygne noir », dans le sens: ce qui n’existe pas. Or, on l’a découvert plus tard, l’oiseau en question existe bel bien.

 

Comment se fait-il, avec toute l’intelligence que produit l’humanité, avec toutes les connaissances et tous les outils dont elle dispose, qu’il y ait des cygnes noirs ? Comment se fait-il qu’ensuite, une fois qu’il sont là, on puisse ne pas en voir les répercussions et que l’on se raconte des illusions dommageables ? Qu’est-ce qui différencie Paul Jorion et Bernard Lietaer de tous ceux, péremptoires au surplus, qui se sont trompés - et que cela ne retient pas de continuer à pontifier dans les médias ? On s’est beaucoup gaussé de l’Eglise et du procès qu’elle fit à Galilée sur la question du mouvement de la Terre. Mais les économistes et les scientifiques qui se trompent et persévèrent dans leur erreur, ne le font-ils pas par les mêmes dérives de l’esprit ? Sans parler de leurs recommandations, dont sourirait Paul Watzlawick, de faire sans cesse davantage de la même chose alors même qu’on n’obtient que toujours plus du même indésirable résultat.

 

Pour nos intellectuels de gauche des années 50, le paradis soviétique ou maoïste fut un aveuglement dont ils mirent du temps à revenir. Le plus honnête d’entre eux fut Edgar Morin qui confessa son erreur et s’efforça de la comprendre. Les médecins du XVIIIe siècle qui tenaient le haut du pavé à Vienne et qui persécutèrent Semmelweis, ne pouvaient admettre - au nom des Lumières - que les fièvres puerpérales eussent une origine qu’ils ne pouvaient voir de leurs yeux. Pour eux, cette hypothèse était l’obscurantisme même et Semmelweis un caractériel - la preuve: il mourut fou. L’aveuglement de Pétain, après la deuxième guerre mondiale, fut de croire que l’infanterie serait toujours « la reine des batailles » et que le moteur ne serait qu’un appoint pour les transports. Largement partagé et encore aujourd’hui, le mythe du progrès, non celui de l’humain mais de ses technologies, a une large responsabilité dans l’état de la planète. Printemps silencieux a été édité en 1962 (1), le premier Rapport au Club de Rome sur Les limites de la croissance en 1972. C’est quasiment une vie humaine qui s’est écoulée depuis que les premières alertes ont été données. Etre Cassandre est un destin cruel. Faire entendre que Troie est en danger alors que les Troyens sont subjugués par la beauté d’Hélène relève de l’abnégation. L’Hélène de notre temps aura été la croissance infinie, escortée d’une multitude de récits que j’ai évoqués ailleurs.

 

5-us-economy-is-part-of-self-organized-world-economy.jpegJusqu’ici, même si elle était présente à mon esprit, je me suis gardé d'évoquer la crise du coronavirus. Cependant, je ne puis m’en tenir à cette position distanciée. Il me faut, à mes risques et périls, endosser la tenue de Cassandre. Ma conviction est qu’à la sortie du confinement, loin de retrouver, plus ou moins balisée, la navigation d’hier, nous entrerons pour des mois et sans doute des années dans des eaux inconnues, tourmentées, chaotiques. L’économie mondialisée est un système aux interdépendances et aux rétroactions innombrables qui s’est construit et ajusté progressivement et qu’un arrêt à la fois brutal et prolongé désorganisera profondément. Pour vous en faire une idée, imaginez que vous vouliez remettre un tas de jonchets (1) tel qui était lors de la précédente partie.

 

Pour ce qui est de nous préparer à la situation qui nous attend, la première chose à retenir est que ce système a éloigné les peuples des ressources qui leur sont vitales. La France, comme bien d’autres pays, n’est pas aujourd’hui en capacité de nourrir sa population avec les produits de son sol (2). En second lieu, l’économie que la mondialisation a permis de développer, avec laquelle notre mode de vie est en symbiose, est gloutonne de transports, de matières premières et d’énergies: autant de talons d’Achille. La complexité de ses interactions peut générer des pénuries d’un produit alors même qu’il est disponible en quantité. Comme l’écrit Gail Tverberg (3), on peut manquer d’oeufs non faute de les avoir produits, mais simplement faute des emballages nécessaires à leur transport. Un retard dans l’approvisionnement en énergie conduit rapidement à l’enrayage des chaines logistiques et l’on jète alors les stocks de produits périssables. Mais l’alimentation n’est pas seule concernée : on peut aussi manquer des matériaux nécessaires à une société dont la gestion et la communication sont surinformatisées.

 

A la sortie du confinement, nous serons devant une épreuve de résilience individuelle et collective. Les institutions nationales ou internationales pourront ou non nous aider, prendre ou non de bonnes décisions. Ce sera un plus ou un moins selon les cas. Mais ce qui fera la différence, c’est ce que nous déciderons de faire, chacun d’entre nous, avec nos familles, nos amis, nos voisins. Ce que nous déciderons de concrétiser où nous sommes, sans transférer notre responsabilité sur « ceux qui devraient faire » (3). Il convient ici de citer Piaget: « l’intelligence n’est pas ce que l’on sait, mais ce que l’on fait quand on ne sait pas ».

 

Mais, à la sortie du confinement, il ne s’agira pas que de survivre: nous serons aussi et surtout devant une opportunité. Même si nous ne la reconnaissons pas, parce qu’elle n’a pas le visage aimable que nous lui imaginions, c’est le moment critique pour susciter enfin un clinamen indispensable vers des modes de vie où le bonheur de l'espèce humaine sera durablement en accord avec la planète et le vivant. C’est le moment, le moment à saisir (4).

 

(1) Baguettes du jeu appelé aussi Mikado.
(2) https://www.manger-citoyen.org/publication/la-france-a-pe...

(3) Parmi les initiatives: http://www.autonomiealimentaire.info
(4) https://ourfiniteworld.com/2020/03/31/economies-wont-be-a... ou en français: https://www.facebook.com/notes/jean-marc-jancovici/les-éc...

 

07/04/2020

Les jeux de l’esprit et du hasard (II) La Sérendipité

 

 

 

Quand on a le goût de se poser des questions, quand c’est même une nécessité intérieure et que l’on ne se satisfait pas de réponses préconçues, il y a des chances que l’on devienne l’un des Princes de Serendip qu’Horace Walpole (1717-1797) a popularisés en forgeant le mot serendipité. Pour résumer, ces trois princes faisaient des découvertes qu’ils ne cherchaient pas. L’illustration souvent donnée de ce phénomène est celle du biologiste Alexander Fleming (1881-1955). Revenant de vacances, il retrouve ses cultures de staphylocoque envahies par une moisissure. Manifestement, elles ont été contaminées par les champignons microscopiques qu’étudie un autre chercheur. Où l’accident se transforme en sérendipité, c’est quand Alexander Fleming, au moment de détruire les cultures contaminées, observe à la périphérie des moisissures une zone vierge de bactéries et s’interroge. A cette interrogation nous devons la découverte de la pénicilline.

 

La signification du terme sérendipité et le phénomène qu’il désigne ont engendré une véritable littérature. Certains ont discerné deux sortes de sérendipité : les vraies et les fausses ; d’autres en ont recensé quatre ou cinq formes ; d’autres encore plus d’une quarantaine. La description du processus qui s’approche le plus de ce que je ressens relie le hasard et la sagacité. J’y ajouterai la capacité de s’étonner et quelque chose de l’ordre de la créativité: nous nous trouvons à l’improviste en présence de quelque chose qui, si notre curiosité est piquée et notre imagination assez vive, nous conduira à envisager des perspectives inattendues.

 

Lors de mon premier séjour en Ecosse, qui n’avait d’autre objet que touristique, je flânais dans les rues d’Inverness quand il se mit à pleuvoir. J’avais laissé mon imperméable dans la voiture. J’avisai alors une librairie à l’enseigne du Celtic Spirit, et j’y entrai. A peine à l’intérieur, la couverture d’un livre capta mon regard. Elle était belle - l’image d’une sorte de Carnac (1) - et le titre était puissant: Soil and soul, la terre et l’âme. Plus écossais que le nom de l’auteur était impossible: Alastair MacIntosh. Evidemment, j’achetai le livre et, le soir, à l’hôtel, je commençai à le lire. Je fus conquis dès les premières pages par la forme et le fond: une belle écriture et une pensée à la fois profonde et sensible - incarnée. L’Ecossais que je venais de découvrir - à vrai dire le premier dont je fisse la connaissance - était mystique, poète, écrivain et homme d’action. Le lendemain matin, dans l’espoir de le rencontrer car il habitait non loin de là, je me précipitai dans un cybercafé et lui écrivis. Y revenant l’après-midi, je trouvai sa réponse. C’était on ne peut plus cocasse : « Je suis actuellement en France pour me marier ». Je suis rentré en France comme Alastair s’en revenait en Ecosse. Mais nous n’en sommes pas restés là. Ce fut le début d’une belle amitié mais aussi d’une belle aventure, car l’histoire qui s’ensuivit dépassa largement nos personnes.

 

Où d’autres ne percevraient que banalité, le regard d’un prince de Serendip décèle une perspective. Souvent ce n’est que du coin de l’oeil alors que son mouvement l’entraîne déjà plus loin. Mais un quelque chose s’immisce dans son esprit, qui l’arrête, lui fait faire demi-tour et observer de plus près. Charles Goodyear (1800-1860) cherchait depuis des années à supprimer la sensibilité du latex aux variations de température. Un jour, il en fait tomber accidentellement un morceau imprégné de soufre sur un poêle brûlant. Dans un mouvement de colère, il jette par la fenêtre le magma qui en résulte et qui tombe dans la neige. Puis, comme un repentir, il va le chercher et l’examine. Il vient de découvrir la vulcanisation.

 

A lire de nombreux récits, la sérendipité est le grain de magie qui se propose alors que nous baignons plus ou moins confortablement dans nos routines de vie ou de pensée. Elle place sur notre itinéraire balisé la possibilité d’une nouvelle destination. Christophe Colomb a découvert l’Amérique - à son insu, il est vrai - alors qu’il voulait atteindre les Indes par l’ouest. Je vois la sérendipité comme la générosité de la vie. Elle participe de l’esprit d’abondance. Vous cherchiez à vous abriter de la pluie et elle vous offre une aventure. Vous étiez dans l’ordinaire et elle vous offre l’extraordinaire.

 


(1) Il s’agit de Calanais sur l’île de Lewis (Hébrides).