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01/06/2020

Ce que l’on peut (se) donner de meilleur

 

 

Ce que l‘on peut donner de meilleur à quelqu’un, de mon point de vue, c’est l’accès à un terrain d’aventures. Cela va des monarques espagnols qui financent trois caravelles à Christophe Colomb, au grand-père qui emmène son petit-fils de la ville dans son jardin de fleurs et de papillons, en passant par les missions qu’un manager intelligent peut confier à ses collaborateurs ou par les perspectives qu’ouvre un nouveau projet associatif. Le cadeau qui est fait là, c’est la joie de découvrir, de se découvrir, d’interagir avec le monde et nos semblables, de créer, d’apprendre, de se construire, de se révéler à soi-même.

 

Je suis en train de rédiger un livre sur mes années de créateur de séminaires et, en flânant dans les souvenirs de mes différents emplois, je ressens une vive reconnaissance pour ceux qui ont marqué ma vie de tels présents. L’un des premiers, Marcel Garrouste, alors député de Lot-et-Garonne, a jugé que je pourrais apporter quelque chose à la société de développement local qu’il était en train de créer, et, malgré les guerres politiciennes qui ont fait tanguer l’entreprise jusqu’au naufrage, l’aventure fut belle. Les luttes politiques consistent parfois à laisser les gens se noyer plutôt qu’accepter qu’ils soient sauvés par une équipe concurrente. Reste que j’ai vécu là, au milieu d’hommes et de femmes dévoués au bien commun, une magnifique expérience. Tout ou presque était à inventer, j’avais carte blanche et les bonnes volontés ne manquaient pas. C’est un de mes souvenirs les plus précieux.

 

C’est là que j’ai découvert la puissance des récits collectifs, bien des années avant que Michael White et ses émules me donnent les clés des Approches narratives. C’était une petite région à l’origine agricole, où la découverte de minerai avait permis au XIXe siècle le développement d’une activité métallurgique. L'usine avait prospéré, puis, à partir des années 70, l’appauvrissement de l’extraction, la concurrence internationale et les problèmes de transport, entraînèrent chaque année des réductions d’effectif. Face à cela, l’histoire que se racontait la population était celle d’une dépendance mortelle: la fin de l’activité métallurgique serait celle de la région. Une histoire d’impuissance que j’ai très vite entendue lorsque j’ai fait le tour des acteurs. Une partie de la communication du groupe industriel concerné était basée sur le couplet « C’est la dernière fois ». C’est la dernière fois que l’on taille dans les effectifs, promis, juré! Comme un gangréneux à l’affût du moindre espoir de rémission, on voulait chaque fois croire cette promesse récurrente qui épargnait de vivre avec l’angoisse. L’année suivante voyait revenir le chirurgien et sa scie.

 

Pour moi, il n’y avait aucun espoir que le groupe industriel concerné changeât de stratégie. Cette usine perdue au fin fond du Quercy n’était rien d’autre qu’un caillou dans la chaussure d’une entreprise mondialisée. Mais, pour mettre en oeuvre autre chose que des soins palliatifs, fallait-il encore que l’ensemble des acteurs locaux - et aussi périphériques - se racontent une autre histoire. Il arrive que l’on ne puisse faire que peu, mais ce peu est mieux que rien et il contient parfois bien plus que ce que la rationalité est capable d’envisager. Cependant, il faut au moins un récit qui lui permette d’exister. Comme les « fines traces » que recherchent les thérapeutes narratifs dans la vie de leurs patients, les éléments d’un autre récit existaient, nombreux: la région, avec de beaux paysages, quelques impressionnants vestiges du passé et des productions locales de qualité, attirait déjà des vacanciers et des touristes. Beaucoup de jeunes étaient bien vivants et aimaient leur territoire. Celui-ci aurait pu accroître son attrait si l’on avait ajouté à cela l’exploitation de son histoire industrielle. Malheureusement, il n'en fut rien. Un jour, l’usine décida - symbole sans doute involontaire mais terrible - de raser ses bâtiments historiques. Parmi les éléments du récit mortifère local, il y avait le report de tout espoir envisageable sur un sauveur extérieur. Le salut de la région ne pouvait provenir que d’un deus ex machina qui parachuterait une nouvelle usine. Il n’était pas question de croire dans la puissance d’initiatives locales modestes mais multipliées. Pas question de croire en nous.

 

Je trouve que le moment que nous vivons n’est pas sans analogie avec l'histoire de cette bourgade et de ses habitants. Par suite d’une pandémie, la grande usine qu’est notre société a été mise en veilleuse. Nous nous sommes retrouvés à ressasser cet évènement jusque là inimaginable à la faveur d’un confinement de plusieurs mois qui a pulvérisé nos habitudes, nous montrant à tout le moins que l’on peut vivre différemment. Si, maintenant, nous commençons à en sortir, c’est à petits pas peureux, avec un bâillon sur le visage et la perspective d’un redémarrage dont on nous annonce qu’il sera chaotique et ruineux. Un certain nombre d’entreprises commerciales, artisanales et culturelles sont d’ores et déjà en perdition. Les licenciements et le chômage repartent main dans la main. Par contre-coups différés, des pénuries peuvent survenir dans quelques mois.

 

Comme mes amis des années 80, nous avons le choix entre plusieurs récits. Le premier est de nous lier à nouveau, corps et âmes, à la grande usine que le covid-19 a fortement grippée. Je gage qu'il nous en coûtera très cher, et pas seulement en termes matériels. L’autre récit serait à assembler, en regardant en nous et autour de nous, en cueillant et partageant les fruits fragiles de nos réflexions de confinés (1). Il ouvrirait à nos vies de nouveaux terrains d’épanouissement. Il nous déferait de nos dépendances lointaines pour créer ce dont nous avons besoin au plus prés de chez nous. Il nous déferait des dépendances psychologiques, des conformismes, qui nous stérilisent, et nous offrirait de répondre à nos vrais besoins. L’anthropologue Ardrey en a énoncé trois, pour lui fondamentaux: de sécurité, de stimulation et d’identité. Si, pour beaucoup de nos contemporains, le terme « boulot » porte en lui quelque chose de pesant et de résigné que le confinement a accentué, c’est pour avoir remis à la grande usine, en même temps que nos destins, la satisfaction de ces trois besoins. En échange de quoi ?

 

Ce que nous pouvons recevoir et donner de meilleur, c’est l'invitation à entrer dans une histoire dont nous deviendrons co-auteurs. N’est-ce pas ce que les circonstances nous offrent ? A nous de nous inviter nous-mêmes, sans attendre.

 

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Cf. le billet de mon amie Chantal Lebrun : https://voilacestdit.blog4ever.com/de-la-sortie-du-cocon-...

 

25/05/2020

Se jardiner

 

 

Que se passe-t-il quand on se lance dans une activité complètement différente de tout ce que l’on avait fait jusque là ? Il y a un an, en jardinage, je n’y connaissais rien. J’avais passé une grande partie de ma vie dans les bureaux et en appartement, sans avoir le moindre bout de terrain à ma disposition. Mais j’étais parvenu à la conviction qu’il est nécessaire de rapprocher la production alimentaire de sa consommation et j’étais nourri par l’heureux souvenir des jardins de mon enfance, à Pujols, à Grosbreuil puis, plus tard, aux Sables d’Olonne.

 

Ayant hérité la maison de ma tante aux Sables, après avoir payé sa part à l’Etat, j’ai décidé de m’aligner sur mes idées et de remettre en culture les quelques ares du jardin, en friche depuis plusieurs années. Je me suis donné deux règles un peu ambitieuses: le faire selon les principes du « bio » et refuser l’utilisation de tout engin à moteur. Un MOOC des Colibris m’a un peu rassuré par rapport à la difficulté de ce que j’entreprenais et m’a donné une esquisse de compréhension quant aux principes de la permaculture. C’était fascinant: j’ai découvert que la permaculture, loin d’être seulement une méthode pour cultiver le radis sans fatigue, est une éthique et une philosophie du rapport au vivant dans son ensemble, humains compris. L’aventure commença donc intellectuellement. Pour passer de l’esprit à la matière, j’ai eu la chance de rencontrer une personne qui avait fait la même traversée, Corinne Daigre, ancienne libraire devenue agricultrice à Grosbreuil (1), qui est venue voir mon terrain et dont l’élan chaleureux m’a donné la chiquenaude nécessaire. Puis, sur FB, j’ai retrouvé l’inépuisable René Chaboy, de Liens en Pays d’Oc (2), j’ai fait la connaissance des promoteurs de l’Autonomie alimentaire, François Rouillay et Sabine Becker (3) et de tout un fourmillement d’acteurs et d’initiatives.

 

Je suis naturellement introspectif. La façon dont les choses se passent à l’intérieur de nous m’a toujours passionné. Si j’observe cette expérience personnelle, je repère quelques-uns des ingrédients qui ont facilité ce processus d’évolution. Car, aborder une activité vraiment nouvelle, en l’occurrence jardiner, c’est d’abord « se jardiner » soi-même, c'est choisir ce que vous allez semer et cultiver en vous tout autant qu'à l'extérieur. Vous êtes l’ouvrier, certes, mais vous êtes aussi la matière et l’outil de votre travail. L’un des principes de la permaculture est l’observation, notamment celle des interactions. Jardiner est justement l’occasion de créer de nouvelles interactions de soi avec un environnement à découvrir, et d’observer, tant au dedans de soi qu’au dehors. S’agissant de cette expérience, je vois donc en moi plusieurs éléments qui se sont combinés comme en une lente spirale. Il y a cette conviction, d’origine intellectuelle, fondée sur des lectures, que la fragilité du monde que nous avons construit justifie et même exige que nous rapprochions de nous la production de notre nourriture. Cette conviction est le produit d’un long dialogue intérieur stimulé et nourri par des publications comme celles de Rachel Carson (4), des Meadows (5) et de Rob Hopkins (6) - Rob que j’ai eu, en outre, l’avantage d’interviewer à Totnès en 2008. La soudaineté et l’ampleur de la crise du coronavirus, les perspectives de chaos économique qu’elle a ouvertes n’ont fait que souligner à quel point la délocalisation des productions vitales nous font vivre dangereusement. A notre insu, nous marchons sur un fil.

 

Au moteur que constitue cette conviction s’ajoute une ressource d’ordre affectif: le souvenir des jardins de mon enfance, abondants de sensations, de senteurs et de parfums, de chants d’oiseaux, de profusion végétale et animale, d’eau miroitante au fond du puits, de brises passant à travers les frondaisons. Régnaient sur ces jardins des figures familiales bienveillantes, telles que mon grand-père lotois ou ma grand-mère et mon oncle vendéens. Je n’ai pas besoin de creuser très profond pour me relier à ce passé qui fut la matrice de ma sensibilité et qui a assemblé les ressources dont bénéficie aujourd’hui ma nouvelle façon de vivre. Je suis et reste le membre d’une famille qui a sa culture et ses valeurs, j’en suis le maillon entre le passé - mon passé - et l’avenir - surtout celui de mes enfants et des enfants de mes enfants.

 

Pour que se produise le clinamen, le passage de l’intellectuel de bureau au jardinier, il manquait encore un ingrédient à ce processus : la rencontre. Au début de tout projet vraiment nouveau, au moment de faire ce que Christian Mayeur appelle un « pas de côté », nous pouvons nous sentir gauche, être renvoyé à des épisodes de notre vie où nous ne nous sommes pas trouvés à notre avantage. On peut être retenu d’agir par le sentiment que l’on a de son ignorance, de sa maladresse - voire de son inadéquation au projet que l’on couve. C’est à peu de chose près ce que je ressentais. L’échange que j'eus avec l’ancienne libraire, sur mon terrain en friche, m’a débarrassé de cette inhibition. Ce fut comme si elle m’avait dit: « Joue ! » Après tout, quel est le risque ? Tu vas rater une planche de radis ? Et alors ? Combien de stérilités cette peur de ne pas réussir n’aura-t-elle pas engendré !

 

grelinette-600x450.jpegSi je reviens dans le présent, en cette fin d’hiver, il a donc bien fallu que je retrousse mes manches. Je suis passé du clavier de l’ordinateur à la grelinette, cette providence des apprentis jardiniers vieillissants. Je me suis remis à apprendre, mais cette fois dans un registre tout autre que ceux que j’avais jusque là pratiqués. Pour les lecteurs qui ne me connaissent pas, ma vie professionnelle est passée de l’immobilier au développement territorial, puis à la formation des cadres et des dirigeants dans le milieu bancaire coopératif, et enfin à l’ingénierie de parcours de « développement de l’humain » comme Cap Senior ou Constellations. Avec la grelinette, dont je n’avais jamais entendu parler jusque là, j’avais un des nouveaux mots à accueillir dans mon vocabulaire, et, entre mes mains, un outil à manier, qui me ferait découvrir, en même temps que de nouveaux gestes, ce qu’est la terre : dure, tendre, superficielle, profonde, claire, sombre, sèche, humide, compacte, pulvérulente, hétérogène, perméable…

 

Tout a donc commencé à la fois il y a longtemps et il y a quelques mois. Mon acte séminal - c’est le cas de le dire - une fois passée la grelinette sur un carré de quatre mètres, fut de semer des fèves. Et cela, l’année où j’aurais, au printemps, mes soixante-douze ans. - A ton âge, pourquoi te fatiguer, tu ne pourrais pas rester tranquille ? - Pourquoi le ferais-je ? Pour m’ennuyer avant de mourir ? Pour que mon existence, avant qu’elle cesse, me paraisse plus longue ? J’ai, au contraire, l’impression d’ajouter une vie à celles que j’ai déjà vécues et de la semer en même temps que mes légumes. Et cette nouvelle vie est amarrée à quelque chose de plus grand que moi - la nature, dont les processus relient aux astres du ciel les obscures germinations du sol - et à des enjeux qui dépassent ma longévité. Elle me permet d’exprimer, par un modeste engagement, en même temps qu’une conviction quasiment politique, mon amour pour les miens et pour les générations à venir.

 

Aujourd’hui, je suis loin d’avoir remis en culture la totalité de ma pourtant si petite surface disponible. J’avance à mon rythme qui est lent, contemplatif et hédoniste. Mais le néophyte que je suis s’émerveille déjà. L’ail a bien pris. Mes pieds de fèves et de pommes de terre manifestent de la vigueur. J’ai, bien sûr, quelques rangs de radis. Je suis envahi par la roquette, semée un peu trop généreusement et dont la production dépasse la consommation que je peux en faire - occasion de donner ou d’échanger. Plus lentes, discrètes, les carottes se sont quand même décidées à montrer leurs tendres petites fanes. J’attends qu’apparaissent, à travers leur paillage, poireaux, oignons, choux, courgettes, haricots verts, navets, poirées, melons. Bien sûr, il y a et il y aura quelques soucis - je ne parle pas des fleurs que j’ai aussi semées. Les pieds de tomates ont un peu souffert d’une fraicheur qui s’attarde, les pucerons noirs ont attaqué les fèves alors que les coccinelles n’étaient pas encore arrivées, les oignons tardent à se montrer. Pour autant, d’ores et déjà, ce jardin me paye déjà généreusement de retour.

 

Ce n’est que le début d’un chemin dont je ne sais pas où il me mènera. J’ai déjà fait cette expérience au cours de ma vie qu’en poussant une porte d’apparence modeste, on se retrouve à avancer de plus en plus loin des voies tracées d’avance. M’intéresser concrètement au jardinage avec, en perspective, l’idée d’une autonomie alimentaire locale, m’a permis d’entrer dans une communauté - pour le moment encore très virtuelle - de kindred spirits. C’est un point fondamental. Avant de franchir le premier pas, vous pouvez souffrir d’un sentiment de solitude ou d’incongruité. Mais, comme ces cartes du métro où, en appuyant sur une touche, votre itinéraire apparaît avec ses stations, si vous acceptez de rendre votre « folie » visible, de nouveaux amis apparaissent comme escargots après la pluie. Dans une expérience que l’on aborde en apprenti, cet entourage est précieux. Il me fait penser au « Club de Vie » des pratiques narratives: le groupe bienveillant, témoin de votre histoire choisie et qui apporte son regard, sa foi et son énergie au meilleur de vous-même.

 

Je conclurai sur un thème qui m’est cher: si l’on aspire à un changement, à partir du moment où l’on accepte de semer un acte qui n’est pas la répétition d’une routine, il se passe quelque chose (7).

 

(1) https://demain-vendee.fr/reportages/les-jardins-de-corinn...

(2) Rencontré déjà il y a des années à l'occasion de mes investigations prospectives: https://lienenpaysdoc.com

(3) Auteurs de En route pour l’autonomie alimentaire aux éditions Terre Vivante. Site: http://www.autonomiealimentaire.info

(4) Rachel L. Carson, Le Printemps silencieux, Traduction Jean-François Gravand, préface de Roger Heim, Plon (Livre de poche n° 2378), 1968.

(5) Dennis Meadows, Halte à la croissance ?, Paris, Fayard, 1972. Dennis Meadows, Donella Meadows et Jorgen Randers, Les limites à la croissance (dans un monde fini) : Le rapport Meadows, 30 ans après, Rue de l'Echiquier, 2012.

(6) Rob Hopkins,The Transition Handbook : From Oil Dependency to Local Resilience, Chelsea Green Publishing, 2008 ; Manuel de Transition : de la dépendance au pétrole à la résilience locale, Éditions Écosociété, 2010.

(7) Ce que, dans Constellations, j’appelle « l’école buissonnière ».

 

19/05/2020

Le coronavirus et les montres molles

 

 

51-a-f0vz+L._AC_.jpgAlain Berthoz (1), dans un séminaire que j’avais organisé autour du thème de la décision, expliquait que notre cerveau est une machine à décider en permanence. C’est, disait-il, un « émulateur d’univers possibles » qui, à chaque instant, balaye les repères disponibles pour choisir le plus probable. Au cours de ces derniers mois, mon cerveau a eu beaucoup de mal à trouver des repères et décider dans quel monde j’étais. Tout était devenu aussi incongru, aussi incohérent que les montres molles de Dali, dont je crois qu’elles sont une bonne métaphore du moment que nous vivons. Confrontés comme nous l’étions à une pandémie dont l’agent était encore inconnu de nous la veille, nous avons été noyés par une information aussi surabondante que contradictoire. Jusqu’à l’orchestre gouvernemental qui nous a joué, pourrait-on dire, la symphonie des couacs. Face à cela, il me semble que beaucoup de gens ont fini par se désintéresser de comprendre. Comme s’ils abandonnaient l’intelligence de la situation à de vagues autorités supérieures. Comme si obéir aux règles édictées par ces mêmes autorités leur suffisait et les dispensait d’une réflexion personnelle. C’en était au point que, pour certains, critiquer les mesures du confinement même en les respectant à la lettre était inadmissible. Le plus perturbant pour moi a été que certains de mes amis, dont je prise l’intelligence habituellement mâtinée d’indiscipline, se découvrirent étrangement conformistes dans leurs prises de position.

 

C’est qu’il y a doute et doute. Il y a le doute cartésien, serein, détaché. Il y a le doute angoissé quand, par exemple, sur des questions vitales, les experts se contredisant et la confiance en toute image d’autorité s’étant ramollie comme les montres se Dali, on ne sait plus à qui ou à quoi s’appuyer. Il y a, englobant celui-ci, l’ébranlement des certitudes qui faisaient le monde dans lequel nous vivions, ces possibles et impossibles d’Andreu Solé auxquels je fais souvent référence ici.

 

Pour mesurer à quel point, en dépit de l’ébranlement formidable que nous venons de subir, notre répulsion pour le doute peut résister, je vais évoquer un des sujets de ces dernières semaines qui fut l’occasion d’empoignades et d’attaques ad hominem pitoyables : la nature véritable du covid-19. Je n’ai toujours pas compris pourquoi tant de dignes personnages, l’invective à la bouche, sont tombés à bras raccourcis sur le professeur Luc Montagnier quand il a fait connaître sa conclusion que le coronavirus était le produit d’une ingénierie, échappé par accident d’un laboratoire. J’ai lu les mots « gâteux », « délire » et évidemment « complotisme ». Qu’est-ce que cela aurait été si, au lieu d’évoquer un accident, Montagnier avait émis le soupçon d’un acte volontaire ! Mais il s’en est tenu à ce dont, en tant que co-découvreur du HIV, il peut parler: la composition selon lui insolite de ce covid-19, qu’il avait étudiée avec l’aide d’un bio-mathématicien, Jean-Claude Pérez.

 

Pourquoi cette hypothèse serait-elle déraisonnable au point que le prix Nobel qui l’a formulée méritât tant d’injures ? N’entrons pas dans le débat de spécialistes que nous ne sommes pas, ne prenons même pas en compte les protagonistes: la « communauté scientifique » est rien moins que rationnelle. Elle a comme toute communauté humaine ses oeillères, ses croyances, ses coteries et ses partis pris. Comme toute communauté humaine, elle est traversée d’ambitions, de jalousies et de mesquineries. Par dessus tout, elle est soumise à ces concurrences impitoyables qu’attisent, depuis le triomphe du capitalisme, le besoin de sponsoring, les promesses de chiffre d’affaires et de plus-values boursières chères aux actionnaires. Laissons tout cela de côté et voyons seulement comment d’honnêtes gens, raisonnables, vous et moi, peuvent mettre dans leurs impossibles la thèse d’un virus fabriqué en laboratoire.

 

J’imagine quatre explications basiques, certaines techniques, d’autres morales. Nous tendons à refuser la thèse d’un virus « amélioré » ayant pris la poudre d’escampette:
- parce que nous pensons que c’est de la science-fiction, que les savants d’aujourd’hui ne sont pas capable de le fabriquer ;
- parce que, si tel est cependant le cas, nous sommes convaincus qu'un virus ne saurait s’échapper d’un laboratoire soumis aux protocoles de sécurité les plus draconiens qui soient ;
- parce qu’il est inenvisageable qu’un être humain, pour quelque raison que ce soit, ait pu délibérément ouvrir la porte au virus ;
- et, enfin, parce que l’on n’imagine pas des scientifiques prendre le risque de créer des chimères aussi dangereuses.

 

Mais l'espèce humaine n'a-t-elle pas été capable d’inventer la bombe atomique ? N’a-t-elle pas imaginé et utilisé les chambres à gaz ? Croyons-vous que, s’il y a des laboratoires de haute sécurité comme celui de Wuhan, c’est pour y cultiver des champignons de Paris ? En ce qui concerne la confiance que l’on peut avoir dans les systèmes de sécurité, faut-il nous rappeler Three-Mile Island, Fukushima, Tchernobyl ? Enfin, quant au domaine de la morale, les colons américains n'ont-ils pas distribué aux Peaux-Rouges des linges volontairement infectés de la syphilis? L’ypérite n’a-t-elle pas été utilisée pendant la guerre de 14-18 ? La bombe atomique n’a-t-elle pas été larguée sur Hiroshima et Nagasaki? Et les kamikazes n’existent-ils pas ? Tout cela me fait penser au feu rouge: nous savons que quelqu’un pourrait le griller, mais quand nous nous engageons au vert, cela fait partie des impossibles.

 

Il est loisible de se demander, à l’inverse, pourquoi on peut affirmer que le covid-19 n’est pas une création humaine échappée d’un laboratoire. Les déclarations des personnes potentiellement en cause suffiraient-elles à gagner notre confiance ? Croyez-vous que, s’il y a eu une erreur ou pire - par exemple les maladresses d’un piratage industriel - les responsables ou les coupables se précipiteront la main sur le coeur pour en faire l’aveu ? Au delà des convictions scientifiques sincères mais dont on a vu qu’elles peuvent s’opposer, il y a selon moi quelques raisons principales qui invitent à soutenir la thèse d’un virus naturel. Du côté des politiques, c’est le souci récurrent de ne pas exciter la révolte de la population et, dans certains pays, de ne pas mettre leurs sponsors en difficulté. Du point de vue de la Chine, l’humiliation serait insoutenable sans parler des conséquences qu’en subiraient ses exportations et son rayonnement international. On a vu aussi que, très vite, le racisme hélas! a trouvé à se nourrir. Quant aux nombreux pays qui doivent compter avec Pékin, ils ne peuvent que soutenir la thèse qui ménage la susceptibilité chinoise. Mais, selon moi, la vraie raison de soutenir la thèse d’un virus naturel a une origine louable: la passion de la recherche. Or, entre autres aux Etats-unis, il y a une forte opposition aux travaux que l’on peut associer à la production d’armes bactériologiques. Si l’on venait à apprendre que le covid-19 est le résultat d’une ingénierie, les citoyens pourraient exiger la fermeture des officines qui conduisent ce genre d’expérience. Partout, le monde de la recherche de pointe serait alors en deuil. Concomitamment, les actionnaires des laboratoires aussi.

 

(1) Professeur au collège de France, auteur, entre autres livres, de La décision, Odile Jacob, 2003.