20/08/2020
Du nécessaire usage de notre intelligence
Après avoir choisi de me taire sur cette étrange crise politico-sanitaire que nous traversons et dont nous ne savons même pas si nous verrons un jour l’autre rive, j’ai décidé de me lâcher.
Il est d’usage de s’en remettre à l’autorité, avant-hier c’était à celle incarnée par les prêtres, de nos jours c’est à celle qui arbore l’étiquette « scientifique » ou plus largement l’adjectif « expert ». Car nous avons désormais la chance d’avoir, dans une myriade de domaines, des experts - et qui parlent. Nous avons même des experts d’experts, entendez par là ceux qui jugent de l’expertise des autres, et depuis peu des experts de la vérité sans doute inspirés par le bon vieux temps de la Pravda soviétique.
Sans aucun doute, s’en remettre à une référence extérieure facilite la vie. Cependant, pour conserver cette bienheureuse paix de l’âme, il convient d’avoir des sources d’information homogènes et de ne surtout pas s’en éloigner. Et, encore, il peut arriver que cela ne suffise pas: les mêmes experts, sur le même plateau, peuvent nous gratifier d’affirmations aussi péremptoires que contradictoires avec celles de la veille, sans même ajouter à leur revirement l’aveu qu’ils se sont précédemment trompé. Vous l’aurez peut-être remarqué: l’autorité change de discours mais ne reconnaît jamais son erreur. C’est vous qui avez mal entendu. Avoir autorité, c’est être infaillible. La crise sanitaire a en outre surexcité la tendance à oublier le principe cartésien du doute pourtant à l’origine de toute véritable démarche scientifique. Il est vrai que, dans notre univers où ce qui compte, outre les prébendes, est d’occuper quinze minutes d’antenne, il vaut mieux proférer des stupidités bientôt oubliées par des téléspectateurs distraits que garder le silence.
Je n’ai pas de connaissances médicales, cette crise sanitaire m’intéresse du point de vue anthropologique et politique. C’est un puzzle aux pièces étonnamment disparates. J’ai vu les affirmations « scientifiques » les plus contradictoires et, sur les réseaux dits « sociaux » le développement d’une censure inouïe appuyée par un déchaînement de trolls de tout poil. Je me suis demandé pourquoi la carence statistique de la mortalité grippale de cet hiver - hormis l’enregistrement de soixante-douze personnes décédées en réanimation - ne suscitait aucune question de quiconque. J’ai comparé la cotation officielle de l’hydroxychloroquine et du Doliprane en termes de dangerosité. J’ai vu le Gouvernement interdire à nos médecins de pratiquer leur art librement, au mépris de leurs compétences et de leur pratique, et mettre sous le boisseau ce qu’ils pouvaient faire remonter de leur expérience du terrain. Je pourrais rajouter bien d’autres incongruités qu’un regard quelque peu distancié n’a guère de mal à relever. Comme de prétendre tester un protocole de traitement alors qu’on ne le respecte pas. Comme de rappeler tout ce qui limite la vie: les « gestes barrières », la distanciation, le masque, le gel hydro-alcoolique, mais de négliger ce qui la nourrit : s’aérer, aérer ses poumons et les lieux où l’on vit, donner de l’activité à son corps, à son coeur et à son esprit. Quant à ce qui peut renforcer le système immunitaire et qui est scientifiquement documenté, comme la prise de zinc et de vitamine D3, autant attendre d’un perroquet qu’il nous parle de l’histoire de l’impressionnisme russe. Malgré cela, globalement, prédomine encore chez le bon peuple cette déclaration que j’ai entendue plusieurs fois: « Je ne suis pas médecin, alors j’écoute ce que disent les médecins ». Mais lesquels écoutez-vous ? A moins de s’en remettre exclusivement aux mandarins patentés du vingt-heures, ce qui apporte, il faut le reconnaître le repos de l’esprit, comment ne pas voir que l’étiquette « scientifique » ou « expert » recouvre une extraordinaire hétérogénéité d’opinions, pour ne pas parler d’idéologies ou d’intérêts ?
Quoi de plus rassurant, n’est-ce pas, qu’un monsieur qui a le titre de chef des urgences à l’hôpital Georges-Pompidou à Paris ? Quand une telle autorité déclare sur CNEWS le 25 mai: « Cette étude (…) est en fait de très bonne qualité », on est porté à lui faire confiance. Or il s’agit de l’étude que la prestigieuse revue scientifique The Lancet, honteuse, retirera en catastrophe de ses publications quelques jours plus tard. Au cas où vous n’auriez pas suivi l’affaire, ce document qui jetait l’anathème sur le Plaquénil et donnait sa bénédiction au Remdésivir de Gilead, prétendait être le produit du traitement par une intelligence artificielle de 96000 dossiers médicaux obtenus auprès de 1200 partenaires du monde hospitalier. Or elle avait été réalisée dans le style quick and dirty par une obscure officine à l’identité fluctuante, ne disposant pas des moyens informatiques nécessaires et ne comptant que cinq salariés, dont une ex-modèle de sites érotiques. On a le droit de se demander par quels mécanismes étranges la vigilance renommée de The Lancet a été surprise et si de tels mystères ne sont pas à l’oeuvre ailleurs.
Sur la chaine de télévision espagnole Mañana, j’ai vu une scène surréaliste: une présentatrice s’efforce de faire dire à un brave médecin hospitalier qui freine des quatre fers que la situation vire à l’apocalypse. Il a beau affirmer qu’il n’y a plus lieu à dramatiser, lui fournir ses chiffres et ceux des trois cents professionnels avec lesquels il est en relation suivie en Espagne, la dame s’acharne. A quoi joue-t-on ?
Aux Etats-unis, au mois d’avril, Scott Jensen, sénateur du Minnesota et médecin, critique sévèrement les statistiques publiées par les Centers for Disease Control: selon lui, les médecins hospitaliers mentionnent abusivement le Covid comme cause des décès. Il cite des cas de morts violentes - accidents ou assassinats - classées dans la colonne Covid parce que le défunt en était « probablement » atteint. « D’évidence, conclut-il, les statistiques ne sont pas fiables ». Il se fait aussitôt incendier, injurier, censurer par les dénicheurs de fakes, chasseurs de complotistes et autres gardiens de la vérité ultime. Le 1er août, le directeur du CDC, Robert Redfield, finira par reconnaître la dérive que Jensen dénonçait. Dans certains Etats, ce sont pas moins de 3000 décès qui ont été requalifiés. Même phénomène au Royaume-Uni où ces mêmes statistiques ont été considérablement dégonflées.
L’observation directe ne manque pas non plus d’intérêt. J’entends périodiquement sur France Musique un storytelling financé par le Ministère de la Santé : « René prépare le barbecue ». René est un grand-père qui attend la visite de ses enfants et petits-enfants. Mais, attention, papi René est une « personne à risque »! Respectez les gestes barrières ! « On aime ses proches, alors on ne s’en approche pas ! » Comme chaque année, depuis le début des vacances, soit bientôt depuis deux mois, la population de notre ville a été multipliée par quatre voire par cinq par l’afflux des estivants. Compte tenu de la durée moyenne des séjours, cela signifie que beaucoup plus de personnes venant d’ailleurs auront au bout du compte villégiaturé chez nous. Les familles, les amis se retrouvent, parfois dans les mêmes logements, font des virées en voiture ou à vélo, prennent un pot au bistro, vont à la plage, piqueniquent, jouent à la pétanque, barbotent dans la piscine familiale, - et des centaines de René font des barbecues. Malgré cette débauche de convivialité - et je n’ai pas évoqué la sexualité estivale, notamment adolescente - une campagne de tests ayant rallié près de 4000 volontaires vient de faire apparaître douze « cas », soit 0,3 %. J’ai mis le mot « cas » entre guillemets car, du point de vue de la sémantique générale, ce mot est justement un « cas » intéressant. Que recouvre-t-il au juste ? Des gens malades, un peu, beaucoup, pas du tout ? Pourquoi une telle imprécision a-t-elle été choisie ? Pourquoi les média se contentent-ils de reprendre le terme sans l’expliciter ? Les statistiques de l’ARS pour la Vendée, à la date du 14 août, montrent qu’il reste huit patients hospitalisés (le « stock » continue de diminuer), un patient en réanimation et aucun nouveau patient hospitalisé ou en réanimation. A quoi joue-t-on ?
Sur notre Remblai, les promeneurs doivent porter le masque. Aux terrasses des cafés du même Remblai, où les gens sont beaucoup plus proches et de surcroît statiques, on n’a pas à le mettre. Je ne juge pas, je me réjouis même que nos commerces puissent vivre car l’année aura été périlleuse pour eux et elle n’est pas finie, mais je constate une incohérence parmi d’autres - et ce n’est pas la pire. A marée haute, sur la plage, la densité humaine n’est guère plus élevée qu’aux terrasses des cafés et, en plus, on ne saurait trouver d’espace moins confiné et mieux ventilé. Je ne parle même pas des baigneurs, toujours très clairsemés. Cependant, la plage a été interdite à marée haute. De plus en plus de communes en France décrètent l’obligation du port du masque à l’extérieur, comme Toulouse, y compris parfois pour les personnes qui se livrent à une activité physique. On envoie même cent trente CRS en renfort à Marseille pour faire respecter l’emmusèlement de la population. Interrogé sur Sud Radio, Stéphane Gayet déclare: « Pour moi, c’est une mesure qui ne se justifie pas. » Qui est Stéphane Gayet ? Le dernier complotiste à la mode ? Un négationniste ? Peut-être. Il s’agit en tout cas d’un expert puisqu’il est infectiologue au CHU de Strasbourg. Je repose la question: à quoi joue-t-on ?
Je m’arrête là. Je suis un citoyen policé, qui respecte par conviction la République et par principe ses lois. Mais, pour ce faire, je n’ai pas besoin de museler mon esprit. J’entends au contraire le garder libre, lucide et aussi acéré que nécessaire. Mon intuition me dit que c’est la véritable urgence pour les mois qui viennent.
20:15 | Lien permanent | Commentaires (2) | Tags : covid, crise sanitaire, confinement, gestes barrières, statistiques, raoult, gayet, médecine, gilead
30/07/2020
Transitions
- Tu te rends compte, Airbus a perdu 1,9 milliards d’euros rien qu’au premier trimestre, Boeing annonce 3 milliards de perte !
- Ben, tu étais d’accord que les voyages en avion étaient pour la plupart aussi futiles que producteurs de CO2 ? Les Suédois, si ma mémoire est bonne, en étaient même à voir d’un mauvais oeil les gens qui abusent de l’avion…
- Ben, oui, mais quand même... Renault affiche une perte record de 7,3 milliards d'euros pour le seul premier semestre.
- Tu étais d’accord aussi que la voiture individuelle, une tonne et demie de ferraille pour transporter en général soixante quinze kilos, c’était un non sens écologique. Tu aurais imaginé autre chose ?
- Je ne sais pas. C’est inquiétant quand même. Tu as vu les licenciements annoncés ? Et l’épargne ? Tu as vu l’épargne ?
- Qu’est-ce qu’elle a l’épargne ?
- Elle a augmenté pendant le confinement, cela peut se comprendre puisque les gens avaient moins de possibilité de dépenser, mais elle pourrait continuer à augmenter.
- Et alors ?
- Cela veut dire que les gens continueraient à moins dépenser, que la consommation ne va pas reprendre.
- On entrerait donc en douceur dans l’époque de la sobriété heureuse !
- C’est bien gentil, mais en fonction des dépenses qui ne seront pas faites on verra les secteurs qui s’écroulent. Les restaurants, par exemple! Avec le masque et la distanciation, ce n’est déjà pas aussi agréable qu’avant, mais en plus on leur interdira les terrasses chauffées. Beaucoup vont passer sous leur seuil de rentabilité. Comment veux-tu qu’il n’y ait pas des faillites ?
- Il faut bien que le tissu économique s’adapte ! Humainement, c’est dur, c’est évident, et il faudrait mettre en place un soutien aux reconversions. Mais comment faire autrement ? Il ne me semble pas que tu fasses partie des climatosceptiques ?
- En effet, mais je ne voyais pas les choses se faire ainsi.
- Et comment les voyais-tu se faire ?
- Je ne sais pas, mais pas comme cela ! Et le tourisme ? Pour beaucoup de régions, pour ne pas dire de pays, le tourisme est un appoint de revenus important !
- Je le sais bien, mais encore une fois, comment nous verrais-tu décarbonner notre économie ? Comment nous vois-tu réduire la consommation des ressources finies ?
- Plus en douceur en tout cas !
- Plus en douceur ? Il me semble que l’on n’a pas arrêté de parler d’urgence au contraire ! Tu as porté Greta Thurnberg aux nues.
- Heureusement, l’Etat va investir des milliards…
- Heureusement ? Je le dirais si c’était pour accompagner la transition, la reconversion. Je crains bien que ce ne soit que pour faire durer le monde d’hier, celui qui nous a conduits au bord de l’abîme.
- Là, c’est un procès d’intention que tu fais ! Il est question de promouvoir l’industrie verte.
- L’industrie verte. Le mot important, ce n’est pas « vert », c’est « industrie ».
- Qu’est-ce que tu as contre l’industrie même si elle est verte ?
- On reste dans le paradigme du gigantisme et du capitalisme.
- Si le capitalisme est vert, que peut-on lui reprocher ?
- Le « driver » du capitalisme est la valeur pour l’actionnaire…
- Et alors ?
- Il ne peut pas être favorable à des solutions bon marché. C'est le biais de départ. Ce qui le mobilise, ce sont les marges. Parce que, où il fait ses recettes, ce n’est même pas dans l’économie réelle, c’est dans la spéculation. Il ne crée plus de valeur réelle. Il se nourrit de spéculation, de promesses de plus-values qui n’entraînent rien dans le vrai monde, si ce n’est des destructions.
- C’est un point de vue idéologique! Et le ruissellement, qu’en fais-tu ?
- Sans parler de l'esclavage moderne qui nous permet d'entretenir notre compulsion à consommer, va voir ce qui se passe en Amazonie, en Indonésie, va voir ce qui reste après son passage… Cela aussi, c’est du ruissellement ! Tu connais la Montagne Sainte-Victoire ?
- Euh… C’est en rapport avec Cézanne ?
- Tout-à-fait. Bientôt, on ne pourra plus la voir comme la voyait Cézanne !
- Et pourquoi ?
- Parce qu’il y aura un champ d’éoliennes !
- Enfin, l’économie verte décolle !
- Mais la Montagne Sainte-Victoire !
- Il n’y a pas d’autres endroits pour le mettre ? De toute façon, à t’entendre, il faudrait évoluer mais sans toucher à rien. Il y a toujours, quelque part, à protéger un paysage, une variété rare de mulots ou de pissenlits, que sais-je encore !
- Tu t’es penché sur le coût réel d’une éolienne, depuis sa construction jusqu’à son recyclage ?
- Pas vraiment. De toute façon, le vent est gratuit, comme le soleil.
- Oui, le vent est gratuit, le soleil est gratuit, mais ce qu’il faut construire ou fabriquer pour capter cette gratuité est loin d’être gratuit.
- Pour une fois qu’on fait quelque chose de bien, tu critiques !
- Je parle de chiffres. L’énergie nécessaire à la création, à l’entretien et, à la fin de sa vie, au recyclage d’un parc d’éolienne est supérieure à l’énergie qu’il produira !
- J’imagine que tu le sais: on ne peut pas revenir au temps des cavernes parce qu’il n’y a pas assez de cavernes pour loger tout le monde ! Je te rappelle, mon ami lettré et cinéphile, cette phrase du Tasse reprise dans Le Guépard de Visconti: « Il faut que quelque chose change pour que tout reste comme avant » !
- Justement: nous ne pouvons pas, nous ne devons pas espérer que tout reste comme avant. Nous devons changer nos représentations, à commencer par celle que nous nous faisons du bonheur.
- Le bonheur, c’est le bonheur. Si nous avons produit la civilisation et le système économique que nous connaissons, ce n’est pas par hasard. C’est qu’ils nous procurent le bonheur. La preuve: le monde entier a suivi le modèle des Etats-unis et n’aspire qu’à leur ressembler. S'il y avait d'autres bonheurs possibles pour les humains, nous aurions produit une autre civilisation, un autre système économique.
- Dans ce cas, le bonheur des humains n’est pas viable sur cette planète puisqu’il la détruit.
- Moi, je fais confiance aux miracles que la technologie peut faire !
- Qui dit technologie dit consommation de ressources et d’énergie. L’Internet consomme autant d’énergie qu’un petit pays. Et je ne parle pas des matériaux rares indispensables...
- C’est bien ce que je dis: ta solution, c’est l’âge des cavernes !
- Mais non ! En fait, la représentation du bonheur est largement sociale. Aujourd'hui elle résulte du conformisme - la mode ! - et de la manipulation publicitaire. Le bonheur d’aujourd’hui est essentiellement basé sur des ersatz de réponse à des besoins psychologiques naturels et légitimes. René Girard parlait du désir mimétique. Jung a montré le rôle de la persona, cette construction mentale dont nous nous protégeons… Tout cela, depuis Edward Bernays, est bien connu et instrumentalisé.
- A t’entendre, on baigne dans la manipulation ! Tu n’es pas un rien complotiste là ?
- Parce qu’on ne baigne pas dans les milliers de tentations propulsées par la communication des entreprises ? De la publicité partout et en permanence. Des pop up dès que l’on va sur un site. Des prélèvements de données personnelles pour cibler des offres que tu retrouves dans ta boîte-aux-lettres, etc. Tu crois que, si cela ne rapportait pas, cela continuerait ?
- C’est vrai qu’il y a de l’exagération…
- Tout cela pour nous faire consommer, alors que la solution urgente est de dé-consommer.
- Et l’emploi, tu en fais quoi de l’emploi ?
- Si, pour sauver l’emploi, nous devons continuer à creuser notre tombe et surtout celle des générations à venir, alors il y a un problème avec l’emploi qui n’est pas celui que nous croyons.
- Lequel ? Tu verrais chacun à son compte ? Je ne pensais pas que tu soutiendrais l’ubérisation de la société !
- L’ubérisation, ce sont des emplois déguisés qui fragilisent et appauvrissent les travailleurs tout en débarrassant l’employeur des contraintes sociales.
- Comme tu y vas !
- L’emploi est devenu le couteau sous la gorge des peuples. Il faut inventer autre chose.
- Bon courage !
- Tout se tient. La réduction des dispositifs de solidarité va de pair avec la promotion de l’individu et de l’individualisme. Quelle grandeur, n’est-ce pas, dans la solitude du cowboy face à son destin ! Quelle légende et quel attrape-nigaud, de fait! Dissoudre les groupes, les communautés de travail ou les communautés locales ou nationales, faire disparaître l’intérêt général au profit d’un émiettement de revendications singulières: à ton avis, à qui et à quoi cela profite-t-il ?
- Bref, nous sommes de pauvres petites créatures dans la main de méchants géants !
- Regarde la réduction de nos marges de liberté. Il est loin le temps où Pompidou disait: « Arrêtez donc d’emmerder les Français ! Il y a trop de lois, trop de textes, trop de règlements dans ce pays ! On en crève ! »
- Et quand on assouplit, parce que cela arrive, tu es le premier à râler !
- A quoi fais-tu allusion ? Aux règles de construction sur le littoral, à l’extension de la chasse à des espèces en voie de disparition, à la facilité de licencier ? Ce n’est peut-être pas là qu’il faut assouplir, tu ne crois pas ?
- Bon, alors, quel bonheur me proposes-tu à la fin ?
- Je ne te propose aucun bonheur. Je crois que l'ouverture au bonheur est à ré-apprendre. Un peu comme un alcoolique ou un drogué doivent ré-apprendre à être heureux sans leur dépendance.
- Après « les alcooliques anonymes », « les consommateurs anonymes » ? « Bonjour, je m’appelle Antoine! » « Bonjour Antoine! » « Voilà, cette semaine, je n’ai pas pu m’empêcher d’acheter le dernier smartphone! »
- Moque-toi. Mais il s’agit bien d’une désintoxication. Une désintoxication des bonheurs destructeurs pour pouvoir aller vers des bonheurs qui ne détruisent rien. Une désintoxication de nos identités construites sur ce qui s’achète et s’arbore. Une restauration du goût.
- Une restauration du goût ?
- Oui. C’est peut-être là l’essentiel.
15:39 | Lien permanent | Commentaires (1)
19/07/2020
Un sentier, le long de la mer
- Quel plaisir de se revoir enfin ! Je n’avais plus de nouvelles et je craignais que tu aies mal supporté cette crise sanitaire.
- Passée la première semaine qui était vraiment bizarre, j’ai plutôt bien vécu le confinement. C’est le déconfinement qui m’a mis mal à l’aise. C’est pourquoi je n’ai pas tout de suite donné de mes nouvelles: j’avais besoin de prendre du recul, de comprendre ce que cela me faisait et pourquoi.
- J’ai été surpris du lieu que tu me proposais: ce chemin au bord de la mer, loin de la ville… Je ne me plains pas: c’est très agréable !
- Le déconfinement m’a donné l’impression d’un leurre, d’une fausse libération. Certes, on pouvait de nouveau sortir sans se faire contrôler, les magasins rouvraient, les déplacements redevenaient libres, il y avait une forme de soulagement…
- Mais ?
- Mais subsiste le rappel incessant que « le virus est toujours là ». Partout, dans les magasins et dans les rues, il y a ces faces muselées, ces visages réduits à des yeux, cette peur qui traîne comme une nappe de gaz invisible… J’ai fini par regretter la réclusion du confinement! C’est pour cela que j’ai préféré te proposer de nous retrouver ici, en pleine nature, avec un thermos de café, plutôt qu’à une terrasse de bistrot à regarder défiler les zombies.
- Ce sentiment d’une menace qui ne se retire pas et que tout rappelle est pénible.
- Cela soulève beaucoup d’interrogations sur vivre le risque ou vivre la peur. De ton côté, comment cela s'est-il passé?
- Le plus sensible, pour moi, depuis le déconfinement, ce sont mes rapports avec les autres. A telle enseigne que certains m’accusent d’être devenu asocial ! En fait, je les ai surtout découverts… ennuyeux!
- Qu’est-ce qui a changé ?
- J’ai changé. Pas eux. De cette crise, soit tu ressors avec - comment dire ? - un supplément de conscience ou, à tout le moins, d’interrogations, soit tu te rassures à tout prix en te jetant tête la première dans tes routines d’avant.
- Je suppose que tu fais partie de la première catégorie et je dirais que ceux de la seconde persistent tout simplement dans le je-m’en-foutisme. « Je me dépêche de vivre. Après moi, le déluge ! »
- On peut le dire comme cela. Je pense qu’un bon nombre d’entre eux a dû se poser des questions, mais ne reposer que sur soi pour se faire une idée des réponses a dû les mettre mal à l’aise. Penser par soi-même, c’est parfois dur à porter.
- « La lucidité est la blessure la plus proche du soleil » (1). Il y en a qui fuient la douleur de la blessure et préfèrent tourner le dos au soleil…
- Belle citation ! Pour la continuer, c’est la blessure qui m’a rendu « asocial »: je la garde parce que je sens le soleil dont elle me rapproche, mais je cherche en vain mes semblables. Les gens à certitudes ou ceux qui font comme si de rien n’était m’insupportent. Il me semble que le minimum de l’intelligence, après ce que nous avons vécu, c’est d’accepter le doute. Accepter de douter de tout et en profondeur.
- Ce que j’ai ressenti durant le confinement, c’est que les routines, quand on les casse, laissent une place. L’incongruité de la situation encourage la réflexion. Sans parler de la crise elle-même qui nous laisse orphelins d’une vérité. Cette absence d’une vérité ou au moins d’une parole crédible, en tout cas pour moi, a aiguisé le besoin de comprendre dans quel monde nous vivons et le rôle que nous y jouons.
- C’est tout-à-fait cela.
- Et en famille, comment ça se passe ?
- Je sens que j’agace. Alors que je commence à me poser des questions sur notre société droguée à la mobilité, sur les circuits d’approvisionnement des nécessités de base, sur l’omniprésence des réseaux électroniques, le beau-père vient de changer un SUV qui a à peine trois ans et trente mille kilomètres pour un plus gros. Pas loin de deux tonnes de métal, de plastique et d’électronique pour transporter à l’hypermarché ses soixante-treize kilos de lard une fois par semaine ! Je ne sais pas s’il est sérieux, mais il dit qu’il soutient l’économie!
- Et ta femme, tes enfants ?
- Ma compagne est partagée à cause de sa représentation de la réussite. Elle a été la première de la classe dont ses parents rêvaient et qu’ils ont poussée le plus loin possible. Dès que j’évoque la perspective d’aller vivre ailleurs, de vivre différemment, pour elle c’est comme un retour en arrière, genre petite maison dans la prairie: papa à la chasse, maman au fourneau et à la lessive.
- Tu as donc toi aussi envisagé une autre vie ?
- Le confinement a été pour moi l’occasion d’une « cristallisation ». Il y avait des choses que l’agitation ordinaire maintenait en suspension dans mon esprit. La réclusion leur a donné l’espace où se rencontrer. Maintenant, que puis-je en faire? Et toi ?
- Cela manque de consistance pour le moment, mais j’en suis hanté. Je fais un rejet du système qui nous a amené tout ce mess et qui se sert de nous - qui fait de nous ses complices - pour prospérer effrontément. As-tu lu Les furtifs, le roman d’Alain Damasio ? C’est une de découvertes que je dois au confinement.
- Non, j’ai plutôt lu des bouquins d’économie « hétérodoxe ». De quoi parle-t-il?
- C’est difficile à résumer. Il met en scène les forces qui, dans vingt ans seulement, auront achevé de s’emparer de notre monde et de le détourner, et, malgré l’omniprésence du contrôle et l’immense troupeau consentant qu’est devenu le peuple, les aspirations qu’entretiendront et feront triompher des « marginaux ».
- Pourquoi l’évoques-tu ?
- Parce que, toi et moi, à nous entendre parler aujourd’hui, nous sommes potentiellement ces marginaux.
- C’est possible… Que faire alors ?
- Ce que je ressens, c’est que nous avons besoin de creuser en nous. Mais dans un milieu qui soit favorable. Nous avons besoin de trouver ceux qui nous ressemblent…
- C’est déjà délicat de distendre les liens avec notre cercle habituel d’amis quand il ne nous convient plus, mais avec la famille c’est un problème de taille. Par exemple, ma compagne a mis sur la table le choix des prochaines vacances. Elle veut que l’on aille de nouveau à l’autre bout du monde alors que cela ne me dit plus rien, que je trouve que c’est une futilité des plus nuisibles, qui contribue au surplus à déresponsabiliser nos enfants ! Je n’ai pas envie de divorcer mais nos conceptions de la vie deviennent inconciliables. Je ne sais pas quoi faire !
- Jusqu’à présent, vous étiez parfaitement en phase, il me semble. Cela doit être perturbant pour elle de te voir quitter l’autoroute sans prévenir pour des chemins de traverse ! Tu as intérêt à donner du temps au temps… Comment vois-tu l’avenir, je veux dire: celui de notre société ?
- Je ne le vois pas. Je ne sais pas si on sera débarrassé un jour de cette saleté de covid. Peut-être oui, peut-être non. Peut-être garderons-nous à jamais une épée de Damoclès au dessus de la tête… En plus, l’absence d’une parole fiable sur cette crise en rajoute sur l’incertitude de ce que nous vivons vraiment. Ne serait-ce que sur les masques, la science elle-même est semblable à une hydre dont chaque tête tient un discours différent des autres !
- C’est au point que nous n’aurions qu’une manière d’y voir plus clair : faire un autodafé de nos masques et, le lendemain, selon que nous serions malades ou en parfaite santé, nous saurions.
- Cela pourrait me tenter. Porter cette muselière me donne envie d’aboyer ! Dis-moi, cette autre vie, qu’est-ce qui te retient d’aller vers elle ?
- L’inverse de toi !
- Comment cela ?
- Toi, c’est ta famille qui - pour le moment - ne tire pas dans le sens espéré. Moi, c’est ma solitude qui me retient: partir à l’aventure tout seul n’est pas enthousiasmant.
(1) René Char.
17:30 | Lien permanent | Commentaires (1)