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07/03/2020

Anthropogenèse (III)

 

 

 

Dans le film Un jour sans fin, Bill Murray joue le rôle d’un journaliste qui ne cesse de revivre la même journée de reportage, une journée qu’il trouve particulièrement ennuyeuse et qu’il vit sur le mode sarcastique. Il essaye d’échapper à cette récurrence par tous les moyens jusqu’au suicide. Mais, chaque lendemain matin, il se retrouve inexorablement à la même date, dans le même lit de la même chambre du même hôtel, avec la même salutation stupide du radio-réveil. C’est ce que j’appelais dans mon précédent article: le paradoxe du changement. Nous sommes la poule, notre décision est l’oeuf. Tant que nous resterons une poule, et alors même que nous souhaitons changer, nous ne pondrons que des oeufs de poule, c’est-à-dire des décisions trompeuses qui, quoique nous en ayons, après plus ou moins de détours, nous ramèneront à notre point de départ. La voiture électrique est un bon exemple de cela : pour vouloir faire dans la green economy, nous promouvons un véhicule au moins aussi nocif que ceux qui roulent au pétrole. La poule devrait donc pondre des oeufs qui ne soient pas des oeufs de poule. Mais comment peut-elle le faire si elle reste une poule ? Je ne sais plus quel psychanalyste disait : « le temps de l'inconscient est la répétition ». Jusqu’à ce que se produise - parfois - un mystérieux déclic, comme dans le rêve du scarabée que rapporte Jung (1).

 

Je dois avouer que pour écrire ce troisième article sur l’anthropogenèse, j’ai eu besoin de rafraîchir mon optimisme tant la machine qui façonne de nos jours notre humanité semble efficace, ceux qui la dirigent inébranlables - et ceux qu’elle conditionne aussi satisfaits que soumis. Mais, justement, ce que ce système se féliciterait d'obtenir de nous, c’est bien notre résignation. La résignation est la mère de la soumission et de l’asservissement. A ce titre, elle est ce que nous devons refuser. J’ai alors pris un livre qui vient de paraître: En route pour l'autonomie alimentaire (2) et ce fut comme d’ouvrir par magie une fenêtre dans un mur aveugle - une fenêtre permettant de découvrir, là, tout près de nous, au pied de notre maison, un paysage vaste et lumineux. J’y reviendrai, mais au delà des démarches et des techniques présentées, le fait qu’il existe dès aujourd’hui des êtres humains tels que ses auteurs et tous ceux qu’au fil des pages cet ouvrage nous fait découvrir est la preuve que le serpent peut arrêter de se mordre la queue. Mais comment ?

 

J’ai évoqué ailleurs le « moteur de conformité » (3) dont toute société a besoin mais dont le détournement conduit à la dictature décrite par George Orwell dans son roman 1984. Dès 1929, nous étions avertis. C’est l’année où Edward Bernays (1891-1995) publie son livre Propaganda : Comment manipuler l'opinion en démocratie. Dans ce domaine, Bernays est un maître. Le classique de Noam Chomsky: La Fabrication du consentement: De la propagande médiatique en démocratie, est venu plus tard nous rappeler dans quelle illusion organisée nous sommes élevés. La manipulation de l’opinion est renforcée par la promotion de valeurs, de moeurs et de modes de vie : ceux-là même dont nous devons nous extraire si nous voulons préserver l’avenir du vivant et de l’humanité. Heureusement, il y a des individus qui passent à travers les mailles du système. Il s’agit de ces divergents que Howard Bloom appelle « agents de diversité » parce que, face à des situations inédites, ils permettent à la société de produire de nouvelles solutions. Ces vilains petits canards sont maltraités par les organisateurs et les tenants du conformisme, mais ils sont là. Ce sont par exemple les auteurs de En route pour l’autonomie alimentaire et les hommes et les femmes dont les réalisations parsèment le livre. L’avenir nous dira s’ils parviendront à faire lever la pâte, mais d’ores et déjà la fenêtre qu’ils ont ouverte nous montre un avenir accessible et désirable.

 

Notre société, malgré son dispositif massif de conditionnement, n’engendre donc pas que des êtres conformes. La poule parvient à pondre des oeufs qui ne sont pas inéluctablement des oeufs de poule. Comment cela se passe-t-il au niveau de la psychologie individuelle ? Je ne m’intéresserai pas à ceux qui n’ont pas eu d’efforts à faire pour se libérer du conditionnement, mais aux gens comme moi qui doivent se frayer un chemin entre les appels de leur conscience et leurs pesanteurs comportementales. Je crois que la source de notre capacité de transformation est que chacun d’entre nous a en lui, en germe, un ou plusieurs divergents. Chacun d’entre nous héberge, fût-ce bien cachées, des versions de lui-même imparfaitement conditionnées par la machine à conformer, et capables dans un certain contexte d’émerger et de s’incarner. Chacun d’entre nous recèle en lui, derrière l’arbre convenablement taillé qui la cache, une forêt de possibles, certains proches de ceux qu’il cultive au quotidien, d’autres plus éloignés, mais tous potentiellement sensibles à des degrés divers aux interactions avec l’extérieur telles que rencontres, évènements, atmosphères singulières. C’est grâce à la présence de ces possibles que notre poule pourra pondre des oeufs différents ou, si vous préférez, que nous pourrons produire des décisions et des comportements qui ne réinitialiseront pas sans cesse le même scénario. A un moment, un élément extérieur entrera en résonance avec l'un d'entre eux et, pour évoquer encore Un jour sans fin, le personnage de Bill Murray échappera alors à son cercle vicieux. Dans le meilleur des cas, émerge une nouvelle représentation de soi, ou plutôt, comme le terme de représentation évoque quelque chose de statique, un nouveau film de soi que l’on se projettera. Alors, par exemple, on commencera à se voir faire autre chose que maugréer contre la situation que l’on vit sans parvenir pour autant à lui échapper ou bien l'on sera à même de produire des solutions qui ne nous ramènent pas à notre point de départ. 

 

La rencontre d’un tel autre soi-même peut tourner court. Comme un embryon que l’on porte, la possibilité entraperçue a besoin d’être accueillie et nourrie afin de se fortifier et de nous faire passer du rêve à la décision et de la décision aux actes. Ce qu’elle implique peut nous faire peur au point qu'elle restera à l’état d’un rêve progressivement refoulé. Si ce n’est nous-même, elle pourra effrayer ou déranger notre entourage et liguer contre elle des résistances extérieures. Elle peut aussi tout simplement dépérir du fait de notre paresse ou de notre inconsistance. Sans en faire l'occasion d'une autoflagellation stérile, nous devons nous méfier de nos faiblesses et prévoir des dispositifs qui nous en protègent, nous rassérènent et stimulent notre motivation: cercle de complices, activités, lectures, récits, etc.

 

Nous sommes confrontés à une machine à conditionner l’humain comme il n’en a jamais existé même sous les pires dictatures. Elle exploite toutes nos faiblesses, toutes nos pesanteurs. Elle conduit à la dissolution de toute transcendance. Or, sans transcendance, nous sommes de la chair sans squelette. Mais « ce qui compte, ce n’est pas ce que l’on a fait de nous, c’est ce que nous faisons de ce que l’on a fait de nous » (4). Nous devons nous emparer de nos leviers intérieurs pour, en quelque sorte, nous donner à nous-mêmes une autre éducation que celle dont cette machine nous gave en permanence. Nous devons nous réapproprier l’anthropogenèse.

 

(1) Cf. https://fr.wikipedia.org/wiki/Synchronicité
(2) François Rouillay et Sabine Becker, En route pour l’autonomie alimentaire, Guide pratique à l'usage des familles, villes et territoires, éditions Terre vivante, février 2020.
(3) Howard Bloom.
(4) Jean-Paul Sartre.

16/02/2020

Anthropogenèse (II)

 

Faire des êtres humains des producteurs et des consommateurs et s'arroger au passage, en vertu de la loi du plus fort, la plus grosse part possible de la valeur créée que l’on réinvestira sans cesse, constitue le moteur du système développé par le capitalisme. L'irrationalité de ses sectateurs se révèle ici: dans un monde fini, un mécanisme de croissance infinie est une aberration. Nous avons vu que, pour conquérir les esprits, il fallut au darwinisme social se travestir, ce qu’il a fait en se drapant dans la toge d’une pseudo-science. Mais il lui fallait encore plus: il lui fallait à la fois gouverner les producteurs, afin qu’ils fissent le travail que l’on attendait d’eux sans coûter un « pognon de dingue », et mettre sous influence les consommateurs - qui se trouvent assez souvent être les mêmes individus - ainsi que les politiques. Grégoire Chamayou a montré (1) qu’à partir des années 60, la partie n’a pas été des plus faciles pour le capital. Le plein emploi, en chassant la peur du chômage et de l’exclusion, encourageait les salariés au relâchement voire à l’indiscipline et à l’infidélité. En même temps, les sirènes de la société de consommation, en proposant sans cesse de nouvelles tentations, augmentaient les besoins et les exigences de rémunérations croissantes. Au surplus, dans les pays démocratiques, les politiques avaient tendance à se ranger du côté des aspirations de leurs peuples et, par leur activité législative et règlementaire, commençaient à avantager le travail au détriment du capital, les travailleurs au détriment des détenteurs de capitaux. Le développement du crédit à la consommation, le retour organisé du chômage par le biais de la mondialisation, les stratégies d’endettement des ménages et des Etats ainsi que l’endoctrinement voire l’achat des élites, ont écarté les menaces qui pesaient sur la performance du système. Aujourd’hui, il émerge de cette période plus puissant et plus arrogant qu’il le fut jamais. Le milliardaire et philanthrope Warren Buffet, en 2005, a déclaré tout franchement sur CNN : « Il y a une guerre des classes, c’est un fait. Mais c’est ma classe, la classe des riches, qui mène cette guerre et qui est en train de la gagner. »

 

Edward Bernays (1891-1995), l'auteur de Propaganda(2), a marqué un tournant dans l’art de mettre les masses sous influence lorsqu’il a potentiellement doublé le marché du tabac en convainquant les Américaines de fumer malgré les préjugés de l’époque qui attribuaient un « mauvais genre » aux pétuneuses. Cette réussite met en lumière que le marketing n’est pas seulement une discipline de gestion. Bien davantage que cela, il est un producteur de culture au sens anthropologique du terme. Comment Bernays s’y est-il pris ? Neveu de Sigmund Freud, inspiré par les idées de son oncle, il a fait subtilement de l’acte de fumer un trophée à arracher aux mâles. Je ne sais pas à quand remontent les premiers constats sur les méfaits du tabac, mais le génie de Bernays a fait aussi en rebond - et on pourrait dire que c’est une allégorie du système - le bonheur des industries de la santé: le cancer du poumon, conséquence de la tabagie, engendre ailleurs un ruissellement de chiffre d’affaires. Ce procédé qui consiste à vendre non le produit mais un fantasme qu’on lui attache a été repris depuis lors dans une multitude de domaines. Par exemple, alors même qu’on n’a jamais autant parlé du réchauffement climatique, il fait que les ventes de véhicules SUV, aux performances inutiles pour nos conditions de circulation, s’envolent. Le kilogramme de viande humaine transporté utilise ainsi de plus en plus de ressources sans autre justification que celle du story telling dont les égo se repaissent. Du cancer du poumon des fumeuses on passe à l’engorgement et à la pollution de nos villes, à l’artificialisation accrue des sols pour la circulation et le parcage des véhicules, à l’exploitation de ressources de plus en plus nocives comme le gaz de schiste, et, si l’on verse dans les carburants prétendument « verts », à la destruction de l’habitat de nombreuses espèces animales. L’incohérence est égale du côté des politiques qui - un exemple parmi d’autres - envoient sur les routes voyageurs et marchandises au détriment du rail pourtant largement préférable en termes d’écologie et de consommation de ressources.

 

Chaque civilisation a prolongé l’anthropogenèse biologique par la transmission des valeurs et des comportements qu’elle considérait vitaux pour la traversée du temps et son identité. Je suis de la génération qui arrivait à maturité quand se déployaient les mirages de la « société de consommation ». Cette expression anticipait d’ailleurs plus ou moins celle de « société des loisirs ». Mais, même emporté comme tout le monde par le courant, j’avais dans le coeur une autre dimension de l’existence. J’avais vu le mode de vie de mes grands-parents, parfois plus que sobre du côté vendéen et néanmoins heureux. La valeur fondamentale de ma famille, qui savait apprécier les bonnes choses, n’était pas le gavage. C’était plutôt une forme de retenue. Comme, au contraire de pas mal de spécimens de ma génération qui « ne voulaient plus du monde de tante Yvonne » (3), j’ai aimé ma famille, je n’ai pas rejeté cet héritage. En outre, nous n’étions qu’au tout début de cette société que l’on devrait qualifier de « société du conditionnement ». Les programmes de télévision n’étaient pas encore interrompus par la publicité. La « réclame » diffusait encore des messages au premier degré, presque naïfs. La matrice culturelle n'avait pas encore été presqu'entièrement subvertie par des intérêts financiers.

 

Aujourd’hui, nous en sommes à la troisième génération de la société du conditionnement. Si ma génération a parfois gardé quelques traces d’autres bonheurs, reçu quelques anticorps de son expérience d’un autre monde encore vivant quand j’étais enfant, qui peuvent lui faire accepter voire désirer un mode de vie heureux fondé sur la sobriété, qu’en est-il des suivantes ? Elles n’ont pas eu le contact avec leurs ancêtres et leurs parents étaient déjà engagés dans la course. L’exploitation intensive du temps de cerveau disponible (4), relayée jusqu’au harcèlement par la tyrannie de la cour de récréation, est au delà de la simple persuasion commerciale. Elle est devenue la matrice culturelle qui prolonge la matrice biologique. Elle participe de l’anthropogenèse. Sauf dans des communautés très fermées et autoritaires, elle se substitue à ce que la famille pourrait transmettre de valeurs éventuellement divergentes du système. De la mode ou des parents, on voit qui l'emporte généralement. Certaines séries télévisées complètent d’ailleurs les messages commerciaux en présentant des comportements et des modes de vie exerçant une attraction mimétique. Au point qu’aujourd’hui, quand on entend parler certaines personnes dans la rue, on se demande si elles imitent les personnages des séries télévisées ou si ce sont les personnages de ces séries qui s’inspirent d’elles. Quelle que soit l’hypothèse retenue en réponse à cette question, on voit que l’on a affaire à une caisse de résonance.

 

La société de conditionnement modèle un certain type d’humanité qui a pour caractéristique essentielle une absence de transcendance. L’a évacuée l’éparpillement obsessionnel de l’attention pour une multitude de préoccupations matérielles artificiellement suscitées et nécessitant de s’adapter à l’ordre économique capitaliste. Or la transcendance est ce qui résiste, ce qui donne les moyens de la lucidité et de la résistance. Son absence se traduit par l’incohérence, voire l’inconsistance des comportements comme on l'a vu dans l'exemple des SUV. Vous aurez remarqué, d’ailleurs, que lorsque la publicité ne s'adresse pas à ses fantasmes, elle ridiculise de plus en plus souvent l’être humain, le montrant dans des états orgastiques parce que, par exemple, il a trouvé le meilleur tarif d’abonnement à je ne sais quoi. Or, si cette représentation caricaturale n’est pas rejetée du public et reste commercialement efficace, c’est que sa cible accepte d’être ce que l’on montre ou, à tout le moins, se reconnaît dans la dérision.

 

La machine capitaliste - c’est ce qui montre son vice consubstantiel, son inviabilité - ne peut vivre que sur une trajectoire de croissance infinie puisqu’elle est fondée sur le réinvestissement d’une part déséquilibrée de la valeur produite. Elle peut envisager de colorer différemment l’objet de son business, le blanchir, le verdir ou le bleuir, mais elle ne peut envisager de renoncer à la croissance. Pour sauver, sur notre planète, les richesses de la vie, nous avons besoin dès maintenant d’autres humains que ceux qui se pâment devant une voiture, le prix d'un abonnement à Internet ou le cours d’une action. Mais comment notre société, formatée comme elle l’est, peut-elle les engendrer en nombre suffisant ? Dans une conférence que je donne sur les bifurcations de l'existence, j’évoque le paradoxe de la décision de changer de vie : la décision est l’œuf et nous sommes la poule. La poule peut-elle pondre un oeuf qui ne soit pas un oeuf de poule ? Comment produire la décision qui nous changera sans que nous ayons préalablement changé ?

 

(à suivre)

 

(1) https://www.youtube.com/watch?v=ghljaJr0Hdk

(2) Edward Bernays, Propaganda : Comment manipuler l'opinion en démocratie (trad. Oristelle Bonis, préf. Normand Baillargeon), Zones / La Découverte, 2007.

(3) Réponse de Daniel Cohn-Bendit au général de Gaulle qui essayait de comprendre le phénomène mai 68. 

(4) Expression formulée en 2004 par Patrick Le Lay, alors président-directeur général du groupe TF1: ce que la chaîne de télévision vend, c'est du temps de cerveau humain disponible pour les annonceurs.

28/01/2020

Anthropogenèse (I)

 

 

 

220px-Victor,_the_salvage_of_Aveyron,_end_XVIIIe.jpgLa nature nous pourvoit d’un héritage génétique mais, comme on le voit dans le cas des « enfants sauvages » (1), des expériences de Frédéric II de Hohenstaufen ou du roi d’Ecosse James IV, ou encore, de manière moins légendaire, des nouveaux-nés observés par René Spitz (2), c’est la société qui nous conduit jusqu’à l’état vraiment humain. Les deux rois précités étaient des érudits parlant plusieurs langues. A quelques siècles de distance ils ont organisé la même expérience: priver des nourrissons d’interactions humaines. Pourquoi ? Afin qu’ils pussent exprimer le langage que l’être humain parlerait s’il n’était conditionné par la société. En fait de « langage naturel, » les enfants, bien que nourris, restèrent muets et moururent. Quant à ceux observés par Spitz dans les années 40, élevés dans un orphelinat où chaque nourrice en avait une brouettée en charge, ils accusaient un retard croissant par rapport à ceux qui, sur la même période, étaient élevés par leur mère.

 

La mère, la famille, mais aussi toute communauté humaine où nous nous trouverons englobés - telle que l'école, la classe sociale, le métier, la religion, l’entreprise ou le parti politique - constituent notre deuxième matrice. Celle qui nous formatera et à partir de laquelle, si nous en avons l’étincelle, nous pourrons un jour passer du « ce que l’on a fait de moi » au « ce que je fais de ce que l’on a fait de moi ». Ce passage n’est cependant pas aussi facile. Il dépend de nos besoins profonds, de la conscience que nous en avons et de la manière que nous choisissons de les satisfaire. Je me souviens d’avoir rencontré jadis un adolescent issu d’une famille d’agriculteurs. Il était fin, sensible, cultivé, tourné vers la réflexion. Ne ressentant pas d’attraction particulière pour une activité ou une autre, pour un milieu ou un autre, il se posait des questions sur son avenir. Nous nous perdîmes de vue, mais le hasard fit que nous nous recroisâmes une dizaine d’années plus tard. Il était méconnaissable: ambitieux, cassant, presque cynique. Il avait trouvé un premier emploi, son intelligence l’avait fait remarquer et on l’avait inscrit à l’école des cadres de l’entreprise. Sa malléabilité, sa recherche d’une structure intérieure qu’il n’avait pas trouvée de lui-même, avaient fait le reste. De tels phénomènes peuvent être observés à grande échelle dans les société totalitaires ou au sein de certains partis politiques. Mes amis des « Pratiques narratives » parleraient ici du rôle des récits qui nous recrutent et notamment des Big Five débusqués par Pierre Blanc-Sahnoun (3).

 

Les Big Five sont les différents effluents, les modes d’emprise mentale, d’un courant unique : le darwinisme social. Le penseur de cette idéologie est un Anglais du nom de Herbert Spencer (1820-1903). La thèse que Darwin, son contemporain, développait dans L’origine des espèces, nourrit son inspiration. En résumé, c’est par ses représentants les plus doués qu’une espèce survit et se développe. Ce sont eux qui lui permettent de ne pas disparaître et, au contraire, de conquérir l’espace et l’avenir. Spencer en tira la conclusion qu’aller au secours des plus faibles, en encombrer les forts, est contraire aux lois de la vie, y compris s’agissant des humains. Il alla jusqu’à dire qu'il ne faut pas empêcher les « forts » de s’enrichir, le feraient-ils de manière malhonnête: la vie est amorale ou plutôt, sa morale se limite à croître et se multiplier. Darwin entra dans une grande colère quand il apprit comment Spencer détournait sa théorie. Selon lui, avec l’être humain, on accédait à une autre dimension de la vie: la possibilité de la fraternité et de l’amour. Mais le récit du darwinisme social avait cet avantage qu’il donnait son absolution et même sa bénédiction pseudo-scientifique aux prédateurs de tout poil.

 

Ce récit eut la chance que de brillants théoriciens lui donnent une dimension plus large que celle - tout excitante qu’elle fût pour certains - d’une interminable bagarre de reptiles sur fond de loosers. Ils démontrèrent qu’elle était favorable au progrès et au bonheur de l’humanité. Les hymnes à la société de consommation servant d’excipient, le récit du darwinisme social s’est mué en un story telling pseudo-scientifique, capable de recruter les cerveaux: celui de l’idéologie néo-libérale. Mais, si on lui enlève son maquillage, qu’est-il de plus que la vieille loi du plus fort ?

(à suivre)

Illustration: premier portrait de Victor, l'enfant sauvage de l'Aveyron (1800).

(1) Cf. Jean Itard, Mémoires et rapport sur Victor de l’Aveyron, ainsi que le film L’enfant sauvage qu’en a tiré François Truffaut en 1970. 

(2) Psychiatre et psychanalyste américain (1887-1974). 

(3) Les Big Five sont: le profit pour l’actionnaire, la performance, l’obéissance ou la conformité, la compétition et la croissance, tous fonctionnant sur le mode « à l’infini ». Pierre Blanc-Sahnoun en a rajouté un sixième: le changement permanent.