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05/04/2020

Les jeux de l’esprit et du hasard (I) Le clinamen

 

 

 

J’ai bien des raisons d’aimer Épicure (342-270 AC). Dans mon entourage, certains croiront les connaître car ma réputation de gourmand n’est plus à faire, mais on a fréquemment une idée fausse de l’épicurisme véritable qui, tout à l’inverse de ce que ses détracteurs ont voulu faire croire, est mesure et pondération.

 

Il y a un concept dans la cosmologie d’Épicure qui m’inspire particulièrement: celui de clinamen. Selon cette cosmologie, les atomes tombent dans le vide en suivant des trajectoires parallèles. Il pourrait ne rien se passer d’autre si, à un moment, certains de ces atomes ne déviaient de leur trajectoire - c’est le clinamen - et, venant à croiser celles des autres, s’associaient à eux. C’est ainsi que, par agglomérations successives, la matière et les mondes apparaissent. 

 

Si je transpose le concept du clinamen au plan de nos existences, dans ce que l’on peut y mettre de liberté, j’y vois la possibilité que nous avons de bifurquer ou, comme disent mes amis des Approches narratives, de nous libérer d’une histoire qui nous domine pour vivre une histoire préférée. Le clinamen  que j’évoque là nous est intérieur. Il est le moment où, de notre propre impulsion, nous faisons un pas de côté, où nous nous éloignons de nos sentiers battus et permettons l’apparition d’un nouveau paysage dans notre vie. Si nous décidons d’avancer, nous trouverons et assemblerons de nouveaux matériaux, la bifurcation se consolidera et nous construirons une nouvelle existence, comme le héros du roman de Douglas Kennedy (1). 

 

Pour se produire, notre clinamen intérieur pourra avoir besoin d’un évènement ou d’un soutien extérieurs qui lui apporteront l’énergie d’un impact, la stimulation des échanges ou tout simplement une pichenette opportune. La grande question est ce qui va rendre possible ou susciter le pas de côté - et aussi soutenir les suivants car on peut très bien, après ce qui ne sera in fine qu’un simple détour, se retrouver sur la route dont on s’était éloigné. De mon expérience personnelle, je dirais que nous sommes au coeur d'un jeu intérieur entre, d’une part, un désir parfois informulé, un appel, un besoin, un manque et, de l’autre, les pesanteurs et notamment les conformismes, les peurs ou les aveuglements qui nous empêtrent. Ce jeu intérieur interagit avec les évènements ou non-évènements de notre vie qui favoriseront certaines dynamiques et en inhiberont d’autres. Par exemple, il y a une trentaine d’années, il m’a fallu rien de moins que deux leviers pour m’extraire du marais où je m’enfonçais mortellement et faire l’expérience d’un véritable épanouissement: le spectre de la maladie suivi d’une rencontre qui a changé mon regard sur moi-même. 

 

Le clinamen peut aussi être principalement induit de l’extérieur et précipiter une disponibilité. Je pense par exemple à un de mes amis de jeunesse qui, sa trajectoire ayant croisé celle d’une artiste-peintre acadienne s’est retrouvé au fin fond du Nouveau-Brunswick où il vit depuis vingt ans. Il est ainsi passé du steak frites au homard, des paysages et des rythmes parisiens à des hivers blancs de six mois voire davantage - et il semble s’en trouver bien: ce que le clinamen parfois nous fait découvrir, c’est que nous avons la possibilité d’accéder à plusieurs formes de bonheur. De même en ce qui concerne ce jeune informaticien licencié à la suite de la crise financière de 2007 et qui s'est tourné vers la permaculture. 

 

J‘ai fait l’expérience de composantes plus subtiles que celles que je viens d’évoquer. Il y a des processus surprenants qui échappent à notre conscience même aiguisée. Ayant changé de métier et d’employeur, je pataugeais à la recherche d’un logement sans jamais qu’aucun de ceux que je visitais me donnât l’envie de signer. Semaine après semaine, je tournais en rond. C’est alors qu’à l’improviste le clinamen intervint. Un rêve me fit prendre conscience que les critères de ma recherche relevaient non de mes besoins spécifiques mais du « bon sens » ambiant. Je me cantonnais aux quartiers neufs de la banlieue de Toulouse où habitaient mes nouveaux collègues quand ce rêve me fit goûter une atmosphère de village. Je me suis réveillé en me disant: « Mais oui, bien sûr, c’est cela qu’il me faut! » Je me mis à visiter les villages les plus proches et la première maison à louer que je repérai fut la bonne. Le plus intéressant est à venir. Le rêve, à mon insu, avait fait davantage que permettre à mon désir profond de venir à ma conscience: il m’avait montré la route à prendre depuis mon lieu de travail pour accéder au village sur lequel je jetterais finalement mon dévolu et, sous une forme à peine voilée, il m’en avait même dit le nom. De cela, je ne me suis rendu compte qu’après coup. Faute de ce rêve, à mon corps défendant, j’aurais sans doute fini par louer une villa dans les quartiers neufs de la grande banlieue. 

 

Dans ce domaine du clinamen, il y a des phénomènes aux ressorts encore plus mystérieux. Quelque chose, un jour, s’empare de notre âme et toute notre représentation du monde, tout le sens que nous donnons à la vie se retrouvent cul par dessus tête. Je pense ici aux récits de conversion religieuse que n’explique aucune influence dominatrice. Le cas le plus célèbre est celui de Saul, devenu saint Paul, qui a donné l’expression « chemin de Damas ». Saul persécutait les premiers chrétiens et voilà que, le temps d’un éclair, il adhère à ce qui pour lui n’était jusque là qu’une hérésie détestable. Ce chemin de Damas, d’autres le connaîtront, comme Alphonse Ratisbonne (1814-1884), juif et athée, férocement hostile au catholicisme avant qu'il s'y convertisse. 

 

Pour revenir à notre actualité, il y a aussi le clinamen d’un élément extérieur qui vient nous percuter de plein fouet et nous entraîne dans une autre réalité: nous en font faire l'expérience le coronavirus et les mesures de confinement prises par les pouvoirs publics pour combattre la pandémie. Notre décision n’y est pour rien, notre désir les subit, on demande à l’un comme à l’autre de se renier pour laisser la place à une volonté extérieure avec laquelle il n’est pas question de discuter. Ce confinement peut n’être vécu que comme une contrainte qui n’aura pas d’effet sur nos orientations fondamentales. Difficile de dire cependant si, dans la durée, notre alchimie intime ne finira pas par l’intégrer et ne suscitera pas, de ce fait, des émergences inattendues. 

 

(1) L'homme qui voulait vivre sa vie. 

03/04/2020

Où aimeriez-vous passer votre prochain confinement ?

 

 


Je bénéficie de conditions de confinement très acceptables: j’ai une maison assez grande où je suis en bonne compagnie, une bibliothèque qui couvre un peu plus de deux murs, une vidéothèque qui rassemble une centaine de mes coups de coeur cinématographiques et une discothèque classique qui ne lui cède en rien. J’ai la radio - merci France Musique ! - un ordinateur avec une connexion à l’Internet. J’ai un jardin qui approche les mille mètres carrés et qui a besoin de moi, et trois chats dont les exigences et les facéties m’amusent et parfois me touchent. En outre, le confinement a réduit de 99% le bruit et l’odeur des véhicules dans ma rue et, quand le vent souffle de l’ouest, du fond de mon jardin je peux entendre la mer sans mettre une coquille contre mon oreille. Le privilégié que je suis ne peut pas en vouloir aux « Parisiens » (1) confinés avec leurs familles dans leurs petits mètres carrés - je sais ce que c'est - d’avoir rejoint des résidences secondaires plus vivables pour eux et leurs enfants. En ce qui me concerne, j’assume sereinement le risque éventuel de leur présence.

 

Cela dit, si le confinement dure plusieurs mois, s’il doit se reproduire pour cause de pandémies récurrentes - hypothèse qui n’est pas à exclure pour de multiples raisons - vais-je rêver d’être confiné ailleurs ? A mon âge, il s’agit de gâcher le moins possible, à cause des folies du monde, ce qui reste de vie. A coup sûr, la première chose que j’aimerais fuir, ce serait sûrement les mines renfrognées et méfiantes, la couardise méchante que je vois poindre ici et là sur les réseaux sociaux et que des confinements prolongés risqueront d’amplifier. Je pense par exemple à ces infirmiers qui se font expulser par leurs colocataires apeurés ou qui trouvent sur leur pare-brise des invitations anonymes à aller habiter ailleurs. L’abjection n’est pas d’avoir peur, elle est quand la peur vous fait outrepasser la honte. Mais, comme dit saint François de Sales, « partout où il y a de l’homme, il y a de l’hommerie ». Ce n’est donc même pas sûr que j’échapperais à ces phénomènes en me faisant adopter par une tribu esquimaude.

 

Dès lors, il ne reste pas beaucoup de destinations. Certes, il y a les espaces du grand large, les déserts océaniques parcourus par de nombreux navigateurs plus ou moins solitaires. De mes plus lointaines lectures, me reviennent en mémoire L’expédition du Kon-Tiki, de Thor Hayerdal, et Viva Mexico, d’un jeune couple d’Américains qui, sur une improbable barque, descendent la côte ouest des Etats-unis jusqu’au Mexique. Et, plus près d’aujourd’hui, il y a Moitessier qui, au moment de terminer une course autour du monde, préférant au confinement de l’arrivée celui de son voilier, a fait demi-tour et repris le large. Je peux le comprendre. Je le comprends même beaucoup. Mais je n’ai pas les moyens d’acheter un bateau et au surplus je n’ai cessé de remettre à plus tard l’apprentissage de la voile et de la pêche. Plus tard finit presque toujours par être trop tard: s’il est vraiment un rêve de confinement qui m’est inaccessible, c’est celui de Moitessier.

 

Mais, selon la formule d’un professeur de gestion de trésorerie, je préfère l’espérance d’un gain à la certitude d’une perte. Alors, quand un coronavirus remettra le couvert, ou préfèrerai-je être ?

 

A vingt-deux ans, j’ai eu pour la Grèce un coup de coeur qui, à la différence de beaucoup d’autres, dure encore. Un mois à la rage du soleil, à courir des routes alors rarement goudronnées, à voir chaque jour de mes yeux les monuments et les paysages qui habitaient mon imaginaire. Un mois aussi à découvrir la fraternité du peuple hellénique. Jamais, nulle part, les villageois ne nous ont refusé de planter notre tente. Ils nous montraient un emplacement et nous demandaient seulement de ne pas faire de feu à cause des risques d’incendie. Quand, de loin, ils voyaient que nous avions fini de dîner, ils s’approchaient avec une bouteille de retsinata rafraîchie et du fromage frais, les hommes s’asseyaient près de nous, les femmes et les plus jeunes observaient à quelques mètres, et nous nous parlions comme nous pouvions, en mélangeant le grec ancien que connaissait un de mes amis, le grec moderne dont j’avais appris quelques rudiments avant de partir, et l’allemand que nos hôtes avaient gardé de l’Occupation. A l’époque, nous n’avions parcouru que la Grèce continentale. D’année en année, et finalement de décennie en décennie, j’ai reporté une visite aux îles… En vue d’un prochain confinement, un voyage de reconnaissance ne s’imposerait-il pas ?

 

Je garde la Grèce en réserve.

 

Avant-hier, au fond d’un carton, j’ai retrouvé un cours d’initiation au russe, vestige de ces élans qui retombent devant la difficulté. Le projet encore en suspens qui, il y a trois ans, a motivé cet achat impulsif, était un séjour à Saint-Pétersbourg complété d’une visite à Iasnaïa Poliana, puis de l’exploration de la Carélie. Il condensait une longue fréquentation culturelle avec la Russie. Ce pays est venu d’abord à moi par sa musique: Tchaïkovski, Rimski-Korsakov, Rachmaninof, Borodine, Moussorgski, Prokofiev… Je ne me lasse toujours pas de les écouter. Puis, à seize ans, j’ai découvert sa littérature, d’abord avec Crime et châtiment, qui m’a ouvert un univers. Il y eut aussi ensuite, quitte à faire sourire, les romans d’Ivan Tarazof (3). Ces dernières années, j’ai découvert « L’île » de Pavel Lounguine - d’où l’attraction sur moi de la Carélie - et, grâce à l’un de mes fils, les films de Tarkovski. Il y a aussi un peintre: Aïvazovski aux marines extraordinaires, et les chants et l’art de l’Eglise orthodoxe… J’en étais là de mes relations avec la Russie quand un évènement familial a cristallisé tout cela en ce projet qui reste à concrétiser: mon autre fils a épousé une jeune femme de Saint-Pétersbourg.

 

Pour autant, la Russie - par exemple le fin fond de la Carélie - serait-elle un bon refuge ? J’entends déjà les pisse-froid de service: mon âge, Poutine, les hivers, le système social et politique… Je refuse toute mise sous cloche ou en tutelle au motif de vieillissement et je leur rappelle que la première règle des séances de créativité est : farfelu bienvenu !

 

Il n’y a pas que la Grèce ou la Russie.

 

J’ai visité deux fois le Mexique, c’est dire que ce pays m’a attiré. J’y avais d’excellents amis, Luis Lopezllera Mendes et son épouse, des innovateurs sociaux et des personnes de grande qualité humaine dont j’avais fait la connaissance au Festival des Musiques sacrées de Fez, mais cela fait des années qu’ils sont devenus introuvables. Malgré la fascination qu’exercent sur moi les vestiges des civilisations pré-colombiennes, je ne me vois guère vivre là-bas. C’est un pays dur et farouche pour un gringo comme moi. J’ai cependant un souvenir singulier: à la recherche des traces d’une arrière grand-tante un peu aventureuse dont ne subsistait qu’une lettre et une possible photographie, j’ai retrouvé un lieu où elle avait vécu: Valle de Bravo, dans l’Etat de Mexico. Imaginez un lac suisse colonisé par des Mexicains et une petite communauté française. En chemin, pour rajouter un peu de magie, notre bus avait traversé la queue de la migration des papillons monarques. C’était en 2003 et tout a pu beaucoup changer depuis lors.

 

Valle de Bravo pour un prochain confinement, sous réserve d’examen, je n’exclus pas.


Mais voilà qu'il y a quelques jours, je me suis réveillé au milieu de la nuit et il y avait un nom qui flottait étrangement dans mon esprit: Derrynane. J’ai fait de multiples séjours en Irlande, principalement le long de la côte ouest, du Kerry au Donegal. Quand, au moment de partir en retraite, j’ai réalisé (2) le peu de biens immobiliers que j’avais, je me suis posé la question d’y aller vivre. Comme la Grèce, ce pays et les gens qui y vivent se sont emparé de mon coeur depuis longtemps. Mais pourquoi, entre cent autres que je pourrais donner, ce nom, Derrynane, est-il venu me visiter ? Je suis allé là-bas, il y a bien des années. J’y ai marché le long des cotes, j’y ai vu des inscriptions runiques et j’ai visité la maison de Daniel O’Connell, le libérateur de l’Irlande, un lieu imprégné de sa personnalité puissante et généreuse. Je suis persuadé que certains lieux nous parlent de nous, sont comme des révélateurs. Derrynane me ferait-il signe ? L’Irlande, c’est aussi toute la celtic fringe: l’Ecosse, la Cornouaille, que j’ai passionnément aimées et qui m’attireraient tout autant. J’en resterai là pour aujourd’hui.

 

Parfois, on m’a demandé: « N’as-tu pas envie de revenir dans ta ville natale ? » Eh! bien, non. Malgré les amis que j’y ai encore, cela ne me dit rien. La ville que j’ai connue n’est plus que l’ombre d’elle-même. Même d’y passer est douloureux car, à chaque pas, je vois ce que l’on a laissé se ruiner ou disparaître. 

 

" Eh! bien, alors, reste où tu es ! "  

 

Je ne sais si c’est un effet du confinement, mais rajouter à la réclusion qui nous est imposée une cage intellectuelle, me donnerait l’impression d’être deux fois plus enfermé. Nous sommes dans l’obligation d’être raisonnables, sous le boisseau du confinement sachons conserver une étincelle de folie.

 

PS: La jeune femme venue de Saint-Pétersbourg m'a fait ce matin grand-père. 

 

(1) Je mets ce terme entre guillemets car, à voir les plaques minéralogiques extérieures au département...

(2) Au sens de transformer en monnaie.

(3) Alias Henri Troyat.

 

29/03/2020

Une vie que j’aurais pu vivre

 

 

 

Jusque vers l’âge de onze ans, les chemins m’étaient ouverts. J’apprenais ce que je voulais, j’étais année après année le meilleur élève, toujours en avance d’une classe (1). Je passais beaucoup de temps à lire et à rêver et de temps en temps j’allais explorer les bois alentours avec mon bon copain Michel. J’avais un grand amour: les animaux. A telle enseigne qu’un de mes oncles, nonobstant mon jeune âge, m’avait offert les deux in quarto de Larousse, La vie des animaux, du professeur Bertin. De mes lectures d’enfant, je me rappelle aussi les courts récits du Journal de Mickey qui romançaient la vie d’un animal sauvage: renard, belette ou lapin des neiges. Mais l’histoire qui m’a le plus marqué fut Le Grizzly, de James Oliver Curwood, que ma mère m’avait acheté dans un librairie de Vichy où mon père faisait sa cure annuelle. Sa lecture m’avait mis dans tous mes états. Je me représente encore l’ours Thor attaqué par une meute d’airedales qu’il éventre de ses redoutables griffes mais dont le nombre menace de le vaincre, tandis que se rapproche le maître des chiens avec son fusil. A la télévision qui proposait alors peu de chaînes, il y avait des émissions consacrées aux animaux que je ne manquais qu’à contre-coeur. Plus tard, il y aurait la série Sherlock Holmes au zoo, du sympathique cryptozoologue Bernard Heuvelmans. 

 

 

Je rêvais, disais-je. De quoi ? Comme Tintin, de rencontrer le yéti dans l’Himalaya ou, embauché à bord du bathyscaphe du professeur Tournesol - pardon: Piccard - de filmer enfin le grand serpent de mer ou le calamar géant. Plus modestement aussi, appareil photo ou caméra à l’oeil, de faire le portrait de ces frères que je ne qualifierai jamais d’inférieurs. C’est dans ces dispositions que je vis venir les cours de sciences naturelles que l’on nous promettait en sixième. Mais c’est alors que tout s’est effondré, et moi aussi. Ces cours ne ressemblaient à rien de ce que j’attendais et le professeur les dispensait au surplus avec un ennui contagieux. Pour couronner le tout, un jour il m’envoya quérir chez le « surgé » (2) un animal empaillé qu’il voulait nous montrer. Le surgé me répondit avec agacement : « Vous lui direz qu’il est sous cloche ». Je ne compris pas ce qu’il entendait par là, sinon qu’il n’était pas question que l’on baladât l’animal en question de peur qu’il s’enfuît. Le professeur eut un geste épuisé, marmonna quelque chose et reprit son cours. Je ne vois toujours pas à quoi sert à un lycée d’avoir des animaux empaillés que l’on ne peut voir. 

 

 

Cela n’eût été rien si, au fil des années, mon cerveau, jusqu’alors si vif, ne s’était progressivement gélifié. Prix d’excellence encore en sixième, je m’enlisai ensuite peu à peu dans l’expérience du cancre. La langue allemande et le latin m’ont sauvé quelque temps, mais l’anglais pour lequel je n’avais pas d’oreille m’enfonçait. Quant aux maths, elles me fascinaient mais je n’y entendais rien. J’aurais pu me rattraper en français si mon écriture ne s’était elle aussi dégradée au point qu’un jour, en classe de seconde, le professeur d’humanités me rendit ma copie en avouant qu’il n’avait pas réussi à me lire. Ce fut le coup de grâce car ma dissertation, j’en étais sûr, était bonne. Bref, je me sentais détruit par un marasme incompréhensible, peut-être moins vertigineux que je ne me le représentais alors, mais qui décida de la suite de ma vie. Ce marasme renforçait une ennemie que la réussite m’avait aidé jusque là à surmonter: la timidité. Quelles décisions pouvez-vous prendre dans un tel état d’être ? On ne fait pas d’autres choix que ceux qui correspondent à l’image que l’on a de soi. Ce fut celui de la fuite. Mon père me récupéra et me mit à encaisser les loyers de ses clients. 

 

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Maintenant, je vais essayer de m’imaginer ce qu’aurait pu être ma vie si j’avais surmonté mes difficultés intérieures et fait carrière de ma passion pour les animaux. D’abord, j’aurais sans doute imité mon bon copain Michel: j’aurais passé une partie de mes vacances à l’étranger, auprès d’une correspondante qui m’aurait appris plein de choses sur son pays. Michel et moi, nous nous sommes justement retrouvés à Paris lors de son retour d’Allemagne, alors que je venais de passer mon premier séjour dans la capitale. Mon oncle nous avait accompagnés de la gare de l’Est où on était allé accueillir mon copain à celle d’Austerlitz d’où le train nous ramènerait chez nous. A Paris, j’avais vu beaucoup de monuments, mais surtout j’avais fait mon premier film animalier: armé de la caméra Super 8 à remontoir que m’avait valu l’obtention du BEPC, j’avais fait le tour du zoo de Vincennes. Autant que je me souvienne, le résultat était convenable pour un gamin de treize ans. Dans la mesure où j’en avais eu la possibilité, j’avais su choisir mes cadrages. La simplissime caméra et les produits Kodak avaient fait le reste. Ce fut mon premier film animalier - et mon dernier. 

 

 

 

Je vais repartir de ce moment-là. Que puis-je imaginer comme élément susceptible de déclencher un clinamen ? Quelle expérience suffisamment fondatrice, quelle aide du destin pour lever la barrière du sentiment d’infériorité et faire apparaître les chemins auxquels j’ai tourné le dos ? Parmi ceux-ci, il y aurait des études de zoologie ou de cinéma et peut-être les deux. A la faveur d’un séjour linguistique aux Etats-unis, je me retrouverais nez à nez avec celle qui deviendrait l’amour de ma vie. Elle ferait des études vétérinaires ou botaniques et, par son intermédiaire, je rencontrerais un gars improbable qui montait une expédition. A la recherche du grand anaconda, au fin fond du Mato Grosso. Quelqu’un dans le genre de Lucien Bonnard, le personnage joué par Daniel Gélin dans Rendez-vous de juillet (3). Voire! Je serais Lucien Bonnard lui-même, celui qui conduit un véhicule amphibie oublié par l’armée américaine et qui organise une expédition ethnologique en Afrique. Quand j’ai vu ce film, j’ai eu l’impression d’avoir vécu les difficultés du personnage principal qui est le seul à prendre son projet sérieusement jusqu'au bout et qui, à la veille du départ, doit réveiller ses compagnons que le rêve a attiré mais que l’ordinaire retient.

 

 

Au long des années qui s’écouleraient ensuite, je verrais grandir sous toutes les latitudes le drame que vivent les animaux devant l’avancée destructrice de l’emprise humaine. Mes films et mes images, de documentaires, deviendraient militants. Actuellement, bien qu’ayant dépassé l’âge de la retraite, je serais sans doute encore quelque part, en Afrique, en Asie ou ailleurs, aux côtés des espèces menacées: éléphants, girafes, rhinocéros, orang-outans, ornithorynques… Je serais au service d’une association qui lutte contre le braconnage, la destruction des biotopes et les stupides trophées publiés sur Instagram. Au lieu de donner des conférences sur les bifurcations de vie, je parlerais du sort du lynx en France, du puma qui a disparu aux Etats-unis, des oiseaux qui se taisent pour toujours un peu partout. Ou, peut-être, en ce moment, serais-je perdu au fin fond de je ne sais quelle jungle et, comme ces soldats japonais qui n’ont jamais su que la guerre était finie, loin de tout confinement, je photographierais au téléobjectif une espèce rare de perruches en ignorant tout du coronavirus.   

 

 

(1) Sauf en dessin: détail significatif mais qui n’est pas l’objet de cette chronique.

(2) Surveillant général. 

(3) Film de Jacques Becker, 1949.